Quatre ans après son essai remarqué sur le torture porn (Torture porn : l’horreur postmoderne, 2016), Pascal Françaix poursuit son exploration du cinéma de d’horreur contemporain, en se focalisant sur la teen horror, un sous-genre dont il commente l’évolution du premier Scream (Wes Craven, 1996) à It follows (David Robert Mitchell, 2014). L’introduction de ce nouveau livre, disponible en librairies le 22 août prochain, revient sur l’invention du concept de teenager et sur l’apparition, vers le milieu des années 1950, d’un premier cycle de films considérant la révolte adolescente comme un problème social : L’Equipée sauvage (Benedek, 1953), La Fureur de vivre (Ray, 1955), Graine de violence (Brooks, 1955). Il faut attendre la fin de cette décennie pour que s’opère une première mutation du teen drama vers la teen horror : I Was a Teenage Werewolf (Michael Landon, 1957) offre le premier portrait du teenager en monstre, un trait fondateur du genre qui détermine toute son histoire, de la scène inaugurale de Carrie (De Palma, 1974) aux ados cachés derrière le masque de Ghostface dans la saga Scream (1996-2011). Après les années 1980, moment où le genre entre dans son âge industriel et décline avec plus ou moins d’inspiration des franchises très rentables (les sagas Halloween, Freddy, Vendredi 13), la teen horror semble vouée à la redite ; elle procède à sa propre critique, sous l’influence de quelques textes importants (ceux de Robin Wood, Carol J. Glover surtout) dont l’écho a largement dépassé le champ universitaire. Le film le plus emblématique de cette période, Scream (Wes Craven, 1996), privilégie une forme autoréflexive renvoyant personnages et spectateurs à une même connaissance des règles immuables de la teen horror, résumées par le célèbre discours de Randy Meeks: le genre est entré dans l’époque postmoderne.
C’est ici que commence le travail d’analyse de Pascal Françaix, qui étudie les mutations récentes d’un genre partagé entre une tentation auto-réflexive (poussée à son extrême limite dans un film tel que La Cabane dans les bois) et une reconfiguration des codes « classiques », prenant acte des discours sur le genre et des revendications féministes contemporaines.
Le titre de ton livre pose une délimitation temporelle qui va du premier Scream (Craven, 1996) à It Follows (David Robert Mitchell, 2014), soit un corpus de films qui s’étend sur une vingtaine d’années. Tu commentes l’évolution de la teen horror à travers la grille du postmodernisme et des gender studies. L’approche est sensiblement la même que celle de ton livre sur le torture porn : tu parles assez peu d’esthétique, tu analyses les films comme des productions discursives selon une approche très anglo-saxonne, en ne citant d’ailleurs que des sources américaines. Est-ce que cela veut dire que la critique française, dans le domaine du cinéma de genre, est dépassée ?
En matière de cinéma d’horreur, la critique française actuelle a tendance à se focaliser sur le passé. La neo horror des années 1970 est sacralisée ; les slashers des années 1980, les productions Amblin font l’objet d’une nostalgie fétichiste. Les films de Romero, Carpenter, Craven, sont décortiqués, canonisés, aussi bien par les fans que par les universitaires. La production actuelle est souvent jugée à l’aune de ces œuvres, devenues des classiques intouchables, rarement revisitées d’un œil neuf ou remises en cause. Dans les années 1960, une revue comme « Midi-Minuit Fantastique » s’intéressait aux films anciens, aux productions Universal, par exemple, mais elle mettait aussi un point d’honneur à défendre des cinéastes contemporains, comme Fisher, Bava, Freda. Aujourd’hui, si une revue spécialisée consacre un dossier à un réalisateur, c’est qu’il a commencé sa carrière il y a une quarantaine d’années ! On trouve très peu d’articles de fond sur des gens comme Lucky McKee, Eli Roth ou Marcus Nispel, et quantité de cinéastes américains indépendants, vraiment novateurs, comme Scott Schirmer ou Dante Tomaselli, sont totalement ignorés chez nous. Si je cite majoritairement des sources américaines, c’est parce que je trouve peu ou pas d’écrits en France sur les films et les auteurs que j’évoque, en tout cas peu d’études fouillées.
