Du 6 au 13 décembre se déroulait la 22eme édition du Festival du Vendôme, dernière étape de l’année pour le court métrage français avant la saison 2014. À ceux qui ne connaîtraient pas Vendôme, ville d’histoire et ville-jardin, comté anglais sous Plantagenêt qui deviendra duché français sous Henri IV, il suffit de s’installer en haut des ruines de son château, quelque part au sud de la ville, pour l’embrasser d’un seul regard et pour ainsi dire entièrement. Et à ceux qui ne connaîtraient pas son festival, il suffit, avec la même simplicité, de prendre place dans la salle de son prodigieux Minotaure, pour y découvrir d’un seul regard un panorama concis mais solide de la nouvelle garde de la création cinématographique. À retenir : de l’hilarante anthropologie cartoon, un surprenant thriller de supermarché, une déchirante bouteille à la mer jetée dans l’Atlantique Sud.
Le Vieil Homme et la Nature
À vingt-deux ans, le Festival de Vendôme est encore un festival jeune – quoique plus pour très longtemps. Aussi, cette année souffla le chaud et le froid sur la jeunesse. Dans la salle : plein de lycéens attentifs, plein de jeunes jurys, plein de jeunes bénévoles. À l’écran, beaucoup de films à l’écoute de leur cœur qui bat : un pied dans la post-adolescence ; le regard vers l’horizon trentenaire. Et cependant, au terme d’une enfilade de vingt-deux courts de durées diverses, l’impression générale d’être resté connecté aux problèmes du « vieil homme » : que devient-il ? à quoi pense-t-il ? que peut faire pour lui et avec lui le cinéma ? Silence radio fut ainsi le premier gros morceau de la sélection – de la part d’un réalisateur, Valéry Rosier, dont les Dimanches furent l’un des gros hits festivaliers de l’année 2011. Première pierre à l’édifice gériatrique promue par le festival, il remplit la case bien connue du « docu folklo », de la radiographie du terroir, en agglomérant quelques portraits d’aïeux du Nord autour d’une émission de radio pour retraités. Sur le chemin de ce dispositif irrésistible mais tirant un peu sur la corde (52 minutes), on retrouve pour le meilleur et pour le pire cette tendresse (in)volontairement moqueuse caractéristique du « film sur les vieux » – ces vieux qu’on aime pieusement mais qui restent malgré tout condamnés au pittoresque. La vieillesse est ici un monde parallèle, un zoo alimenté en nostalgie par des ondes radiophoniques qui relient en un seul chapelet sa ribambelle de solitudes. Court métrage parfaitement réussi donc, mais peut-être un peu trop – c’est-à-dire qui exploite sa bonne idée jusqu’au bout sans trop oser troubler ses perspectives.
Sorte de version extra-light du Amour de Haneke, Petit Matin de Christophe Loizillon illustre quant à lui la déconfiture typique du court métrage ostentatoire : installation volontariste d’une « ambiance » à coups de tours de forces formels (un plan séquence sur un pot de fleur, par exemple) masquant toujours très mal une incapacité préjudiciable à créer un « univers ». Le film dispose à la queue leu-leu les répercussions et anecdotes suite au décès d’une grand-mère, avec cette croyance naïve, incurable, que la juxtaposition fera le récit, que la succession fera la densité, que le dispositif fera la mise en scène, que le non-dit fera la subtilité. Mais chaque fois, l’ennui, la gêne, le désaveu tombent comme un couperet sur ce protocole de pompes funèbres. Et ce n’est pas un Amalric en chemise soyeuse et frimousse de chien battu, ni la Mention spéciale d’un jury avec qui on ne tombera pas beaucoup d’accord, qui sortiront Petit Matin des ornières naturalistes plutôt guindées dont il remonte le parcours.
À la croisée des chemins, il y avait Laurent Achard et son champêtre Tableau, une petite chronique d’un couple au bout de la vie qui nous a étonné deux fois. Une première fois, en mal – via une installation pesante, longuette, de prime abord sans intérêt. Une deuxième fois, en bien – avec deux points de bascules magnifiques et maîtrisés, d’une économie de moyens redoutables (un cut éclair, un fondu enchaîné onctueux), qui font chavirer le film dans la terreur sèche pour ensuite le diluer dans un lyrisme presque incongru de littéralité – une plongée dans le tableau de son titre. Ce ne fut peut-être pas assez pour convaincre entièrement (Achard n’est reparti qu’avec le Prix du jury étudiant), néanmoins les courts métrages présentés cette année ne jouissaient pas d’une vigueur de mise en scène telle qu’on puisse écarter d’un revers de main cette oraison automnale et fleurie, moitié-naturaliste moitié-surnaturelle, un peu creuse mais qui résonne beaucoup.
