En seulement deux films, Rabah Ameur-Zaïmèche a su forger son style : poétique parfois, souvent engagé. C’est en tout cas l’œuvre d’un grand amoureux du cinéma, qui filme avec conviction et assène des messages l’air de rien. Découvrons sa vision du monde au fil de la discussion.
Comment est née l’idée du film ?
Dans Wesh Wesh, on a traité de la condition des minorités culturelles dans les grands ensembles urbains, tandis que là, on prend l’exemple de la diaspora algérienne et on retourne au pays d’origine. Le personnage de Kamel a subi la double peine, c’est-à-dire prison et expulsion. C’est une loi qui est toujours en vigueur. On pourrait imaginer qu’il sort de prison, c’est alors que se situe Bled Number One. Quand il revient, c’est Wesh Wesh, et à la fin de Wesh Wesh, il y a un plan sur un étang. On entend deux coups de feu et on pense que Kamel est mort, mais ce n’est pas sûr du tout. C’est peut-être à ce moment-là qu’il retourne dans son pays d’origine. Kamel, finalement, est un exilé permanent. C’est l’étranger qui ne trouvera jamais le réconfort de la mère-patrie.
Dans votre cas, est-ce que le fait d’avoir déjà réalisé un film vous a aidé à monter celui-ci ?
Le premier, je l’ai auto-produit. J’ai la chance de faire partie d’une famille nombreuse, dont le père a réussi socialement, puisqu’il avait une entreprise de transports. J’ai vendu les parts de la société familiale, j’ai créé Sarrazink et j’ai fait Wesh Wesh sans aucun apport institutionnel. Là, en revanche, nous avons dû soumettre un scénario très précis et nous avons été reçus à l’unanimité au CNC. C’est avec cette aide que nous avons pu produire le film. C’est sûr que tu es attendu au deuxième film, mais il faut faire en fonction de ce que tu sens, ce qui t’anime et te fait vibrer. Moi, ce qui me fait vibrer, c’est quand même le fait d’être vivant. Le cinéma exalte ce sentiment-là.
Pouvez-vous nous parler des acteurs ?
Une fois que Abel Jafri est arrivé dans les décors, il a réussi à se fondre complètement dans la population et les paysages. Il a fait un travail remarquable. Les villageois l’appelaient par le nom de son personnage, il vivait avec eux, il dormait là-bas. Quant à Meriem Serbah, on l’avait découverte dans L’Esquive, elle jouait le rôle de la maman. Le fait qu’elle chante du jazz a été une chance inouïe. On a modifié le scénario grâce à son intervention. Le reste des comédiens, ce sont les villageois, les membres de ma famille. Ils avaient entendu parler de Wesh Wesh. Quelques semaines avant le tournage, j’y suis allé et, alors qu’ils n’avaient jamais vu une caméra de leur vie, ils ont été complètement emballés et ils ont fait preuve d’une intensité et d’une rigueur qui m’ont comblé. C’est un bonheur de recevoir cette joie et de pouvoir la transmettre.
Que représente plus précisément pour vous le personnage de Louisa ?
On a eu la chance d’avoir une magnifique actrice. Pour nous, c’était facile, il suffisait de la filmer et de l’aimer. Sa situation dramatique n’est pas exclusive à l’Algérie, elle est répandue dans le monde entier et ce depuis l’aube des temps. À chaque fois que l’homme s’est installé quelque part, il a toujours organisé des systèmes coercitifs où la femme était la moins mieux traitée. Même ici, on voit très vite la réalité dans laquelle nous sommes. Combien de femmes sont-elles battues ici en France ? Toujours trop. On parle d’égalité, on parle de droit. Il suffit de prendre deux fiches de salaire, celle d’un homme et celle d’une femme et on voit la différence. Ce problème de la femme ne concerne pas uniquement l’Algérie. Si on en parle en Algérie, c’est parce qu’on sent que là réside l’avenir et de véritables perspectives d’avenir si la femme algérienne se libère d’un code de la famille honteux et complètement archaïque. Louisa sort des normes, elle ne correspond pas à celles qui ont été inculquées depuis des siècles et des millénaires. Si tu es différent, si tu es trop singulier, tu es rejeté. C’est comme ça que cela se passe dans toutes les organisations sociales. Pour créer une identité, il faut toujours quelqu’un qui va s’opposer. C’est comme un microbe qui arrive dans un organisme vivant, tout le système immunitaire se met à le rejeter.