Si j’écrivais sur les « grands anciens » des seventies que j’ai cités, il en irait autrement. Là, il existe toute une littérature francophone, parfois de grande qualité, à laquelle se référer – c’est particulièrement vrai depuis une dizaine d’années. Mais il y a peu d’équivalents aux travaux d’un Steve Jones ou d’un James Aston, par exemple, qui non seulement s’intéressent à des cinéastes contemporains, mais aussi à des productions underground, à tout un pan du cinéma d’horreur qui demeure en retrait de la grande distribution. Il y a parfois des exceptions, comme l’ouvrage de Stéphane Bex sur le found footage [publié aussi chez Rouge profond, NDLR] qu’il fallait oser écrire quand on sait combien cette catégorie filmique est décriée. Quant à mon approche plus discursive que formaliste, c’est que le cinéma me passionne avant tout d’un point de vue sociologique. Un film n’a pas besoin d’être esthétiquement réussi pour me stimuler. Je peux même écrire sur des films que je n’aime pas particulièrement – c’est le cas de la franchise Scream, que je trouve intéressante en tant que phénomène culturel, mais qui ne m’émeut absolument pas.
Le titre de ton chapitre sur Scream (« Une franchise affranchie ») est assez étonnant : tu avances que le cycle des Scream n’est pas si libre et « affranchi » qu’on a bien voulu le croire, que Craven cède à tous les clichés du teen slasher – à commencer par celui de la final girl (en l’occurrence, Sidney Prescott) – tout en les jetant dans le bain du postmodernisme : auto-réflexivité, critique des « simulacres » baudrillardiens, faillite de toutes les figures d’autorité… Du coup, je ne vois pas où se trouve l’affranchissement : de mon point de vue, les Scream sont vraiment les produits de leur époque et le quatrième volet, le plus moralisateur de tous, dresse une critique impitoyable de la génération Y, que Craven représente à travers le personnage de Jill (Emma Roberts), la cousine de Sidney, qui tue pour la remplacer.
Il y a de la dérision dans le titre de ce chapitre. Je n’utilise pas le mot « affranchi » dans le sens de « libre », « émancipé », mais plutôt dans celui, plus populaire, d’« instruit », de « connaisseur ». Quelqu’un d’affranchi, en argot, c’est quelqu’un qui est « au courant », quelqu’un à qui « on ne la fait pas ». Pour moi, c’est tout à fait l’attitude de Craven, qui s’amuse à jouer au plus malin, qui fait mine de ne pas « tomber dans le panneau » des codes du slasher, mais qui, au bout du compte, les reconduit presque tous. Il le fait d’ailleurs consciemment, comme un pied-de-nez aux spectateurs auxquels il annonce : « Je vais casser tous les clichés », pour mieux les entraîner dans la même mécanique narrative et morale que ses prédécesseurs. Comme tu dis, la série dans son ensemble est assez moralisatrice, en particulier le dernier film, mais elle l’est de façon roublarde et ambiguë, de façon plus fine, par exemple, que dans Halloween de Carpenter. On a l’impression que Craven s’applique à n’être dupe de rien. C’est en cela qu’il est vraiment postmoderne, plus que par l’aspect référentiel et métafilmique des films.
Un autre exemple de slasher postmoderne serait Unfriended (Levan Gabriadze, 2015), une production Blumhouse à laquelle tu consacres quelques pages assez sévères. Tu écris : « Annoncé comme le film d’horreur de la génération Y, Unfriended lui intente surtout un nouveau procès, et s’inscrit en cela dans le rang des néo-slashers les plus moutonniers. » Ce qui a pourtant été souligné et salué à la sortie du film, c’est sa forme ludique, entre found footage et screen movie.
