Depuis une vingtaine d’années, Kiyoshi Kurosawa interroge la société japonaise à travers des films de genre qui baignent dans une inquiétante étrangeté. Avec Tokyo Sonata, qui prend la forme d’un drame familial classique, son cinéma semble revenir aux notes plus personnelles de Jellyfish ou de License to Live, deux œuvres qui s’éloignaient déjà du fantastique. Lors de son passage à Paris, le cinéaste évoque sa démarche pour ce film qui marque une évolution plus réaliste.
On vous connaît surtout comme réalisateur de films fantastiques et d’horreur. Tokyo Sonata, qui semble marquer un grand changement dans votre filmographie, représente-t-il pour vous une continuité ou une rupture ?
Ce n’est pas vraiment une rupture. Il s’agit plutôt d’une continuité de mon œuvre sous une autre forme. C’est surtout l’histoire qui change, mais mon cinéma reste le même. J’ai voulu parler de la vie d’une famille ordinaire. Cette figure était déjà présente dans mes films précédents, mais ce n’est pas la vie de famille qui m’intéressait. Cette fois-ci, je voulais vraiment aborder le genre home drama en faisant quelque chose de nouveau au niveau de l’histoire. Pour la façon de filmer, j’ai surtout remplacé l’ombre par la lumière.
Dans Jellyfish, vous introduisiez déjà des tonalités lumineuses avant de revenir à la noirceur terriblement pessimiste de Retribution. Dans Tokyo Sonata, le drame est encore très présent, mais les figures lumineuses reviennent avec plus de force, notamment par le biais de l’art. Pouvez-vous nous expliquer cette volonté de réintroduire à nouveau des notes optimistes dans votre œuvre.
Je ne crois pas que l’on puisse séparer aussi clairement les choses : les films sombres des films clairs. Dans toutes mes œuvres il y a un mélange des deux avec une tonalité dominante. Mais vous avez raison de souligner que Tokyo Sonata est un prolongement de Jellyfish dans lequel il y avait des parties très lumineuses avec des méduses qui renvoyaient à la clarté. Cependant, je ne crois pas que l’on puisse dire que dans mes films sombres il n’y a que de la noirceur ; dans la luminosité de Tokyo Sonata il y a aussi des aspects très noirs. Mes films sont toujours composés d’éléments qui s’affrontent.
Vous avez une vision assez critique du modèle familial avec un père qui représente l’autorité et une mère qui reste à la maison. Est-ce que ce modèle est en train de se remettre en question dans un contexte de crise économique et de chômage qui trouve une résonance actuelle ?
La crise n’est pas le sujet du film. Ce qui m’intéressait, c’était la remise en question et la mise en perspective de l’autorité paternelle qui n’est plus qu’une apparence dans le japon actuel. Elle est en sursis et on ne sait pas par quoi la remplacer. Ce n’est donc pas une critique. Je voulais montrer que cette autorité vacillante est une façade. Je n’ai pas voulu être sévère envers les membres de cette famille pour lesquels j’ai une certaine tendresse. J’ai voulu qu’ils aient chacun des rôles de même importance et qu’à la fin, ils trouvent une façon de se retrouver et de vivre ensemble ; ils peuvent restaurer des liens a partir de nouveaux fondements.
L’histoire de Tokyo Sonata rappelle deux films français, L’Emploi du temps de Laurent Cantet et L’Adversaire de Nicole Garcia. Avez-vous vu ces deux films ?
Non, je ne les connaissais pas quand j’ai tourné le film. Des journalistes étrangers m’en ont parlé à Cannes, mais je ne savais rien sur ces œuvres.
Tokyo Sonata rappelle beaucoup License to Live mais aussi toute une tradition du cinéma japonais qui traite de la famille comme Family Game de Yoshimitsu Morita, Crazy Family de Sogo Ichii, Visitor Q de Takashi Miike et surtout Hanging Garden de Toshiaki Toyoda dont vous avez repris l’actrice Kyoko Koizumi. Était-ce intentionnel ?
