En repensant au 18ème festival de Contis, aux numéros des bungalows, aux CP62, CP58, CP100, CP102, à tout cet algèbre sur pilotis, je revois une série de chalets siamois grelottant sur le sable. Car la pluie s’en mêla : sur le toit de tous ces Parthénon en bois, des gouttes pianotèrent aléatoirement pendant cinq jours un crépitement de bouilloire. Le ciel tourna lessive : c’était Honfleur à Contis, et sans K‑way. « Qu’importe le flacon ! »… Mais que dire, lorsque l’ivresse non plus n’est pas au rendez-vous ? La compétition, malgré quelques films aux qualités évidentes, ne sut pas convaincre dans son ensemble. Bilan en demi-teinte, pour un festival qui gagnerait à baser ses programmations sur des exigences plus marquées.
# 1 Rappel : il y a cinéma quand il y a art
Au festival de Contis comme ailleurs (mais, cette année, plus à Contis qu’ailleurs) il y a le « le cinéma que c’est la peine » et « le cinéma que c’est pas la peine ». Et « le cinéma que c’est pas la peine », ce n’est en réalité pas du cinéma (des propositions artistiques) mais autre chose. Ce sont des leçons ou des messages bien-pensants (Sub de Jossie Malis Alvarez et La Prima Legge di Newton de Piero Messina), du quant-à-soi (seul The Devil de Jean-Gabriel Périot nous rappelait que l’histoire et le collectif existaient), du marketing (La Voix de Kate Moss de Margaux Bonhomme), des gags (Mission Apollo, par ailleurs très drôle), du bon goût ou du mauvais goût, des téléfilms évadés de la TV au naturalisme caricatural (genre le plus représenté avec L’Intruso de Filippo Meneghetti, La Mère morte de Thierry Charnier, Rétention de Thomas Kruithof, Agua ! de Rueda et Barinaga, Rose, maintenant), etc.
Certes, je n’ai pas vu tous les films de la compétition, seulement 30 sur 46. Quand bien même, sur ces 30, de combien le cinéma avait-il vraiment, c’est-à-dire pour creuser un peu plus loin en lui-même, besoin ? En voyant large, moins d’une dizaine : Lazare de Raphaël Etienne, Sevilla de Bram Schouw, Suis-je le gardien de mon frère ? de Frédéric Farrucci, Pour la France de Shanti Massud, « Où je mets ma pudeur » de Sébastien Bailly, Lisières de Grégoire Colin, Crossover – La Traversée d’Olivier Séror, Ogres niais de Bernard Blancan et The Devil de Jean-Gabriel Périot. Autant dire que, cette année, le festival de Contis, par ailleurs fort accueillant, brassait trop large et sacrifia la qualité sur le banquet de la quantité. Si bien que les films au souci proprement artistique (des films qui cherchent) devaient s’y sentir un peu seuls.
# 2 Non, il n’en faut pas pour tout le monde
Ce n’est pas que le niveau des plus médiocres rabaisse celui des meilleurs. C’est simplement que la programmation se trompe de but : au lieu de circonscrire un ensemble défini de paramètres artistiques autorisant une sélection cohérente, elle semble n’obéir qu’à l’adage « il en faut pour tous les goûts ». Or, c’est à ce moment précis que le culturel prend le pas sur l’artistique. Le culturel relève de routines personnelles, d’habitudes esthétiques (certains ont l’habitude de consommer du téléfilm et d’autres du film d’auteur comme d’autres encore mangent du boudin-purée tous les mardis midi, et voilà qui n’est pas critiquable) ; l’artistique relève des paramètres qu’un contexte particulier (ici, un festival de cinéma ; ailleurs, la ligne d’une revue, etc.) veut bien faire l’effort de se donner. Et de ces paramètres, la seule justification concevable n’existe qu’après coup : elle est celle d’avoir rendu possible l’émergence d’un style, d’un « esprit » de programmation, perceptible par les spectateurs dans une confrontation active des œuvres présentées, tout autant dans leurs différences et leurs points de rapprochement que dans les nuances qualitatives qui les séparent.