La forme du film est intéressante, bien que pas vraiment neuve, car le procédé avait déjà été utilisé en 2013 dans The Den de Zachary Donohue, et en 2014 dans Open Windows de Nacho Vigalondo. Mais l’histoire qui est racontée de cette manière visuellement novatrice est d’un total classicisme – c’est la structure basique du slasher – et violemment anti-jeunes. En plus, comme je l’écris dans mon livre, la technique du screen movie, qui se veut moderne et « tendance », a pour corollaire le rétablissement de la règle des trois unités : unité de temps, unité de lieu, unité d’action. Il y a un déséquilibre dans ce film qui veut attirer la génération Y en employant un langage visuel qui lui parle et qui, dans le même temps, est un plaidoyer contre cette même génération, qui n’a rien à raconter de neuf ou d’intéressant sur elle.

Remakes
J’aime beaucoup ton chapitre sur les remakes des années 2000-2010, j’y vois un vrai travail critique de réhabilitation de films souvent décriés, à peine vus et commentés : était-ce ton but ?
Oui, il y a une volonté de réhabilitation. Une volonté surtout d’inciter le lecteur à voir ou revoir ces remakes sans préjugés, à la lumière de notre époque, et non en fonction de valeurs et d’idéaux esthétiques ou politiques attachés à l’époque des films originaux. Refaire Halloween ou Massacre à la tronçonneuse en fonction de l’idéologie des années 1970, et donc vouloir conserver la veine réactionnaire du premier ou contestataire du second, n’a pas grand intérêt. Le climat social est complètement différent, et les peurs actuelles ne sont plus celles de jadis, donc le remake n’est pas tenu au respect de son modèle. Quand je prends la défense de Carrie, la vengeance (Kimberly Peirce, 2013) ou de Freddy, les griffes de la nuit (Samuel Bayer, 2010), je sais que vais faire grincer pas mal de dents, mais en toute honnêteté, ces films n’ont pas bénéficié d’un regard objectif. Apprécier un remake n’est pas dénigrer l’œuvre d’origine. Bien sûr, certains peuvent être calamiteux, mais je crois qu’il convient de les juger en eux-mêmes, en dehors de toute comparaison avec leurs référents. J’entends souvent dire que le Freddy de 2010 est raté parce qu’il ne fait pas peur comme le Craven. Mais la priorité de Samuel Bayer est-elle de faire peur ? Envisage-t-il Freddy comme un croquemitaine terrifiant ? Pas exclusivement. Il y a d’ailleurs un moment où ses jeunes victimes s’interrogent sur la véracité des témoignages livrés sur lui quand elles étaient enfants. Elles cherchent à trouver confirmation des actes de pédophilie dont elles l’ont accusé. Freddy est à deux doigts de passer pour un martyr. C’est un aspect intéressant, qui n’existait pas dans l’original, moins porté sur le doute, moins soucieux de la psychologie des personnages. Les intentions des auteurs sont différentes parce que l’époque n’est plus la même. Faire aujourd’hui un film des années 1980 en 2010 n’aurait aucun sens – cela existe, hélas, et ça donne le courant généralement très creux du neo-grindhouse.
À propos d’Halloween, tu analyses les deux remakes réalisés par Rob Zombie (en 2007 et 2009), mais tu ne parles pas du Halloween de David Gordon Green (2018), qui certes n’est pas un remake et s’écarte un peu de ton champ de réflexion (David Gordon Green fait le strict minimum en termes de teen horror) mais aurait pu avoir sa place par la relation critique qu’il entretient avec le slasher « classique ». Jamie Lee Curtis – qui venait de fêter ses 60 ans au moment où le film est sorti – se pose en guerrière, elle attend le retour de Myers dans une maison aménagée en petite forteresse et va jusqu’à parodier son rôle de final girl dans une séquence finale où trois femmes (elle, sa fille et sa petite-fille) se liguent contre le tueur masqué. Quand j’ai vu le film, je me suis dit qu’il reflétait parfaitement l’impasse dans laquelle se trouve le slasher depuis une vingtaine d’années : en se dotant d’un sous-texte critique, dont tu expliques très bien l’élaboration à partir de Scream, premier slasher auto-réflexif, le genre ne ressemble-t-il pas aujourd’hui à un vieux serpent qui se mord la queue ?
