Le premier long métrage de Jean-Gabriel Périot est un film qui continue de se déployer après sa découverte et même plusieurs visions. D’où l’idée d’aller à la source, à la rencontre de la parole du cinéaste à propos de son travail.
Travailler à partir d’archives est habituel dans vos courts métrages, toutefois, pour Une jeunesse allemande tout particulièrement, ce geste pourrait laisser penser qu’il se fait « contre » la fiction ; j’entends par là fiction traditionnelle, avec une reconstitution historique.
Pas du tout ! En général je ne pense pas par la négative, je ne fais pas des films « contre ». Étonnamment ici, il s’agit d’un film qui, dans sa construction même, se rapproche d’une fiction, notamment quant aux personnages. Les protagonistes réels de cette histoire apparaissent dans le film presque comme tels et il n’y a pas de voix off pour les présenter ou prendre en charge la narration. On vit avec ces personnages jusqu’à la fin du film sans savoir où ils vont, même si évidemment on sait, ou si l’on sent que la fin sera inéluctable — tout comme en fiction on pressent souvent ce qui va arriver aux personnages. Une jeunesse allemande est construit avec des ressorts de la fiction : une narration au présent, un attachement pour les personnages pour ne pas dire une certaine empathie et une histoire finalement très proche de la tragédie. Le film est un documentaire usant des schémas narratifs fictionnels presque classiques.
En contrepoint à cette première question, je voulais en effet aborder cette dynamique fictionnelle et romanesque qu’intègre le film ; Ulrike Meinhof tout particulièrement, qui vit la trajectoire d’une héroïne de tragédie. Cette dimension était-elle présente comme une intuition a priori ou bien s’est-elle renforcée en rencontrant les archives et lors du montage ?
Leur parcours est bien de l’ordre de la tragédie : il y a une guerre symbolique entre leur génération et celle de leurs parents, on assiste à une escalade de la tension entre les deux camps, à un enfermement progressif et finalement on voit les fondateurs de la RAF se tromper, échouer, disparaître… Mais l’aspect tragique de cette histoire s’est considérablement renforcé avec la découverte des archives. Par exemple, assez tard dans le processus de recherche, j’ai trouvé ces extraits d’émissions télé-filmées deux ou trois mois avant la fondation de la Fraction Armée Rouge (RAF) dans lesquels Ulrike Meinhof apparaît très atteinte. Ces images laissent entrevoir une fêlure et renforcent évidemment le personnage. À ce moment-là, on découvre une femme qui maintenant n’est plus aussi forte. C’était inattendu de trouver ces images aussi littérales. Évidemment les archives nous renseignent sur qui étaient les fondateurs de la RAF avant leur passage à l’acte mais jamais sur ce passage à l’acte lui-même. Du coup, ces images d’Ulrike Meinhof juste avant la fondation de la RAF évoque la fragilité de cette femme à ce moment précis, quelque chose est en train de se jouer au plus profond d’elle et cela apparaît dans les archives.
Il s’agit de la scène où elle est dans le foyer pour femmes…
Oui, mais il y a aussi cet extrait où elle est interviewée dans le cadre du procès engagé contre des jeunes filles en foyer auquel elle assiste en qualité de spécialiste. Elle dit à cette occasion que tout son travail d’éditrice pour Konkret – une revue de gauche pour laquelle est a longtemps travaillé – était inutile, et cet extrait d’un entretien à propos de Der Spiegel et où elle déclare : « Espérer quelque chose d’Augstein – l’éditeur du Spiegel -, c’est espérer d’un bœuf plus que de la viande. » Une telle phrase est très violence et relève d’une certaine méchanceté qu’Ulrike Meinhof n’avait jamais exprimée auparavant. On découvre aussi dans ces images une femme qui est physiquement atteinte, et sans doute aussi moralement.
Et concernant cette dynamique romanesque et fictionnelle qu’impulse le film.