Lorsque la construction d’une cohérence n’est plus assurée, les écarts qualitatifs deviennent des gouffres : et c’est ainsi qu’à Contis, une salissure éthique comme Parenthèse de Bernard Tanguy, qui a cru bon de nous faire partager sur grand écran la décharge de cul décomplexée de trois quinquagénaires m’as-tu-vu en quête de jeunettes à dénuder, a pu impunément côtoyer dans le même programme l’inspiré Sevilla, court drame estival de Bram Schouw au rythme émotionnel un peu schématique mais sincère et efficace. Certes, chaque festival a autant le choix que la responsabilité de ses paramètres (cohérence de l’intention artistique, originalité des procédures techniques employées, traitement spécifique d’un thème ou de matériaux, etc.). Mais qu’une cohérence puisse se dégager de l’ensemble des films choisis est un réquisit minimal.
Sevilla, réalisé par Bram Schouw
Le contraire est dévastateur. La mise en concurrence d’ignominies (la queue du Mickey revient à La Voix de Kate Moss de Margaux Bonhomme, narcissique et hideux exercice de style à l’image baveuse qui ne mérite pas un mot de plus) et de films marqués par un souci de cinéma a pour effet néfaste d’abaisser le niveau d’exigence du public comme des professionnels : plus un système, sous couvert de contenter tout le monde, parie sur une quantité ajustée au « plus grand nombre » et plus les capacités esthétiques des spectateurs se résignent à prendre la forme de ce que cette normativité institutionnelle lui propose. Et c’est ainsi qu’à Contis, on pouvait ne pas trouver « si mal » des ratages aussi évidents que Sub de Jossie Malis Alvarez, L’Intruso de Filippo Meneghetti ou encore Rétention de Thomas Kruithof.
Nous cueillons ici les fruits amers d’un relativisme sans contrainte de rigueur, dogme tout-puissant selon lequel chaque produit trouverait sa valeur relativement à des systèmes différents. Mouchette et Astérix seraient ainsi les deux sommets de deux échelles de graduation radicalement dissemblables ; et sans posséder aucune commune mesure, ils seraient autant estimables l’un que l’autre. Or, dans le contexte précis d’un festival de cinéma, la question de la commensurabilité d’un système à un autre ne se pose pas : il n’y a en ces lieux qu’un seul et même domaine de jugement qui puisse valoir, et c’est celui de l’art cinématographique.
Maintenant, de quoi cet art cinématographique a‑t-il besoin ? Eh bien d’idées proprement cinématographiques, soit de propositions formelles non réductibles à des histoires, des acteurs ou des leviers de divertissement (bien que ces trois derniers facteurs servent souvent de supports, d’incarnats, aux premières). Il ne s’agit pas ici de prôner un nouveau canon artistique mais d’exiger une exigence ; et, tant qu’il ne sera pas possible de dire n’importe quoi sur n’importe quel film, l’évaluer ne sera pas une question de goûts mais de structures.
# 3 Ode aux films qui ne mènent nulle part
Une succession de vues montagneuses ; puis, lentement, vient un son, un son de respiration, qui trouble notre inattention et nous incite à chercher à ce souffle un référent dans l’image. Légère vibration de vert sur des striures de roche, il s’agit de deux microscopiques points mouvants sur le flanc de la montagne, deux chasseurs visiblement. Ils s’arrêtent, mangent un peu, sont rejoins par d’autres chasseurs et l’un d’entre eux découpe une bête abattue. Dans toute la première partie de Suis-je le gardien de mon frère ? de Frédéric Farrucci, nous regardons simplement quelque chose se passer, c’est-à-dire du mouvement en train de s’accomplir. C’est peu ? C’est beaucoup : comme un équivalent cinématographique du dessein cachée de la Nature, le premier pan du récit de Farrucci consiste à mettre en images un mouvement qui ne dit pas son but.