Concernant le Halloween de Green, pour être honnête, je ne l’ai toujours pas vu ! J’étais en pleine écriture du livre quand le film est sorti, et il m’a semblé qu’il n’avait pas de lien important avec la teen horror, mais traitait plutôt du vieillissement. Je me suis même demandé s’il n’opérait pas un retour à la hagsploitation, ces films où des dames mûres ou âgées affrontent un péril mortel ou, au contraire, constituent une menace. Je ne sais pas, il faut que je me décide à le voir… Quant au slasher, vieux serpent qui se mord la queue, il y a évidemment du vrai. L’auto-réflexivité y est devenue systématique, souvent à un niveau primaire, celui de la citation des classiques. Il y a des exceptions, comme le superbe Scream Girl, qui est certes un film « méta », mais d’une grande subtilité, et surtout d’une grande sensibilité. C’est une œuvre qui n’a rien de cynique et qui accorde une place à l’émotion, ce qui est rare dans le sous-genre. It Follows est un autre titre intéressant et novateur. Le problème n’est pas uniquement cette conscience métafilmique un peu lourdingue à la longue, mais aussi le fait que le slasher finit par se conformer au discours critique et théorique, très important aux États-Unis, qui lui a été consacré à partir des années 1990. Ce discours était majoritairement féministe et le sous-genre est devenu hyper-conscient des enjeux qu’il soulève en matière de politique des sexes. Les femmes y ont pris une importance capitale, au point que le slasher est presque devenu une déclinaison horrifique du women’s film. C’était intéressant au début, mais là encore, cela a produit une uniformisation.
Tu consacres quand-même un large chapitre de ton livre à la figure de l’adolescente et plus précisément à la thématique de la féminité monstrueuse, sous laquelle se rangent un groupe important de films : May (Lucky McKee, 2002), Teeth (Mitchell Lichtenstein, 2007), All the boys love Mandy Lane (Jonathan Levine, 2008), Jennifer’s Body (Karin Kusama, 2009) et Grave (Julia Ducournau, 2016). Tu parles à ce propos de « coming of rage » : tu sous-entends par là que ces films sont l’expression d’une colère féminine, voire féministe ?
Tout à fait. C’est l’habituel schéma de l’émancipation de la femme, en l’occurrence de la jeune fille opprimée par une société patriarcale. Ça peut paraître schématique dans l’idée et dans la formulation, mais c’est ça. Ceci dit, le propos féministe de ces films est souvent très contrasté. Il y a une oscillation fréquente entre l’exaltation de l’autonomisation des protagonistes féminins et une crainte face à ce phénomène. Ces adolescentes qui se libèrent le font en devenant des monstres, et présentent donc un caractère négatif. Fréquemment, elles finissent par abdiquer leurs velléités d’affranchissement, ou elles en sont punies. Il y a peu de films comme The Witch (Robert Eggers, 2015) qui s’achèvent par une célébration de cette indépendance.
Dans les pages que tu consacres au remake de Massacre à la tronçonneuse (Marcus Nispel, 2003), on voit à quel point la teen horror des années 2000 et le torture porn sont des genres voisins, qui se recoupent sur certains points. Je pense notamment à la martyrisation des hommes, un aspect que tu analyses beaucoup dans ton livre.