En fait, les images produites par les futurs fondateurs de la RAF ou celles dans lesquelles ils apparaissent sont très singulières. Si toute image est déjà de la mise en scène, ici, il apparaît clairement que chacun des protagonistes joue un personnage : ils sont toujours en représentation ; c’est d’ailleurs quelque chose que j’avais sous-estimé lors de l’écriture du film. Ulrike Meinhof a une haute conscience d’elle-même quand elle passe à la télévision : elle est journaliste mais elle est aussi une femme politique avec un message à délivrer. Elle s’adresse au public pour faire avancer la cause de la révolution ; elle contrôle sa propre représentation et sa manière de s’adresser au public. Le portrait que l’on se fait en regardant les émissions télé dans lesquelles elle apparaît ou dans ses propres films ne trahit jamais quelque chose qui serait de l’ordre du privé ou de l’intime. Avec toutes ces images qu’ils nous ont laissées, on est déjà dans une mise en scène distanciée du réel ; on n’a pas accès à eux mais à l’image qu’ils fabriquaient d’eux, non pas à qui ils étaient mais aux discours qu’ils ont décidé alors d’exprimer. Ce qui est très différent. Cela nous éloigne de la psychologie ou de l’interprétation a posteriori. Par exemple, je pense qu’Ulrike Meinhof était beaucoup plus fragile dans sa vie privée, mais dès qu’elle apparaissait en public, rien ne transparaissait plus, elle offrait toujours l’image d’une femme forte, convaincue et convaincante – même si j’ai mentionné ce moment singulier où on la voit flancher.
Le point de départ du film résidait dans le désir de filmer la révolte d’une jeunesse, comment avez-vous abouti à celle d’Allemagne ?
Je faisais des recherches sur la violence révolutionnaire, sur la violence utilisée à but d’émancipation ou de libération. Et ce n’est pas tant pour l’histoire que les futurs fondateurs de la RAF ont vécue – qui peut être similaire ou comparable à celle d’autres mouvements à la même époque – que le fait qu’ils aient laissé beaucoup d’images d’eux avant le passage à la lutte armée qui m’a poussé à faire ce film. À ma connaissance, une telle matière n’existe pas dans les autres mouvements qui vont passer à la lutte armée, ou bien de façon si fragmentaire qu’il est impossible d’en tirer un film tel qu’Une jeunesse allemande. Pour moi, c’est seulement là que cela devient un film, dans cette possibilité offerte de pouvoir faire le portrait de gens qui vont passer à l’acte mais selon comment eux ont voulu se présenter à l’époque. On a en plus pour raconter cette histoire accès à une multitude de points de vue : pas seulement celui du groupe, mais aussi ceux de leurs adversaires et des commentateurs de cette histoire en cours.
Vous aviez connaissance de cette importante production d’images, notamment au sein de la DFFB (Deutsche Film- und Fernsehakademie Berlin), l’école de cinéma de Berlin ?
Non pas du tout… C’est d’ailleurs au moment où je découvre ce corpus de films – notamment ceux de Holger Meins –, aussi en apprenant qu’Ulrike Meinhof était non seulement journaliste mais aussi réalisatrice, que je commence à penser un film sur cette histoire. Beaucoup des futurs fondateurs de la RAF avaient en fait un rapport étroit à la production d’images. Mais ce qui est singulier c’est que pour chacun d’entre eux, le cinéma et la télévision, comme tout autre média d’ailleurs, sont toujours et avant tout des lieux d’une expression politique, révolutionnaire et réflexive. Ce qui apparaît très clairement pour Holger Meins et ses acolytes au sein de la DFFB. Mais au-delà de Holger Meins et d’Ulrike Meinhof, d’autres ont également des liens avec les images. Gudrun Ensslin a joué dans un film, Andreas Baader posait pour des photos érotiques, d’autres étaient aussi étudiants en cinéma ou photographes… Et beaucoup d’entre eux ont également été filmés pour des émissions télé ou des films documentaires. Horst Malher par exemple est tellement passé à la télévision que je n’ai utilisé qu’une petite partie des archives que j’ai retrouvées le concernant. Je suis donc parti sur une hypothèse de film, comme je l’avais fait pour 200 000 fantômes : des images existent, un film semble possible, donc on lance la production – ce qui est évidemment assez casse-gueule car au final on ne sait jamais vraiment ce que l’on va trouver… Quand j’ai commencé à avoir accès aux archives, c’était fascinant car ce qu’elles m’offraient allait au-delà de ce que je pouvais espérer.
L’une des lignes de récit est l’échec d’une utopie cinématographique – et plus largement de l’image – comme vecteur de transformation des sociétés, on peut imaginer qu’il s’agit de quelque chose qui vous a touché.
Oui, mais en même temps, ce que l’on perçoit dans le film, c’est que le drame se renforce par le fait que rien n’est possible pour eux, y compris le cinéma, mais pas seulement. S’ils avaient échoué dans leurs utilisations de l’image mais réussi par d’autres moyens (la lutte politique, l’action sociale, etc.), l’histoire aurait été différente. Mais rien ne marche pour eux et c’est tragique ; cela ouvre d’ailleurs sur notre contemporain complètement désillusionné. C’est le dernier moment où l’on a cru, pas seulement en Allemagne bien sûr, à cette idée du cinéma comme moyen de lutte et d’outil d’émancipation. Personnellement j’ai la nostalgie de ce moment, plutôt que le regret que ce groupe a arrêté d’y croire.