Suis-je le gardien de mon frère ?, réalisé par Frédéric Farrucci
Durant la moitié du film, nous ne serons ainsi pas exactement vers quoi s’achemine son récit. Lisières de Grégoire Colin, grand prix du jury, avait, par l’ellipse notamment, ce sens du sfumato narratif. Gardant leur but pour eux, ces films incitent le spectateur à trouver son plaisir seulement dans ce qui est effectivement montré. Ce faisant, ils lui confient une forme de savoir différent de la simple anticipation dont nous sèvre la majorité des films ; ils nous forcent à rester attentionnés au présent du mouvement, à ne pas trop vite le dépasser vers son devenir futur. Ces films sont des créateurs d’attention. Par une simple mise en scène de mouvements sans finalité apparente, ils provoquent chez le spectateur un sentiment d’intensification de l’action présente. Nous manquons désespérément de ce genre de moments cinématographiques, de ces moments qui ne mènent nulle part.
À la place, nous avons droit à des décalcomanies visuelles de récits écrits. Bible intouchable, indéboulonnable levier pour le moindre financement, le scénario continue de faire des ravages à l’écran. Devançant alors le ton, le rythme et la nécessité propre aux images tournées, la structure narrative, sur laquelle toutes les attentions se sont portées depuis la conception du film jusqu’à sa réalisation, ne se déroule plus sous nos yeux mais devient l’objet d’une pathétique exhibition : on nous montre le cheminement, on nous signale les articulations de l’action, on nous indique l’imminence d’une résolution, etc. Non contents de s’en tenir à raconter des histoires, les films se sentent comme obligés d’offrir des gages de narration à chaque instant en réduisant leurs éléments à du fonctionnel en devenir : tel fusil signifiera nécessairement l’imminence de la mort (voir Königsberg de Ferris et Brockman) ; telle situation (le décès d’une mère et une succession dans La Mère morte de Thierry Charrier) entraînera nécessairement les effets attendus (le retour sur les lieux ; le conflit avec la sœur, etc.), etc. Même l’immobilité de la grand-mère grabataire d’Abuztua de Pello Gutiérrez (prix spécial du jury), au demeurant bon cadreur, est entièrement tournée vers le moment où un geste final viendra la remettre en cause.
Marre de ces tous films qui ressemblent à des systèmes unilatéralement déterministes dont l’accidentel, toutes les savoureuses impuretés qui s’offrent au tournage, est la donnée absente. Le cinéma ferait bien de s’inspirer plus souvent de la vie ordinaire : le passage d’une voiture ne suffit pas à nous dire où elle se rend.
# 4 Appel aux dissonances
Deux frères, Lazare et Virgile, roulent de nuit. Au bout de quelques secondes, vient l’accident : Lazare, qui avait la place du mort, se tue. Le début de Lazare de Raphaël Étienne augurait un processus de deuil bien pesant comme la télévision, freudienne malgré elle, les adore : le choc lors de l’annonce de la mort, puis le déni, les réminiscences qui suivent, l’acceptation, une nouvelle rencontre et, enfin, l’oubli salvateur. Si le film déjoue ce mauvais programme, c’est grâce à tout un ensemble de dissonances qui viennent bousculer la tonalité dramatique principale : des gestes appuyés (lorsque Virgile penche la tête pour mieux lire le panneau de la morgue), quelques accords légers de guitare, un convoyeur funèbre qui bégaie, un autre qui laisse tomber un mégaphone étiqueté « CGT », le suicide d’un chat dans une station service, etc. Sans quitter le funèbre, mais sans non plus verser dans le grotesque, Raphaël Étienne parsème son film de déplacements de ton (nous ne sommes pas non plus dans la rupture brutale), comme des petits coups latéraux qui font délicieusement perdre au film son équilibre émotionnel.