Kamel lui-même désire à un moment donné quitter cette micro-société, lorsqu’il craque et qu’il manifeste son désir d’aller en Tunisie.
C’est parce qu’il doit avoir quelques sentiments pour sa cousine. Et puis en Tunisie, la femme est protégée par les forces de l’ordre, par la police, par l’État, ce qui n’est pas le cas en Algérie, où la femme est soumise au code de la famille. Si elle est répudiée, elle perd son foyer, ses enfants, elle se retrouve au milieu de la rue et son refuge, c’est soit les immondices, soit l’hôpital psychiatrique. D’un autre côté, la Tunisie reste une dictature, ce qui n’est pas le cas de l’Algérie, qui est un pays démocratique et libre. Même là-bas, l’émancipation de la femme s’est faite par la force, mais cela a marché. Nous n’allons pas demander en Algérie que ce soit fait par la force, mais par le débat, en interpellant chacun d’entre nous sur ce que nous voulons partager en commun. On ne peut pas avoir un désir d’épanouissement, d’émancipation, et en même temps rester plongé dans des traditions conservatrices où la femme n’a aucun répit.
Vous évoquez un système archaïque. Pourtant, vous vous attardez de façon presque documentaire sur certaines coutumes du pays, comme la zerda, par exemple.
Il nous semblait absolument nécessaire de mettre en avant des pratiques culturelles ancestrales, pour expliquer ensuite le désarroi de toute une minorité qui vient en France. Si, dans Bled Number One, nous retournons dans le pays d’origine, c’est quand même pour évoquer le désarroi d’une grande partie de la diaspora algérienne dans les grands ensembles urbains. Il fallait donc connaître nos racines, savoir quelles sont les pratiques de ce pays d’origine, c’était fondamental. Et ces pratiques sont bien plus anciennes que l’arabisation. Elles sont liées aux premiers pas de la civilisation. Le sang, le sacrifice ont pour fonction qu’un groupe social soit plus cohérent, plus soudé. Sans ce genre de pratiques, il n’y aurait jamais eu de village, de cité, de nation, et certainement pas d’empire. Ce sacrifice animal est important dans le film. On le fait depuis l’aube des temps. Ce n’est que depuis très récemment qu’on a abandonné cela dans nos sociétés occidentales. Maintenant, on a peur du sang, on a peur de la mort. La cérémonie de la zerda, c’est pour montrer la cohésion du groupe et la gratitude envers la terre.
Dans votre film, ce style documentaire se mêle à la fiction. L’alliance des deux a‑t-elle été difficile à réaliser ?
Notre intention, c’était de ne pas être enfermés dans un style cinématographique particulier. Notre volonté, c’était de faire un cinéma documenté, basé sur des faits sociaux, un cinéma naturaliste. Après ces premières longues minutes, on voulait complètement bouleverser le style et la narration en s’engageant dans un autre mode cinématographique. C’est la force du cinéma, c’est la force de la persuasion, de la suggestion. Il y a une puissance phénoménale, il n’y a pas besoin de bavardage. On n’a pas besoin d’expliquer les choses au spectateur, de le prendre par la main ou de lui raconter des comptines. Le spectateur, il est aussi fort, intelligent et bête que nous. Quand je suis spectateur, j’aime bien qu’on me considère somme un individu à part entière. C’est ce que nous avons fait. À lui ou pas d’accepter, mais on lui laisse le choix et l’initiative. On ne l’embarque pas dans une histoire où il n’est pas acteur de ce qu’il voit. Finalement, dans ce type de cinéma, le spectateur est là.
Les scènes sont tantôt vues du point de vue de Kamel, tantôt d’un point de vue extérieur. On sent que le spectateur a une place…
Oui, de la place pour qu’il puisse se reposer, prendre une respiration. Nous voulions retranscrire des émotions impalpables et, en réalité, ce n’est pas évident. Décrire le vent ou la palpitation de la chaleur ambiante, ce sont des mots, mais quand tu arrives à le faire ressentir au spectateur, c’est génial. Nous sommes rentrés dans une méthode de travail où il a fallu faire preuve, dès l’écriture, de rigueur, de discipline, de précision. Une fois que tu as cela, tu l’assimiles, tu l’incorpores et tu t’en libères. C’est d’abord un travail tendu. Ensuite, tu peux laisser libre cours à une sorte de non-faire, qui permet aux accidents de venir nous percuter. Capter l’imprévisible, au cinéma, c’est quand même quelque chose d’assez rare. Nous, nous trouvons cela vraiment précieux. Car c’est là où on plonge dans le réel. Dans une fiction, tu abordes le cinéma tout à fait autrement. Là, tu t’élèves et tu grandis. Je me sers du cinéma pour cela, pour grandir.