En ayant beaucoup travaillé sur le sujet, je me rends compte aussi, tout particulièrement au sein de la DFFB, que cette foi relevait en fait d’une grande naïveté mélangée à une certaine forme de prétention. Ils attachaient une grande importance à tout ce qu’ils faisaient et avaient une très haute estime d’eux-mêmes. Par exemple, à la DFFB, la moindre réunion d’une heure et demi entre étudiants était enregistrée et devenait un film ! Ils pensaient naïvement que cela pouvait intéresser d’autres qu’eux, être diffusé, trouver un public. Mais évidemment, un compte-rendu sans mise en scène d’une AG étudiante, ça ne fait ni un film ni quelque chose à partager… On sent que d’une certaine manière ils se sont donné des buts inatteignables, et qu’ils s’y attellent avec trop d’esprit de sérieux.
Au-delà, je ne suis pas certain que cela soit si compliqué ou si dramatique pour eux d’arrêter le cinéma. Si on prend par exemple le cas de Bambule, le dernier film d’Ulrike Meinhof, pour elle c’est un échec parce qu’elle rate la relation politique qu’elle voulait établir avec les jeunes filles. Le film lui-même a été fini et d’ailleurs est très réussi, mais ce n’est pas ce qui était important pour elle dans ce projet. On retrouve un peu la même chose pour Holger Meins. Après avoir été renvoyé de l’école, des anciens étudiants de la DFFB décident d’aller faire des films avec des apprentis. Ces films n’ont jamais été finis mais surtout c’est l’idée même d’une certaine utilisation militante du cinéma qui échoue et c’est ce qui a été marquant pour eux, pour Holger Meins en particulier. D’ailleurs, quand il arrête le cinéma, il devient dessinateur pour une revue engagée, la vie continue pour lui, il trouve simplement d’autres manières d’agir. C’est la pratique de l’image même qui était importante pour eux, pas les images en tant que telles. Ils n’échouent pas à faire des films, mais à utiliser politiquement le cinéma lui-même.
Lors d’un débat à Cinéma du Réel, vous aviez évoqué des échos du romantisme allemand dans cette génération.
Cela fait partie de l’histoire allemande. Ils sont très japonais de ce point de vue ! Je plaisante à peine… Ce sont deux pays qui ont vécu jusque très tard dans des régimes politiques et sociaux où l’individu existait peu ou pas. Dans un tel contexte, la figure de celui qui rompt ou qui refuse devient mythique et romantique. Ce sont des pays où il y a une exaltation plus forte du geste révolutionnaire que dans des pays ayant connu de réelles révolutions, comme c’est le cas en France par exemple. On retombe alors sur cette forme de naïveté que j’évoquais tout à l’heure, chez ceux qui passent à l’acte, mais aussi dans le regard que leur porte la société. Les révolutionnaires deviennent des figures héroïques, par avance tragiques ; c’est déjà le cas après la Première Guerre mondiale en Allemagne avec les Spartakistes autour de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht.
Pour revenir à la question de l’archive déjà travaillée dans vos courts (Undo, 200000 fantômes, Eût-elle été criminelle ?, The Devil), qu’est-ce qui se cristallise pour vous dans ce matériau ? Est-ce que d’une certaine manière la fiction y est préexistante, comme déjà là ?
C’est une question compliquée… Ce que j’aime beaucoup dans l’archive réside dans le fait qu’elle me force à travailler ! Si je rencontre un problème, disons plutôt si je me retrouve face à quelque chose que je ne saisis pas (un événement précis, une image, un phénomène, un concept, etc.), je recherche les moyens de préciser ma pensée voire de comprendre cette chose. Et les images peuvent faire partie de ces moyens à ma disposition ; je pense ici particulièrement aux images d’archives. Si le savoir que l’on retire des images est toujours comme volatile, insaisissable, par contre tout le travail presque universitaire que l’on abat pour pouvoir lire ces images apporte des savoirs plus précis. Il faut connaître le contexte où est apparu cette image, en connaître l’origine, pourquoi elle a été créée, comment elle a été diffusée, et pourquoi, etc. Le problème est que ces savoirs ouvrent de nouvelles interrogations, de nouvelles recherches, permettent de découvrir de nouvelles images qui posent problèmes… Je peux passer une journée entière à regarder une image fixe, un plan, à réfléchir à la raison qui fait que c’est elle qui m’arrête ou ce qu’elle m’apprend. L’archive me fait dévier de mes questions de départ, ouvre d’autres champs, en ferme ; c’est une matière mouvante. Et travailler l’archive offre un temps précieux pour la pensée.