Entre les murs
À Vendôme, le spectateur était partagé devant chaque film entre l’envie de chercher quelqu’un derrière la caméra (un auteur, un cinéaste, un artiste) et l’ennui parfois de ne rien trouver devant (des petits objets inoffensifs, crispés sur leur partis pris formels et leur envie de bien faire). Pas aidé par son titre édifiant, Le jour a vaincu la nuit de Jean-Gabriel Périot nous fit l’effet spontané d’un travail de captation distanciée, hermétique, grotesque : une compilation monotone et aride de portraits de détenus de la maison d’arrêt d’Orléans. Emmuré dans son dispositif, ankylosé par sa fausse sobriété et sa fonction d’utilité publique, il s’accommode de longues litanies étalées les unes à la suite des autres, à la façon d’automates prisonniers d’une boîte à musique. Cependant, au milieu de cette pénible récitation de patenôtres, une présentation slamée et vaillante, scandée au son d’une musique électro persistante, a su faire son petit effet, et nourrir d’on ne sait quel soupçon d’intérêt cette sorte de publicité arty pour réinsertion post-carcérale. Gageons du reste que ce soit cette saillie ponctuelle plutôt que la pompe de l’ensemble qui a su convaincre le jury de la pertinence de la méthode – Jean-Gabriel Périot décrochant rien de moins que le Grand Prix du festival.
Ce fut un peu la faiblesse du documentaire engagé cette année : son incapacité à faire des corps qu’il filme des personnages à part entière. Donc de faire dialoguer, cohabiter ou fusionner matière et regard, réel et cinéma. D’où le sentiment un peu gênant que les films se faisaient toujours sur le dos de la misère. Trop de fois on butait devant des dispositifs élevés en mur de sidération, devant des films à trucs, des films truqués, des films qui semblaient ne penser qu’à eux – c’est-à-dire ni à ceux qui étaient plus tôt devant la caméra, ni à ceux qui seront plus tard devant l’écran. Malgré son indiscutable valeur de témoignage et son souci de sobriété (défendus, et notamment par Critikat, lors de Cinéma du Réel), Le Terrain de Bijan Anquetil est de ces documentaires qu’on a vus mille fois hier et qu’on verra deux mille fois demain, de ces documentaires pour qui il suffit de s’installer dans l’antre des plus démunis pour montrer quelque chose d’intéressant – l’antre étant ici un « terrain » à Saint-Denis, lotissement de fortune squatté et investi par des Roms. Le réalisateur dépose son regard au point de balance exact entre indolence et bienveillance documentaires, pour un état des lieux tautologique surfant contre son gré sur la vague d’intérêt que ne manque pas de susciter le « problème rom ». Dans le même genre, Arekara de Momoko Seto n’était pas forcément plus captivant : au fil de ce recueil de témoignages post-tsunami, les histoires s’égrènent sans dépasser le cadre de l’anecdote, et les plans de désolation se multiplient sans dépasser le misérabilisme de musée.
Étrangement, les réussites du festival ne furent pas forcément du côté de ceux qui profitaient du format court pour expérimenter, sortir des sentiers battus, prendre la marge. L’eussent-elles été, nous l’aurions souligné. Mais non, la vigueur, la subtilité, l’efficacité, étaient du côté des classiques – ceux qui réinvestissaient, en l’épurant, le sillon de la narration traditionnelle. Il faut s’en réjouir : il y avait une tribune à Vendôme pour ceux qui cherchaient avant tout la scène, la tension, l’engrenage. Et ce n’est pas pour rien, au fond, que la plus grande réussite du festival à nos yeux ait revêtu aux yeux des autres le costume pas très noble et pourtant pas honteux de « super-téléfilm français d’auteur ». Leur donner raison n’est après tout pas donner tort au « téléfilm » en question : Avant que de tout perdre de Xavier Legrand. Derrière ce titre ronflant se cache en effet un survival conjugal à l’os, érigé en pleine journée et en plein centre commercial, façon La Nuit du chasseur à Carrefour. Sur le sujet très racoleur et usité de la femme battue, Legrand préfère passer par les bords et érige un petit thriller domestique en milieu professionnel. Au sein d’une sélection un poil trop attentiste, enfin un film qui, au lieu de faire mine de papillonner pour mieux foncer vers sa conclusion, prend le temps d’organiser une séquence. Ballottée par les remous, contrariée par des vents contraires, cette longue fuite emporte sous les jupes du thriller sa situation de départ pour dériver sans donner l’air de s’y approcher vers les rives du film d’horreur. Le Minotaure ne s’y est pas trompé, et le film a inspiré un silence tendu et significatif. Cette fascination palpable n’a cependant pas inspiré le jury, et Avant que de tout perdre est étonnamment reparti bredouille.