Parasiter le règne des tons et des genres, c’était presque le programme radical d’Ogres niais de Bernard Blancan qui a choisi d’infantiliser les pulsions guerrières des habitants d’un village en substituant à leur timbre de voix ceux de très jeunes enfants. Sans renoncer à la noirceur (sa légèreté ose se terminer sur un carnage), Blancan trouve ainsi, par cette fable politique et une alliance de voix et de corps opposés, un moyen ludique pour soulever un fond anthropologique qui, dans son film, semble se tenir à mi-chemin du désir de discuter (les hommes-enfants passent leur temps à négocier ou à se menacer) et de l’irrésistible envie de voir couler le sang. C’était là une idée simple mais qui avait l’avantage d’être progressivement construite à même le film. La majorité des autres films semblaient être les réalisations des genres et de tonalités qui les précèdent, soit les concrétisations de découpages purement financiers.
Ogres niais, réalisé par Bernard Blancan
# 5 Où est passé le sublime ?
La grandiloquence comique ou tragique, le geste trop grand pour le corps qui le fait, l’événement invraisemblable pour le récit qui le contient, la décision qui ose et qui dépasse plutôt que la pose qui lasse, la coupe de montage qui bouleverse, bref, n’importe quel ordre de grandeur qui laisse au spectateur un sentiment d’illimité, étaient quasiment absents d’un festival pourtant placé sous le signe de la démesure punk du réalisateur F.J. Ossang, le président du jury.
Le sublime, au sens strict de ce qui s’offre comme absolument grand, et toutes les dimensions esthétiques qui lui sont d’ordinaire associées (l’effusion, l’agitation, le mouvement des masses, la grandeur des espaces, le regard-vertige sur le temps historique, le merveilleux, le magique, le transcendant, bref, toute forme de dépassement et de dérèglements grandioses du réel ordinaire) était la donnée absente du festival. The Devil de Jean-Gabriel Périot, sept minutes d’images d’archives sur les Black Panthers sur fond d’un air déchaîné de The Boogers, nous libéra, un court instant, du règne de l’infime. C’était une injection brutale dans les esprits d’un condensé vivifiant de conscience politique. Pourquoi sublime ? Parce que voir la progression éclair d’enfants noirs devenir révolutionnaires, de personnes concrètes apprendre à crier au monde leur égale dignité, tandis qu’une voix répète d’un air traînant « If you look upon my face, you are watching now the devil », cela force un spectateur assis dans son fauteuil, à faire, presque dans la peur, l’expérience de sa propre limitation politique : face à nous tous, inactifs, se déploie un phénomène de révolte sociale dont la reproduction nous semble alors inéluctable. Bref, un film qui tourne nos fauteuils dans le sens de l’histoire.
The Devil, réalisé par Jean-Gabriel Périot
Un seul film de fiction osa ne pas s’en tenir à une idée habituelle du réel, Crossover – La Traversée d’Olivier Séror, récompensé par le jury d’une mention spéciale. Quoique très démonstratif dans son usage des métaphores psychiatriques, et bien que son travail formel sur l’image semble exhumée de strates appartenant aux années 1980, Crossover l’emporte par la franchise avec laquelle il assume une certaine esthétique de la lourdeur. L’insistance avec laquelle les comédiens s’enfoncent dans l’effroi schizophrène se transforme peu à peu pour le spectateur en un inquiétant tourbillon dans lequel il cherche à départager vainement ce qui distingue le normal du pathologique. Et l’image, qui se démembrait de temps à autre pour retourner à un cubisme archaïque, aux éléments qui la composent, semblait aussi gagnée par cette ambiguïté.
Crossover — La Traversée, réalisé par Olivier Séror
Hormis quelques exceptions, la plupart des films présentés à Contis, loin d’être animés d’un désir de « démesurer » les habitudes, zonaient dans l’absolument moyen, dans ces zones de confort dignes d’un réalisme télévisuel obéissant à une idée trop pauvre du réel.
Les cinéastes ont pourtant entre leurs mains une caméra, soit « ce plus puissant moyen de poésie, qu’évoquait Epstein en 1923, le plus puissant moyen de l’irréel, du “surréel” ».
Mais, nom d’un chien, qu’ils s’en servent !