Et parfois, dans cette quête incessante, un film arrive. À la condition qu’il y ait comme une adéquation entre ce que je cherche et une série d’images, une adéquation très difficile à dire ou à exprimer en mots, mais que l’on peut préciser par le montage. Pourquoi deux images se répondent ou pas ? Qu’est-ce que produit leur rencontre ? Pourquoi parfois cela éclaircit ? Le montage est le langage que j’utilise pour essayer de matérialiser les questions qui me hantent dans le corps d’un film.
Le prologue du film se met sous le « patronage » de Jean-Luc Godard, peut-être aussi, par extension, de Gilles Deleuze. L’archive, c’est aussi mettre au centre le montage, un montage qui produit de la pensée.
Oui bien sûr, il y a cette excitation liée au montage. Avec un film tourné, une fiction ou un documentaire, on est déjà dans une écriture « utile » anticipant le montage, qui est ainsi prédestiné. Dans le cadre du cinéma d’archive, on se retrouve en présence d’un matériau très hétérogène à partir duquel il faut faire récit. Ces images en elles-mêmes, mais aussi leur assemblage, jouent sur des couches différentes du récit. Le montage est vraiment loin du langage parlé ou écrit, c’est un autre langage, très spécifique. Faire se rencontrer deux images ouvre du sens, cela crée parfois aussi des rapports poétiques. C’est quelque chose qui est à la fois rationnel – parce que l’on sait quand « ça marche » ou que « c’est juste » – et irrationnel : on ne peut pas formuler pourquoi ça marche ou pour quelle raison est-ce juste. C’est très stimulant parce qu’une réponse induit le plus souvent une nouvelle question, il s’agit pour moi d’un champ de possibles. J’aime beaucoup les questions, les réponses c’est pour la télévision !
Au début du film, lorsqu’un jeune homme ayant dessiné une croix gammée crée un attroupement, il y a un raccord saisissant car la scène est d’abord perçue par une caméra en surplomb, puis on est – ce raccord est parfait – plongé dans la scène.
La séquence était montée comme ça, je n’ai rien fait.
Je pensais qu’il s’agissait d’un matériau hétéroclite en raison de cette différence de régime d’image : je croyais vraiment que vous vous étiez chargé de ce raccord…
Non, la pellicule n’était pas la même dans les deux caméras, mais ce raccord préexiste. Dans mes courts, je détricote beaucoup la matière archivistique – images fixes ou plans – pour recomposer, or dans Une jeunesse allemande je n’interviens pas, à quelques exceptions près, dans le montage original des séquences. Je respecte les films pour ce qu’ils sont. Dans l’esprit c’est assez proche du Fond de l’air est rouge de Chris Marker, qui intègre des extraits de films aux montages virtuoses signés Jean-Luc Godard ou Santiago Alvarez par exemple. Mais si on ne connaît pas ces films, on pense spontanément que c’est Marker qui a monté ces séquences… Dans Une jeunesse allemande, je n’ai monté à l’intérieur des séquences que lorsqu’il s’agissait de rushes, par exemple lors de certaines scènes de manifestations. Mais mon travail a été essentiellement d’agir dans les rapports d’une séquence à l’autre, non pas l’intérieur des différentes séquences.
Je me suis en effet fait la réflexion que dans vos courts il y a beaucoup d’interventions sur les images (recadrages, arrêt sur image, modification du défilement, etc.), est-ce parce qu’il y avait dans Une jeunesse allemande une déférence particulière vis-à-vis de ces archives ?
Non, ça ne vient pas d’une déférence particulière. Je ne crois d’ailleurs que ce n’est pas en « respectant » de manière psychorigide le matériel d’archives qu’on le respecte vraiment, il faut le triturer pour que ce qui est tapi dans ce matériel puisse devenir lisible. Dans Une jeunesse allemande, je voulais montrer les extraits pour eux-mêmes avec leurs qualités propres. Il était important que le spectateur puisse différencier les champs d’où venaient les images ; là un extrait de film de cinéma, là un extrait d’une émission ou d’un journal télévisés, là un extrait de film expérimental, etc. Cela était important d’un point de vu narratif. Par exemple, il fallait que les spectateurs aient conscience que quand Ulrike Meinhof apparaît, c’est à la télévision, un espace destiné au grand public non à un colloque obscur où son intervention aurait été filmée par une caméra amateur. Qu’Ulrike Meinhof passe à la télévision donne une indication claire du statut qui était alors le sien : c’est un personnage public. Il fallait aussi que les différences entre les extraits soient palpables, affirmés, pour entrevoir les différentes manières dont on raconte un même événement avec des outils très différents.