« Vous n’avez rien contre la jeunesse ? »
Contestée par le magnétisme du troisième âge et de la misère, la jeunesse reste cependant la vraie marotte du festival – de même qu’elle reste, et restera à jamais, le terrain d’expression privilégié du jeune cinéma français. Pour commencer, parlons donc de ce jeune cinéma français en pleine bourre (quoique d’ores et déjà vieillissant, le temps étant toujours cruel avec qui s’en prévaut), ce cinéma qu’on ne saurait définir mais dont on peut dire que Vincent Macaigne en incarne la mascotte hagarde, le trait d’union déglingué. Dans Les Lézards de Vincent Mariette, le pitre stakhanoviste gobe les mouches au côté de son acolyte Benoît Forgeard, avec qui il partage faciès mal rasé et nonchalance facétieuse. Dans un noir et blanc incongru pour le lieu (un sauna) mais pas pour le genre (la fantaisie dépressive et chic), ces deux hurluberlus traînent leurs guêtres et leur expectative dans l’attente de deux femelles, qui viendront in extremis barricader le précipice bromance au bord duquel gambade ce récit décontracté – mais dont la décontraction, précisément, ne va pas sans une certaine certitude de ses forces. Le véritable hic de ce genre de petites bulles – quoique toujours aimables, quoique toujours drôles, quoique ici plutôt pénétrantes, c’est que l’excentricité retenue à l’intérieur de laquelle elle se pavane commence à devenir franchement anodine. Pas de périple plus ridicule pour la bizarrerie que de se cryogéniser en académisme.
Dans un autre ton mais dans la même veine, Pour la France de Shanti Masud suit quelques oiseaux de nuits se tourner autour dans un Paris en noir et blanc. Oscillant entre prosaïsme de la déambulation urbaine et appel d’air surnaturel, le film mêle les nationalités, les nostalgies, les sexes et les humeurs dans un écrin de romantisme engourdi pas forcément probant. Cela s’apparente en toute conscience à une dégustation cinéphile de Paris (ce super-musée des êtres mélancoliques et mystérieux), où grands boulevards, bars vides et appartements dénudés font discrètement tinter les fantômes de Garrel, de Carax ou d’Eustache. Les choses, les corps et la parole s’y font et s’y défont, s’y nouent et s’y dénouent. En s’amusant de son répertoire culturel, Shanti Masud vient nous rappeler que dans les limbes de la cinéphilie, rien n’est sérieux mais tout se veut profond. C’est une petite rengaine invariablement séduisante, et un viatique toujours généreux pour ce genre de court métrage délicat et rusé, qui a beau jeu de laisser son spectateur assis entre deux chaises. Car il faudrait faire preuve d’un peu de mauvaise foi pour dire que c’est très bien mais en faire preuve tout autant pour affirmer que c’est très mauvais. Accordons donc à ces personnages le droit d’être charmants, et approuvons dès lors le choix du jury, qui a donné à tout ce beau monde le Prix d’interprétation. On lui en sait gré ; on en lui sait d’autant plus que de l’autre côté atlantique, Husson proposait un condensé insupportable de tout ce dont le court-métrage indé-cool doit se purger. Those for Whom It’s Always Complicated ressemble à un interminable spot publicitaire pour American Apparel – tout en déballage de fripes, poses, bavardages et couchers de soleil. Badigeonné de musique indé et shooté en longue focale, il narre en totale complicité narcissique avec ses personnages un week-end en amoureux pourri par une ex envahissante – splendeur et misère du hipster américain.
Retour en France pour Demolition Party de Marie Amachoukeli, une version roots du road-movie de Husson, où le camping-car remplace le 4x4 climatisé, où les pics montagneux du Languedoc succèdent aux a‑plats déserts de la Death Valley, mais qui bégaie la même angoisse existentielle petit bras, et participe de cette sensation pénible qu’un court métrage doit se contenter de dérouler son programme et juste cela. À Vendôme, on sentait parfois les récits à l’étroit et hésitants, attirés par leur conclusion comme par un aimant, de telle sorte que rien de périphérique n’osait y être exploré, que tout s’y enchaînait sans rien peser. Et trop de films prometteurs donnaient l’impression de s’achever sans avoir réussi à trouver leur cœur. C’est en proportion de ces défaillances qu’on apprécie d’autant plus chaleureusement Gambozinos de João Nicolau. En effet, malgré son aspect décousu parfois trop accommodant, le film, qui enchaîne les saynètes au sein d’une colonie de vacances sud-américaines, fait preuve de beaucoup d’allégresse dans la tenue de sa fable et nimbe son univers d’un fantastique carnavalesque assez charmant. Avec son beau monstre salvateur (le Dahus du titre français), gros macaque tout droit sorti d’Oncle Boonmee ou de La Jeune Fille de l’eau, il a réjoui les yeux et les cœurs par sa manière de vaporiser son originalité avec simplicité, ponctualité et – disons-le, car cela manquait peut-être un peu à Vendôme – un certain sens de la poésie.