Les temps ont changé. La victimisation des femmes n’est plus inéluctable ; ce n’est plus une tradition du cinéma d’horreur. D’une part parce que l’image de la femme combative est devenue plus familière, et parfois plus vendeuse, d’autre part parce que la conception de la masculinité a évolué. L’homme n’est plus considéré comme essentiellement réactif, vindicatif ou agressif. Certains sociologues, comme Jennifer Lemon aux Etats-Unis ou Francis Dupui-Déri en France, estiment que la fameuse « crise de la masculinité » est une ruse des hommes pour accabler le féminisme et rétablir insidieusement leur hégémonie. Mais quelle que soit son intensité et son degré de gravité, cette crise existe et le cinéma en témoigne. Le torture porn a beaucoup contribué à populariser cette notion, en montrant des hommes suppliciés, avilis, réduits à l’impuissance, parfois par des femmes. Le corps masculin y est devenu pénétrable, fétichisé, érotisé dans la douleur – je parle du torture porn dans sa variante que j’appellerais « grand public », c’est-à-dire les films sortis dans le circuit commercial classique, pas les direct-to-dvd ou l’horreur hardcore, où la femme reste plus souvent la victime privilégiée. Le remake de Massacre à la tronçonneuse est sorti en plein essor du torture porn, à un moment où l’horreur redevenait frontale, et sa scène la plus cruelle et sanglante implique une victime masculine qu’une femme tente de sauver. Ceci dit, la teen horror recoupe rarement le torture porn sur le plan de l’horreur graphique, du gore. Le torture porn et le teen slasher, par exemple, font mauvais ménage : le premier repose sur des sévices prolongés, le second sur des meurtres brutaux, soudains et rapides. Mais sur le plan de la victimisation masculine, les deux courants se rejoignent et il y a une autre raison à cela. L’adolescence est souvent perçue comme un moment de flottement dans l’affirmation de sa sexualité, un moment où les garçons doivent acquérir leur virilité, l’imposer, parfois sans succès. En outre, l’obligation de « devenir un homme » n’est plus aussi pesante au début du troisième millénaire, la frontière entre les genres sexuels est plus floue, plus poreuse. Des films qui mettent en scène des adolescents (même s’ils ont souvent plus de vingt ans) prennent forcément ces données en compte. C’est pourquoi on rencontre pas mal de victimes masculines dans la teen horror, bien qu’elles n’y soient pas majoritaires. En revanche, on y voit beaucoup d’antagonistes en pleine crise de la masculinité, comme dans Scream, le Halloween de Zombie, Cherry Falls de Geoffrey Wright, ou le méconnu mais passionnant Found de Scott Schirmer.

Malaise du mâle
Cette « crise de masculinité » est l’une des thématiques majeures de ton livre. Tu soulignes que c’est une différence importante avec la teen horror des années 1970-80 : la masculinité est devenue trouble, incertaine, opaque, elle ne va plus de soi. On pourrait multiplier les exemples parmi les films que tu analyses : le couple de tueurs masqués du premier Scream (Craven, 1996), l’adolescent perturbé de Donnie Darko (Richard Kelly, 2001), le boy next door de Fright Night (Craig Gillespie, 2011)… Qu’est-ce qui t’intéresse dans ces films ?