Il y a effectivement une relation à l’archive et à l’image plus narratologique que plastique.
Oui c’est une vraie différence par rapport à mes courts. C’est aussi ce qui fait que ça devient un long métrage. Pour respecter les sources des extraits, les segments devaient être assez longs, régulièrement de l’ordre d’une minute. D’ailleurs, c’est aussi une époque très bavarde – même quand il n’y a pas de voix off dans les films, on a des dizaines de cartons… Pour moi il s’agit tout autant d’un film sur le langage que d’un film sur les images ; ce qui me poussait aussi à sortir du format court, parce qu’il fallait entrer dans cette temporalité de la parole.
Le fait que vous soyez un cinéaste qui manipule l’archive – pas seulement (Si jamais nous devons disparaître ce sera sans inquiétude mais en combattant jusqu’à la fin ou Nos jours absolument, doivent être illuminés) – est-il lié à d’autres cinéastes qui vous auraient mis sur cette voie ?
Ce n’est pas venu d’une cinéphilie, mon rapport à l’archive a commencé de manière très anecdotique. Après la fac, j’ai travaillé au Centre Pompidou où l’on m’a demandé de remonter des films préexistants pour en faire des versions courtes et muettes pour une exposition. Mais il s’agissait de films d’ingénierie architecturale, des histoires de bétons, de construction, de piliers, de matériaux… Des films très techniques. La commande me paraissait simplement impossible ! Mais grâce au travail du montage, j’ai pu me saisir de ces images et raconter d’autres histoires que celles pour lesquelles elles avaient été initialement prévues. Quelques années après, quand j’ai eu envie de faire mes propres films – j’étais alors monteur –, il était nécessaire pour moi de travailler seul, de pouvoir faire des essais dans mon coin sans contrainte, de voir si je pouvais aboutir à quelque chose ou pas.… Et l’archive était alors la matière idéale. Et plus j’avançais sur mon travail, plus j’étais intéressé par cette matière. Ma pratique du cinéma d’archives n’est donc pas venue de films ou de cinéastes, que j’ai découvert seulement par la suite. Heureusement d’ailleurs, parce que si j’avais vu les films de Guy Debord plus tôt, ou ceux de Santiago Alvarez, je pense que je n’aurais jamais fait de films d’archives, ça m’aurait tétanisé.
Je me souviens que vous aviez cité Sergei Loznitsa comme étant un cinéaste très important pour vous, est-ce particulièrement pour ses films de montages d’archives.
Loznitsa, je l’admire pour l’ensemble de son travail ! Après, dans le cadre précis du cinéma d’archives, on est très peu à faire des films sans voix off, et en ce sens son film Blockade sur le siège de Leningrad est exceptionnel.
En terme de structure, j’ai l’impression qu’Une jeunesse allemande répond à trois mouvements de durées inégales : un dispositif initial avec des images assez normées ; le cœur du film avec une profusion de formes comme autant de tentatives de contre-représentation révolutionnaire face à la norme ; un retour final à un dispositif d’images à nouveau normées, dominées par la télévision, des hommes-troncs derrière des pupitres, sans contradicteurs.
J’ai écrit le film en deux parties, et une troisième très brève, et la première partie est elle-même sous-divisée… Bref, l’idée était que le film soit un espace de confrontation entre deux camps opposés. La première heure est laissée aux futurs combattants de la RAF, presque sans aucune contradiction. Il y a deux mouvements dans cette partie : l’une qui présente les protagonistes et le contexte de l’époque ; l’autre après le 2 juin 1967 lors de la visite du Shah d’Iran, qui présente la radicalisation du groupe. Ensuite, la dernière demi-heure est laissée à la parole de l’État – qui s’exprime par la télévision –, là encore avec absence de contrepoint. Enfin, la dernière très courte partie signifie un retour du cinéma avec Fassbinder, un retour douloureux sur cette histoire. Il fallait vraiment revenir au cinéma à la fin du film, parce que la partie sur la télévision lave tellement le cerveau que l’on oublie complètement la première heure du film et qui étaient les protagonistes de cette histoire.