Pour trouver de la lyre et du souffle, il fallait donc changer de climat et s’approcher du tropique du Capricorne. C’est ce à quoi nous invite aussi le film d’Adriano Valerio, qui prend la mer direction l’autre bout du monde, à Tristan da Cunha, île vulnérable et minuscule perdue dans l’Atlantique Sud. Ce sont d’ailleurs les coordonnées de ce petit bout de terre qui donnent au film son titre : 37°4 S. Le réalisateur profite de ce théâtre naturel et ouvert au vent pour gonfler les voiles des confidences – celles de son personnage principal, un jeune amoureux dont la petite amie s’est téléportée en Angleterre. Ici, la forme courte et leste raccorde idéalement avec la nature isolée, chétive, autonome du lieu qui lui sert de décor, et conjugue puissance des éléments et élasticité du montage pour conférer à cette bouteille à la mer, peuplée de souvenirs, d’affects, d’épaisseurs et de transparences, l’amplitude des grands récits tragiques.
Ecce homo cartoon
C’est aussi cette panique des échelles qui nous a fait succomber au formidable Us d’Ulrich Totier. Dans le genre toujours subalterne en festival de l’animation formaliste, cette savoureuse fantaisie anthropologique a emporté notre enthousiasme autant que celle du Minotaure grâce à un minimalisme esthétique entièrement au service de son récit initiatique. Une initiation à la fois dérisoire et olympienne, puisqu’il s’agit rien moins que de retourner aux origines de nos sociétés par l’abstraction et le cartoon. Sans la moindre gonflette expérimentale, Ulrich Totier fait s’exciter une bande d’humanoïdes décervelées autour d’un gros caillou tombé des poches du 2001 de Kubrick. Délirant, minéral, gourmand, crayonné à même un gigantesque espace vide, le récit se répand plutôt qu’il n’avance, pris d’une hystérie centrifuge qui fait feu des quatre fers. Dans l’esprit d’un Alinéa sous ectasy, on y observe des Sims monochromes faire l’expérience des rudiments de la civilisation (ériger des autels, jouer de la musique, se brûler avec le feu) dans un alliage savoureux de parodie et de poésie, de mimétisme et de contagion. Un gros micmac désolant de clairvoyance qui a laissé de marbre le jury officiel mais a électrisé jeunes et très jeunes (Prix Jury jeune et Prix CinÉcole Vendômois).
Ce fut la dernière très bonne surprise du festival, et d’autant plus inattendue qu’elle émergea d’une case (l’animation) certes toujours très représentée à Vendôme, mais souvent victime de sa radicalité ou de son autarcie au sein de la sélection. Avec leurs fables claustrophobiques et recroquevillées, certains représentants paraissaient se laisser admirer comme de beaux entractes plutôt que comme de beaux films. Ainsi, Oh Willy d’Emma de Swaef a débarqué avec une grosse réputation et une caravane de prix mais ne nous a pas franchement convaincu – parangon malgré lui de ce formalisme volontariste qui attise le regard mais n’émeut pas. Ce récit de deuil chez les naturistes, tricoté dans la laine et le coton, débutant chez Wallace et Gromit pour finir chez Kubrick, fut pourtant la proposition qui, à bien des égards, fusionnait les lignes de forces du festival. Mais l’exhaustivité de sa trajectoire ne fut pas récompensée, et Oh Willy n’ajoutera pas de nouveaux trophées à son palmarès.
Du haut de Vendôme, les lignes de crêtes furent limpides et dégagées, mais on aurait aimé que les films soient davantage rongés de l’extérieur, éprouvés par les déchaînements climatiques, contrariés par les éboulements surnaturels. Le palmarès a accompagné et appuyé cette lisibilité, en plébiscitant des films au geste signifiant et symbolique – au détriment parfois de la célérité, de l’action pure. Comme une promesse de tranquillité et d’équilibre, « vieillesse », « jeunesse » et « misère » ont tous reçu un gros prix. Et si Vendôme voulut aborder la maturation du monde dans leur ombre, les réponses les plus convaincantes ne se trouvèrent pas forcément dans la psyché du vieux, du jeune ou du misérable – mais parfois dans celle, hybride et de plus en plus universelle, de l’homo cartoon.