Le fait qu’ils se distinguent de l’ensemble de la teen horror où, comme je le disais à propos du slasher, l’étude de la féminité tend à éclipser celle de la masculinité. Pour dix films dans la lignée de Carrie, Jennifer’s Body, ou Tous les garçons aiment Mandy Lane, on ne trouvera que deux ou trois films dans la veine de Donnie Darko. Dans la teen horror au féminin, il est rare que les personnages de garçons soient autre chose que des caricatures. Les films qui développent un discours féministe donnent d’ailleurs l’impression paradoxale que les mecs ne sont plus une menace, sont insignifiants, stupides ou absents. Dans ce cas, quel est l’utilité du féminisme aujourd’hui ? Or, s’il y a eu une évolution de la féminité au cours des trente dernières années, si le postféminisme a apporté des choses stimulantes, en particulier au niveau de l’autonomisation par la sexualisation et par la dénaturalisation parodique de la féminité, il y a eu aussi des mutations importantes dans la masculinité, qui sont celles que tu signales. Le « devenir homme » – le fameux : « Tu seras un homme, mon fils » –, ne va plus de soi, peut même sembler vide de sens à la jeunesse actuelle. J’aime les films qui explorent ces questions. Ils sont généralement plus complexes, moins tributaires des conventions que les films de girl horror, même s’il y a des chefs-d’œuvre dans ce domaine, comme Teeth (Mitchell Licthenstein, 2007) ou Excision (Richard Bates, 2012). La boy horror commence à s’étoffer et on y trouve des films vraiment radicaux, comme Dead Girl (Marcel Sarmiento, 2008), Super Dark Times (Owen Campbell, 2017) ou I’m Not a Serial Killer (Billy O’ Brien, 2016)
Dans cette veine de la boy horror, Donnie Darko joue un rôle fondateur, mais je n’y décèle pas le sous-texte homoérotique que tu décris…
Pour moi, Donnie Darko est à la teen horror au masculin ce que Carrie de Brian De Palma fut à la teen horror au féminin : un jalon, une étape, une référence. Il manquait un grand film qui s’intéresse à l’adolescent mâle et il est venu un peu tardivement, en 2001. La subjectivité mâle y est non seulement présentée comme flottante, indécise, mais elle se spectralise. Le sous-texte homosexuel, qui me semble très perceptible, en particulier dans tout ce qui touche aux rapports de Donnie avec le lapin Frank et le Frank réel, est l’un des aspects de l’indétermination du jeune homme. Ce n’est peut-être pas l’aspect le plus saillant, mais il existe, il participe au trouble identitaire et existentiel qu’éprouve Donnie et c’est un élément que l’on retrouve dans la majorité des films de boy horror. Généralement, les implications queer restent implicites, mais il est facile de les détecter, car elles engendrent certains codes immuables. Par exemple, le personnage de la jeune fille, amie ou petite amie du protagoniste, et qu’un autre garçon proche de ce dernier courtise. C’est ce qu’Eve Kosofsky Sedgwick, une spécialiste des études gays et lesbiennes, appelle « la femme triangulée », c’est-à-dire une femme qui apporte une caution à l’hétérosexualité d’un couple masculin, tout en servant de passerelle à un désir homosocial. Il y a aussi tout ce qui tourne autour du thème du double et de l’image spéculaire – le reflet dans le miroir –, qui renvoie à l’amour narcissique. Tout cela est très présent dans Donnie Darko et dans beaucoup d’autres films de la même lignée.
Donnie n’est pas selon toi un ado rebelle que l’on pourrait inscrire dans la lignée de James Dean dans La Fureur de vivre (Ray, 1955). Personnellement, je le vois plutôt comme un héritier de Benjamin Braddock dans Le Lauréat (Mike Nichols, 1967), qui est déjà un film proche du teen drama, où il est question de « crise de la masculinité ». L’allusion au film de Nichols est d’ailleurs explicitée dans le film par la présence de l’actrice Katharine Ross, qui jouait le rôle de la psy de Donnie. Qu’en penses-tu ?
Je suis entièrement d’accord avec toi. Il y a du Benjamin Braddock chez Donnie. Ils ont une sorte de passivité due à l’expectative, ils occupent un temps suspendu entre l’adolescence et l’âge adulte. Les responsabilités d’hommes qui les attendent et qu’on attend d’eux les laissent dubitatifs. Ce ne sont pas des rebelles, ou alors par inadvertance. Ils sont trop dégagés et désengagés pour exprimer de la révolte.
A l’opposé de ces films qui explorent les failles de la virilité, la teen horror exhibe aussi une masculinité agressive, parfois aguicheuse, très érotisée. C’est le cas dans Le Pacte du sang (Renny Harlin, 2006) qui décrit une confrérie masculine. Ce schéma vient de la teen comedy, où le groupe de garçons est une entité à part entière – mais il est rare, voire marginal dans la teen horror. A ton avis, pourquoi ?