Dans cette partie consacrée à la télévision, on peut penser à Serge Daney disant, en substance, que la seule chose dont nous informe le journal télévisé, c’est qui détient le pouvoir.
Je ne me suis pas référé à cette citation de Daney. Je ne la connaissais d’ailleurs pas. En fait, je suis assez schizophrène ! Il y a d’un côté moi lecteur et spectateur, et de l’autre moi réalisateur. Et il n’y a pas de dialogue entre ces deux parties. Lorsque je reconnais une référence explicite dans mon travail de cinéaste, je la fiche à la poubelle ! Après je ne suis pas naïf, je sais bien que l’on reproduit incessamment des formes et que l’on répète les histoires, mais je ne veux pas le faire en conscience.
Dans cette partie axée sur la parole officielle, j’ai été renvoyé à la première ; au début du film il y a des contradicteurs – Ulrike Meinhof sur les plateaux –, alors qu’ensuite il n’y en a plus, et on éprouve d’autant plus son silence et sa « disparition ». L’effet est absolument glaçant.
Oui, mais on voit apparaître aussi dans ces années là une nouvelle grammaire télévisuelle. Par exemple à partir du milieu des années 1970, les hommes politiques commencent à s’adresser aux téléspectateurs directement en parlant face caméra, les yeux dans les yeux, comme des présentateurs de journaux télévisés. Jusque-là, les hommes politiques étaient reçus sur des plateaux par des journalistes – avec une triangulation homme politique-journaliste-spectateur –, ou bien ils étaient filmés pendant des meetings. Or à partir du milieu des années 1970, ils s’adressent face caméra, il n’y a plus la triangulation, ça referme totalement le champ, avec un effet d’entonnoir très fort : on ne peut plus répondre, tout simplement parce qu’il n’y a plus personne, ni quiconque pour contextualiser, demander une précision, interagir. Ce changement de la télévision elle-même empêche tout hors-champ.
Surtout que l’on aboutit à cet appauvrissement formel après une grande profusion. À propos des apparitions de Meinhof sur les plateaux télévisés au début du film, il m’est apparu tout de même qu’il y a, déjà, une sorte de tribunal de « notables » qui est en place.
Oui. Après cela vient de cette émission très particulière, qui reprenait justement le dispositif d’un tribunal. Ce programme précis portait sur le mouvement étudiant après le 2 juin 1967. Deux journalistes-réalisateurs, un de droite et l’autre de gauche, Ulrike Meinhof donc, avaient été invités à faire chacun un film sur ce même sujet. Après la diffusion des films, autour du présentateur, deux autres journalistes « de gauche » s’entretenaient avec le réalisateur « de droite », et inversement. Tout était chronométré, et au bout d’une heure, les deux réalisateurs s’en allaient et les autres journalistes délibéraient. Cette émission reste assez impressionnante par son organisation mais finalement elle ne pouvait pas vraiment opérer puisqu’il n’y avait pas d’espace de discussion possible. Cette émission m’a fait penser à La rabbia où avec les mêmes images, deux films radicalement différents naissent. Après ce qui reste fascinant dans la télévision de ces années-là, les années 1960, c’est le temps laissé à la parole. Ulrike Meinhof arrivent parfois à faire des phrases de trois minutes sans qu’on lui coupe la parole. Ce qui paraît aujourd’hui strictement impossible. Dans Une jeunesse allemande, j’ai essayé de saisir quelque chose de ce rapport au temps et à la parole. À la fin du film, après le milieu des années 1970, on est d’ailleurs beaucoup plus proche du paradigme actuel. Ce changement a beaucoup à voir avec la technique télévisuelle elle-même, notamment le direct – et quand ce dernier arrive, grâce aux caméras légères et aux nouvelles possibilités de transmission, c’est la fin de la possibilité de penser les événements à la télévision, le temps entre leur captation et leur diffusion est aboli.
J’imagine que c’est une longue histoire, mais est-ce que vous pouvez évoquer le travail de collecte, de prospection des archives.
