Il se pourrait que la fâcherie contre Abdellatif Kechiche, après l’épouvantable Vénus noire, ne soit que temporaire, et que l’on se réconcilie avec lui à un degré que l’on ne soupçonnait peut-être pas. Les jours du festival défilent et l’on commençait à s’impatienter en se demandant quand allait enfin débouler un (ou « le ») film dont on ressortira vraiment ébranlé, étonné, excité, éventuellement prêt à en découdre… On a vu de belles choses, quelques-unes très convaincantes, comme L’Inconnu du lac de Guiraudie à « Un certain regard », mais, pour l’instant, La Vie d’Adèle est le seul à répondre véritablement à ce pedigree en compétition officielle. À certains moments de la projection, une attention et tension particulières du public étaient très nettement palpables, des cœurs se sont serrés, des corps se sont certainement manifestés des manières les plus troublantes.
Adapté librement de la bande dessinée Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, la durée et le titre disent bien l’ambition romanesque de Kechiche dans cet ample récit de trois heures, dont, visiblement, personne ne s’est plaint – à ma connaissance. La Vie d’Adèle débute par une scène de classe où il est question de littérature, et de Marivaux puis de La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette. Il ne s’agit pas que d’un clin d’œil à L’Esquive, cela permet d’introduire l’idée de prédestination de la rencontre amoureuse. Une nuit, Adèle, seule dans sa chambre, fait apparaître une fille aux cheveux bleus, comme visitée par une projection de ses désirs ; l’acte solitaire se fait, déjà, avec Emma, annonçant cette passion torride. Il y a quelque chose de maudit dans cette manifestation nocturne, on pense à une succube venant posséder le corps de sa proie. Kechiche brouille ainsi la chronologie puisque cette scène précède la rencontre intervenant plus tard dans la rue lors d’un croisement furtif. Et cette manifestation de la prédestination pour Adèle va la faire brûler de désir, de bonheur lorsqu’elle est effective, avant que le désespoir ne s’empare d’elle.
On découvre Adèle en lycéenne, charmante passionnée de lettres, classe moyenne, ni bien ni mal dans sa peau, elle se cherche. On va la voir grandir, devenir femme, dans une narration trouée d’ellipses pas forcément immédiatement perceptibles. Adolescente, comme chacun, elle s’intéresse à ses désirs, de façon à la fois gaillarde et pataude. De la lecture de Marivaux, on passe, dans la scène suivante, à une discussion crue entre copines : « si ça le fait, je le nique. » Le cinéaste relie ainsi la culture « légitime » et le contemporain, fait dialoguer le classicisme et le prosaïsme. Il a parfois la main lourde dans l’inscription sociologique des goûts et pratiques des uns et des autres, on assiste à des discussions qui semblent plaquer La Distinction. Critique sociale du jugement, où Pierre Bourdieu délimite les capitaux culturels et économiques et les champs où les individus évoluent en fonction de leur habitus. Quant à la « conversion » aux huitres, ça n’est évidemment pas le moment le plus fin du film. Mais Kechiche parvient aussi à en faire une matière dramaturgique puisque la « distinction » condamne en quelque sorte leur amour ; à Emma l’ascension dans les cercles de l’art contemporain, à Adèle un manque d’ambition avec son métier d’institutrice. Cette altérité fait naître une curiosité mutuelle avant qu’elle ne se transforme en écart, puis en fossé, et enfin en abîme impossible à combler.
L’intérêt de se rendre à un festival comme Cannes est notamment de voir se dresser un grand film et une cartographie du cinéma avec la succession des films vus de façon rapprochée. Dans le cinéma français, on a beaucoup tourné autour des désirs, passant par la naissance de ceux-ci. Grâce à un art de la dynamique des scènes, Kechiche capte des choses à cet égard qui, du coup, sont extrêmement cruelles pour Rebecca Zlotowski (Grand Central, avec Léa Seydoux également) ou Katell Quillévéré (Suzanne). Il peut aussi compter sur son talent dans la direction d’acteur ; on découvre ici Adèle Exarchopoulos dans le rôle-titre, extraordinaire de variété et d’intensité, faisant apparaître sur son visage – et son corps lors des scènes érotiques – des états extrêmement forts et subtils. Belle idée aussi de « viriliser » Léa Seydoux en artiste lesbienne, de ne pas en faire ainsi « l’argument » sexy du film. Aussi le cinéaste orchestre son filmage et son montage d’une manière beaucoup plus coulée, si l’idée de transe demeure, celle-ci est tranquille, apaisée, tout en nouant des pics de tension, notamment la déchirante scène de rupture. Avec Vénus noire, il était tentant de claquer la porte au nez du cinéma d’Abdellatif Kechiche, l’ampleur et la générosité de La Vie d’Adèle nous donne l’envie de lui ouvrir les bras à nouveau, et de l’aimer.