Encore une fois, à cause de la primauté accordée au féminin. On trouve des tas de films sur les sororités ou les groupes de cheerleaders, très peu sur les fraternités. Il y a bien les films de David DeCoteau, comme la franchise The Brotherhood, mais là, nous sommes dans le domaine de l’horreur queer, qui revendique une identité homosexuelle et où tous les garçons sont fortement érotisés. C’est une catégorie de films qui n’est d’ailleurs pas très appréciée par les fans d’horreur traditionnelle, lesquels sont souvent réfractaires aux thématiques gays – tandis que les cinéphiles gays et lesbiennes aiment beaucoup la teen horror et les teen movies en général, qu’ils réinterprètent volontiers dans une optique queer. Le Pacte de sang est un film très drôle, car incroyablement gay, ce que peu de commentateurs ont relevé, alors que ça crève les yeux. Son réalisateur, Renny Harlin, a volontairement employé des acteurs issus du mannequinat, des figures de mode qu’il déshabille et exhibe copieusement. On se demande s’il a réalisé ce film pour attirer les midinettes (c’était sans doute le cas) ou la communauté homosexuelle masculine. La stratégie, quelle qu’elle soit, n’a pas vraiment fonctionné, car le film a eu un succès mitigé. Mais en dehors de ces productions qui flirtent avec le camp, les confréries masculines ou les groupes masculins sont généralement relégués à l’arrière-plan dans la teen horror. C’est qu’il est difficile, presque impossible de les dépeindre sans faire apparaître certaines ambiguïtés dans les rapports homosociaux. Et ces ambiguïtés restent néfastes au box-office.
Ton étude se conclut sur It Follows (David Robert Mitchell, 2015), que je considère comme toi comme le chef-d’œuvre de la teen horror de ces vingt dernières années. Tu écris : « Si l’on admet que l’un des principes de base du teen slasher est le châtiment de la sexualité adolescente par la mort, It Follows (2014) devrait en être un exemple archétypal. » C’est du moins ce qu’induit son argument central : après que des teenagers ont fait l’amour, une créature surnaturelle les poursuit inlassablement pour les massacrer. Mais il se trouve que le film de David Robert Mitchell subvertit les fondamentaux du sous-genre au point de s’en désolidariser totalement, bien au-delà des exercices de déconstruction métafilmique de Scream ou de La Cabane dans les bois (Drew Goddard, 2012). En quoi le film est-il autre chose qu’un simple « exercice de déconstruction » ?
En ce qu’il ne se limite pas à un déboulonnage ou à une parodie superficielle des codes du sous-genre. Par exemple, un métafilm basique ironiserait sur la convention qui veut que seules les filles vierges échappent au tueur et ont une chance de devenir final girls. Dans Scream, Craven nous montre Sidney couchant avec Billy, et parvenant malgré cela à vaincre Ghostface. C’est amusant, mais ça ne va pas loin, et c’est d’ailleurs devenu un cliché à son tour. Dans It Follows, David Robert Mitchell dépasse ces clins d’œil et mène une analyse en profondeur des causes du puritanisme du teen slasher, en explorant le rapport des adolescents à la sexualité. Il met en relief à la fois les équivoques du sous-genre et celles de la sexualité adolescente. La créature, « It », encourage une sexualité polyvalente et contrarie le régime monogame, ce qui est plutôt libéral. Mais en même temps, « It » demeure un monstre qu’il faut éliminer, donc le propos libertaire reste très équivoque, tout comme l’est le propos réactionnaire de nombreux slashers. Mitchell inverse certaines données du sous-genre pour mieux montrer ce que celui-ci présente d’immuable : son ambivalence idéologique. Ce n’est pas un travail de sape ou de dérision, mais une exploration en profondeur, avec une grande attention portée à la psychologie des adolescents contemporains. C’est en cela que le film est déstabilisant et parvient à être réellement effrayant, ce qui n’est pas monnaie courante.