C’est avant tout du temps, et il faut savoir ce que l’on cherche. L’Allemagne n’est pas un pays avec une forte tradition d’archivage, c’est même parfois très bordélique. Par exemple, concernant la télévision, le systématisme de la conservation et du classement date de 1975, avant c’est très fragmentaire, des images existent, mais peu ou mal référencées. Le plus souvent il n’y a qu’une personne attachée à cette tâche, noyée par le travail, parfois pas spécialiste de l’archive… Pour certaines émissions, il m’a fallu plus d’un an pour obtenir une copie. Finalement, il n’y a rien de très « archéologique » dans ces recherches, sauf à la DFFB avec les films d’étudiants. Ces films ne sont pas classés. À chaque fin d’année, les étudiants laissaient leurs films, plus ou moins identifiés, et les années passant, tout ça s’est entassé dans le plus complet désordre. Un travail d’indexation a été entrepris il y a peu, mais c’est encore très incomplet. Par chance certains étudiants sont partis avec leurs bobines à l’époque, et j’ai pu retrouver les films de Meins par l’un de ses amis, qui avait d’ailleurs oublié qu’il les avait. Au milieu d’un stock de rushes qu’il avait dans son garage, se trouvaient les films de Meins !
Le fait que je sois français m’a beaucoup aidé parce qu’un Allemand voulant faire un film sur la RAF doit montrer patte blanche et se positionner par rapport à cette histoire – pro ou anti, telle ou telle version de l’histoire –, et s’il n’est pas du bon camp, l’accès aux images de l’autre camp lui est refusé. Par ma position extérieure, j’ai pu travailler à la fois avec des gens très proches de la RAF mais aussi avec leurs détracteurs. Je n’ai jamais eu de refus. Il fallait évidemment payer les images mais je n’ai pas eu de problème de droits. L’argent d’ailleurs est un véritable souci pour ce type de film, c’est même par moment indécent le prix à payer pour des archives qui devraient faire partie de fonds communs car elles sont des traces d’une histoire commune. J’ai travaillé avec une documentaliste incroyable, Emmanuelle Koenig, qui a réussi en négociant à faire baisser les prix, rendant des choses possibles.
Vous parliez de ce contexte allemand, qui est miné ; la première a eu lieu lors de la dernière Berlinale, on imagine que le film n’a pas laissé indifférent.
J’ai beaucoup voyagé avec le film, la plupart du temps les réactions et les questionnements sont assez identiques, mais ça a été logiquement différent en Allemagne. Il y a d’abord un facteur générationnel ; cela parle évidemment beaucoup à la génération de plus de 60 ans, pour ceux qui ont 20 ans, la réaction est la même qu’un français, l’histoire est passée voire oubliée — sauf pour les jeunes les plus politisés. La situation était tout de même particulière à Berlin, montrer un film sur une histoire qui n’est pas la mienne à des gens que cela concerne au premier chef est toujours délicat — pour moi, un film ne peut être juste que s’il est ressenti comme tel par les spectateurs qui sont directement concernés. À la première, de nombreux réalisateurs des films que j’ai utilisés étaient là, j’étais donc assez tendu. Mais après la projection, ils étaient extrêmement émus et certains étaient même fiers du film et d’y avoir participé. Pour eux, comme pour certains autres spectateurs, le film dresse un portrait très juste de l’époque et de cette histoire. Et si l’absence apparente de jugement ou de « point de vue » peut parfois déconcerter, pour eux, c’était une qualité.
Est-ce que vous avez senti des clivages dans cette réception par la presse allemande ?
Non, ce serait d’ailleurs plutôt une forme d’indifférence, des articles plutôt positifs, d’autres plus mitigés, mais aucun qui dialectisait ce travail. Après il faut bien être conscient qu’en Allemagne, cette histoire est connue, et à la télévision il y a une tripotée de films sur la RAF qui ne nous parviennent pas. Du coup, les spectateurs allemands ne découvrent pas une histoire. La forme du film lui-même avec ce côté archéologie des archives intéresse surtout ceux qui sont sensibles au geste cinématographique ou à la démarche historienne.
Est-ce que le film a suscité des réactions particulières par ailleurs ?
En fait j’ai senti d’une part – entre l’Amérique du Nord, l’Amérique latine et l’Europe – que l’on partage tous ces questionnements sur l’engagement, sur la violence, sur les réactions politiques face au terrorisme… D’autre part, il y a toujours une forte appropriation de cette histoire par les spectateurs mais selon leurs propres contextes. Cette histoire allemande renvoie à d’autres histoires nationales : les dictatures d’Amérique latine, les Weather Underground aux Etats-Unis, etc… Cela m’a surpris de me retrouver partout face à des spectateurs si concernés, même s’il faut être conscient qu’il s’agit du public particulier des festivals. En France, j’ai été très touché par une jeune fille qui est venue me voir après une projection à La Rochelle en me disant qu’il faudrait le montrer à tous les lycéens, que ce serait important de le faire.