Le cinéma vous est donc apparu comme le meilleur moyen de transmettre ces idées, plutôt que de faire un documentaire, pour la télé par exemple.
Le cinéma est en soi un art majeur, qui a une force extraordinaire, de pouvoir suggérer et interpeller chacun d’entre nous sur ce qu’il y a de plus crucial. C’est bien plus puissant que n’importe quelle émission de télé, c’est prodigieux. On n’utilise pas le cinéma pour se divertir, mais comme outil de questionnement. On ne le dit pas, mais on a quand même fait un film politique. On veut interpeler chaque spectateur sur les relations humaines. On dit souvent qu’on dresse un tableau noir de l’Algérie, des cités. Non, ce sont les relations humaines qui sont noircies par la douleur, la souffrance et le manque de justice sociale. Ce ne sont pas les coutumes qui sont remises en cause, c’est le comportement des hommes. Pour pouvoir avancer et s’améliorer, il faut connaître le problème, le mettre devant les yeux et essayer de le résoudre. Les choses vont mieux quand on aborde les problèmes de manière frontale.
Vous avez tourné Wesh Wesh en France. Que vous a apporté le fait de tourner en Algérie ?
Je me suis rendu compte que le peuple algérien désirait regarder devant lui, malgré tout. Ils étaient très ouverts et très joyeux, je leur en suis très reconnaissant. C’est extrêmement rare de pouvoir tourner aussi librement. Pour le peuple algérien, le fait de nous voir tourner, au fin fond des montagnes, était un véritable signe d’espérance. Le président de la République a été élu démocratiquement, à un pourcentage assez extraordinaire. Cela correspond à un vrai désir de souffler, de regarder vers demain et d’avancer tous ensemble. Les apparatchiks élevés au biberon soviétique seront bien obligés de partir en retraite et de laisser la place à la jeunesse.
Pourtant, malgré la solidarité des villageois, le groupuscule d’intégristes est toujours là…
Dans le film, on les a appelés des desperados, on ne voulait absolument pas entrer dans une polémique liée à l’actualité de l’Algérie et à la guerre civile. Ce n’était pas notre travail. Ce qu’on voulait, c’était restituer une ambiance, une atmosphère de la terre algérienne, c’est un film de la terre et pas sur la terre. Et pour cela, il fallait vraiment qu’on soit imbibés par elle, quitte à rentrer en transe.
Votre personnage se fait appeler « Kamel la France ». Quel est le regard du peuple algérien, dans les campagnes, envers la France ?
Il est plein de tendresse et d’affection. Il y a une espèce de manque. On partage la même histoire depuis quelques siècles et cette guerre qui nous a entre-déchirés, il faut réellement aujourd’hui en tourner la page. Un des progrès qu’on peut envisager, c’est de reconnaître les pieds-noirs comme algériens, il n’y a aucune raison pour qu’ils ne puissent pas avoir la double nationalité. Ils sont nés en Algérie, leurs ancêtres sont enterrés en Algérie. La France, c’est quand même la société consumériste, à laquelle on ne peut pas échapper, c’est une référence. C’est aussi la liberté des mœurs, la liberté tout court.
Allez-vous montrer le film dans la région où vous avez tourné et va-t-il être distribué en Algérie ?
Dès qu’on a fini la post-prod, je suis retourné dans cette région d’Algérie avec un DVD non mixé. C’est la première démarche que nous avons faite. Je leur suis très reconnaissant, parce que leurs réactions étaient saines et positives. Pour le reste du pays, je ne vois pas pourquoi je m’en priverais, c’est un pays libre. Il y a un système de distribution, des salles de cinéma et surtout un peuple qui aspire la liberté. On peut avoir de très mauvaises réactions, surtout de la part des apparatchiks modernes, c’est certain. Mais le fait de montrer un tel film ne peut qu’interpeller la population et les spectateurs.