Tokyo Sonata est assez différent de License to Live. Ici, j’ai vraiment voulu montrer la vie de famille : quatre personnes qui vivent sous le même toit et qui partagent les mêmes repas. Pour moi, c’était un défi, car je n’avais jamais filmé la famille de la sorte. En ce qui concerne le rôle donné à madame Koizumi, je n’avais pas vu le film de Toyoda au moment où je lui ai proposé le personnage. C’est au milieu de l’écriture du scénario que j’ai vu cette œuvre grâce à elle. En la visionnant, je me suis dit que Toyoda avait déjà réalisé ce que je voulais faire. J’ai heureusement vu Hanging Garden au bon moment, car je pouvais encore changer mon scénario. C’était parfait pour ne pas faire une copie malgré moi. Mais il y a tout de même une grosse différence entre le rôle de Kyoko Koizumi dans Hanging Garden et dans mon film : le problème qu’elle avait dans l’œuvre de Toyoda c’était son passé ; il fallait qu’elle s’en libère. Dans Tokyo Sonata elle doit se libérer de son présent qui est aliénant. C’est une énorme différence.
Pour continuer dans les références, on peut constater que la famille, le chômage et l’exclusion sont des thèmes déjà très présents dans le cinéma japonais des années 1930, notamment chez Ozu. Vous réclamez-vous de cet héritage ?
Il y a beaucoup de scène qui rappellent Ozu dans mon film. Cela est arrivé de manière inconsciente car je dois vous confesser que je suis un fan de ce cinéaste. J’ai vu tous ses films et à partir du moment où j’ai décidé de faire Tokyo Sonata, je savais que le grand risque était de le copier. Dès que j’ai commencé à écrire le scénario, j’ai essayé de gommer de ma tête tout ce que je savais de lui car le risque était trop grand de faire un sous-Ozu. Malgré moi, il y a certainement des choses qui sont restées. D’ailleurs, je peux vous avouer que Tokyo Sonata reprend en filigrane l’histoire de Gosses de Tokyo.
Concernant la dernière scène du film, l’avez-vous imaginée ainsi dès le départ ? Il est très rare de voir un tel morceau de musique joué en entier dans un film. Pourquoi avez-vous choisi cette fin et ce morceau ?
Jusqu’au dernier moment, je ne savais pas comment filmer la séquence finale. Par contre, depuis le début, je voulais faire comprendre que l’enfant était devenu un maître du piano en le faisant jouer un morceau en entier. Cela fut décidé très tôt, car je voulais que le spectateur écoute ce morceau du début à la fin. Il fallait que l’on ait le temps de ressentir à travers lui que la famille allait mieux et qu’elle se retrouvait. Par contre, je ne savais pas comment terminer le film après la performance de l’enfant. Si j’avais mis des applaudissements, c’était très banal. Si les membres du jury mettaient une note, c’était trop négatif. J’ai décidé de ce que vous avez vu à l’écran juste avant de tourner la scène. Je voulais que tout le monde soit là pour accompagner cette famille afin de donner une note d’espoir. En ce qui concerne le choix de la musique, il y a plusieurs raisons. La principale, c’est que ce morceau de Debussy est très difficile à jouer pour un enfant car il y a des accords qu’on ne peut maîtriser que lorsque l’on a une certaine expérience de la vie. Seul un adulte peut retranscrire la complexité des accords ou un enfant très doué. C’est un morceau qui ne pouvait être joué que par un jeune homme qui avait déjà un cœur d’adulte. Ce garçon le devient. Jouer ce morceau correspondait à son paysage mental ou affectif.
Est-ce que vous pensez que l’art peut sauver ?
On me pose souvent cette question, mais c’est un malentendu. Ici, ce n’est ni l’art, ni la musique qui peut sauver, mais la détermination de l’enfant à aller jusqu’au bout de son désir. Cela peut résulter d’une passion qu’il faut mener jusqu’au bout. Les efforts de cet enfant l’ont renforcé et lui ont permis de se trouver.
Vous avez dit que Retribution et Loft étaient vos derniers films d’horreur. Allez-vous revenir aux films noirs, aux polars ?
Oui, c’est possible que je revienne à des films noirs. J’ai beaucoup de scénarios en attente.