Au nom de quoi disait-elle cela ?
C’est difficile de répondre… Sans doute au nom d’une sorte de nécessité, notamment autour de la problématique de l’engagement, cela semblait lui ouvrir des perspectives de questionnement. Et évidemment il y a les rebonds avec le terrorisme actuel.
Ces échos avec le terrorisme contemporain sont d’une certaine manière assez inévitables, quels sont-ils ?
La question est soulevée lors des débats avec le public à chaque fois qu’il y a eu un attentat peu avant la projection… C’est logiquement arrivé lors de Cinéma du Réel en mars dernier après « Charlie ». Je n’ai pas d’élément de réponse à ce sujet des différences ou des rapprochements entre les terrorismes politiques des années 1970 et celui d’aujourd’hui, ce sont des cadres tellement différents. En même temps, il y a un aspect où la question se pose de la même manière, qui est celle de la dimension politique que l’on refuse de voir : celle d’une jeunesse maintenue dans une sorte d’apartheid social ou politique. Et là où les choses peuvent se rejoindre, c’est la désespérance, l’absence d’horizon, sinon celui de la violence exercée contre des pans entiers de la société. Quand des parties entières de la population se voient déniées tout droit ou tout espoir, il ne faut pas s’attendre à ce que tous se comportent gentiment comme des agneaux.
Il y a quelque chose de très endogène dans la situation actuelle, ces terroristes portent une histoire française. J’avais été très marqué par Mohamed Merah pour cette raison et par une réaction de Nicolas Sarkozy disant en substance que c’était une faute morale impardonnable de penser son geste, sous-entendant par là que réfléchir à la violence de Merah c’était la justifier… Il s’agit, comme ça a été le cas pour la RAF, de fabriquer une figure de la folie, du Mal, pour évacuer tout questionnement politique au sens large sur la possibilité d’irruption de tels gestes de violence. Il me semble justement que le terrorisme est le prix à payer d’un aveuglement politique. J’ai d’ailleurs eu accès à une archive fascinante mettant en scène le chef de la police anti-terroriste d’Allemagne de l’Ouest, responsable de l’arrestation des membres de la RAF, donc quelqu’un peu suspect d’accointance avec eux ; il dit qu’il y a deux manières de penser le terrorisme : soit il s’origine dans un problème psychiatrique des terroristes, soit dans un problème politique. Sa source résidant pour lui « dans les failles de la société » ; cette archive est restée très longtemps dans le montage du film. Elle en a disparu parce qu’il était très difficile d’identifier de qui il s’agissait ; on avait en fait l’impression d’être en présence d’un intellectuel de gauche, ce qui faisait perdre de son importance à cet extrait.
Il me semble que les rebonds dans le film ne tiennent pas en l’acte terroriste en tant que tel, ni à la question du passage à l’acte, mais deux choses relient aisément Une jeunesse allemande au contemporain : la réaction du pouvoir politique (les mots de Helmut Schmidt en 1975 varient très peu de ceux Manuel Valls ou de bien d’autres en 2015) et que ces actes sont commis non par des figures de l’altérité mais par des personnes appartenant totalement au corps social du pays.
Il y a aussi ce passage très marquant à ce sujet où Helmut Schmidt au Parlement présente de nouvelles lois très liberticides et déclare qu’il faut aller jusqu’au bout des limites offertes et imposées par la démocratie. Comme si celles-ci étaient intangibles ! C’est lui-même, en tant que Chancelier, qui fixe justement le cadre légal de la démocratie et donc ses limites… Concernant les fondateurs de la RAF, il y avait cette absence d’altérité en effet, ce qui fait d’ailleurs que la société et le pouvoir ont été très longs à se retourner complètement contre eux. C’est particulièrement prégnant concernant Ulrike Meinhof qui connaissait personnellement beaucoup d’hommes politiques – y compris le Président de la République – et tous les grands intellectuels de l’époque, pour qui elle était une semblable. Ce n’est qu’à partir de 1975 – 1976, soit 5 ans après la fondation de la RAF, que le langage devient très violent contre elle. Au début il y a une sorte de réserve et un grand malaise, notamment parce que personne ne peut la qualifier de crétine ou de monstre sanguinaire. Il a fallu beaucoup de temps pour que la transformation d’Ulrike Meinhof en terroriste patentée soit effective. C’est justement parce que tous les membres de la RAF étaient très intégrés dans la société, qu’ils en étaient même l’avenir, que cette histoire a été tragique.