De quelles « défaites » est-il question dans le nouveau film de Jean-Gabriel Périot ? Si l’on s’en tient d’abord à la définition donnée à la toute fin, elles renvoient à une certaine idée du combat politique que l’on jugera moins en considération des objectifs atteints qu’à l’aune de sa capacité à fédérer autour d’un engagement commun. Ce qui importe, en somme, est moins la victoire que l’émergence d’un « nous ». Mai 68, au cœur du film, constituerait à ce titre l’une de ces « belles défaites », si on l’entend comme un moment de cristallisation et de prise de conscience qui, à défaut d’ouvrir sur le « grand soir » escompté, aura amorcé un tournant culturel dans la société française. Le film donne toutefois une autre définition autrement moins optimiste, contenue dans l’écart creusé par le montage entre deux types de parole, avec d’un côté des lycéens d’Ivry-sur-Seine qui rejouent des scènes issues de films militants et engagés des années 1960, et de l’autre ces mêmes lycéens sont interrogés par Jean-Gabriel Périot sur ce qu’ils viennent d’interpréter. « Nos défaites » désignent alors une déperdition de l’intérêt de la jeunesse pour l’engagement collectif et une évaporation de l’héritage de mai 1968. C’est le premier problème du film : s’il pointe une manifeste déliquescence de la connaissance du politique (l’une des questions à laquelle les élèves n’arrivent pas à répondre est « qu’est-ce que le communisme ? »), il ne va pas sans organiser, par des choix de montage, un certain défaitisme. Prenons une scène au tiers du film, où une jeune femme, visiblement un peu plus au fait de ces questions, répond au cinéaste. Après l’impuissance dont ses camarades ont jusqu’ici fait preuve, son discours construit et sa curiosité d’esprit font l’effet d’une bouffée d’air frais. Reste qu’elle finit à son tour par buter sur une colle – « Qu’est-ce que c’est, un syndicat ? ». Son échec à apporter une réponse ne conclut pas seulement l’échange, qui s’achève donc sur la seule note négative de l’entretien, il amorce également un petit florilège de toutes les réponses à cette même interrogation, offrant un panel certes suffisamment exhaustif pour signifier quelque chose (de fait, la fonction des syndicats semble aujourd’hui totalement étrangère aux moins de vingt ans), mais qui dans le même temps n’est pas sans rechercher un effet d’accablement.
Dans cette configuration, Jean-Gabriel Périot occupe au fond une place assez privilégiée, celle du professeur qui pose des questions, mais aussi, peut-être involontairement, en vient à chercher les mauvaises réponses. Il y a par exemple cette scène un peu gênante où un jeune homme explique que selon lui il faut mieux choisir un travail qui rémunère bien. Périot tend alors au sein de la conversation ce qui s’apparente à un petit piège rhétorique : a) il demande à son interlocuteur quelle est sa passion – « le cinéma », lui répond-t-il b) puis il pose la question qui fait mouche : « Tu serais donc prêt à abandonner le cinéma pour devenir comptable ? ». L’échange témoigne d’un problème de point de vue et de distance, en premier lieu parce que Périot a une maturité et un bagage culturel que ces jeunes étudiants n’ont pas — il faut déjà avoir une certaine éducation pour envisager le travail sous un autre angle que son strict horizon rémunérateur. De fait ici le cinéaste sait, les élèves non, et le montage est le fruit de ce fossé. L’ambition du film consiste certes davantage à mesurer cet écart qu’à le réduire, mais cette entreprise implique le recours à des procédés qui, indirectement, capitalisent sur les maladresses et lacunes de ceux qui sont filmés.
Il faut toutefois apporter au crédit du film sa conclusion qui dessine un autre horizon politique : enfin éloignés d’un imaginaire post-soixante-huitard qui les écrase, les élèves reviennent sur une prise de conscience collective advenue quelques semaines plus tôt — un blocage causé par une garde à vue qu’ils jugent abusive. Car c’est ensemble, après avoir tourné le gros du film, qu’ils ont fait leurs premiers pas de citoyens engagés et ont souhaité s’engager pour une cause. La séquence débute toutefois sur une image un peu glaçante, la seule où Périot est réellement à la manœuvre, où les élèves rejouent la tristement célèbre vidéo de l’interpellation humiliante de lycéens à Mantes-la-Jolie en décembre 2018. Si l’on peut tout à fait s’interroger sur la pertinence de ce rejeu, il permet indirectement de mieux circonscrire la trajectoire, non sans intérêt, du documentaire : celle d’une émancipation progressive des adolescents vis-à-vis du dispositif qui jusqu’ici régissait le film, parfois à leur détriment.