La sélection cannoise est abondement commentée et souvent même conspuée avant même la découverte des films ; après cinq jours, on commence à avoir un regard sur les forces en présences. On se dit notamment tant mieux pour la Quinzaine, qui a bien fière allure avec trois des films les plus marquants vus ici : L’Ombre des femmes de Philippe Garrel, Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin et le dévoilement hier du premier volet des Mille et Une Nuits de Miguel Gomes – on sait que cela est lié aux choix, que l’on peut considérer comme hasardeux, de l’officielle. On se dit aussi qu’avec une histoire de deuil et d’esprits au Japon, Kiyoshi Kurosawa, présenté à «Un certain regard» avait sa place en compétition, en tous cas bien plus que The Sea of Trees de Gus Van Sant. On verra demain si le chaman Weerasethakul « méritait » ce qui ressemble à une relégation au sein d’«Un certain regard».
Avec Kurosawa, on ne sera pas surpris qu’il soit ici question de fantômes, selon le principe de contamination du monde des vivants par les morts, dynamitant la notion même de « réel ». Comme par exemple dans le génial Kaïro (présenté aussi à «Un certain regard» en 2003), les spectres sont toujours déjà là, la présence préexistent à leur matérialisation, leur monstration. Mais avec Vers l’autre rive, Kiyoshi Kurosawa pousse à l’extrême cette logique en normalisant la compagnie du fantôme, instaurant une familiarité ; l’apparition n’est pas surgissante ni suivi de la disparition – le fantôme existe. Dans le dernier segment, il est dit que Karuo, une femme présente à l’écran, « n’est déjà plus en vie ». Bref, le cinéaste ne joue pas ici de la tension fantastique pour la frousse.
Suspenses émotionnels
Mizuki est une jeune veuve dont le mari est mort en mer sans que l’on ait pu retrouver son corps. Trois ans après, cet époux, Yusuke, lui rend visite un soir. Il l’entraîne dans un parcours où le couple va revisiter ces trois années de séparation. Ceci donne lieu à un étrange récit, un voyage dans le temps et dans l’espace dans lequel on flotte – et il faut l’accepter de flotter, sinon on risque de ce casser les dents. Cette visite du passé du fantôme de Yusuke dessine une trajectoire au croisement de l’exploration du monde des vivants et des morts, un cheminement dans un deuil ainsi que la possibilité de l’invention d’une vie pour Mizuki.
Ce n’est pas une grande nouvelle mais Kiyoshi Kurosawa est un grand metteur en scène, créant le trouble par de simples raccords, par la disposition des présences dans des espaces géométriques et souvent symétriques, un travail sur l’état des corps et des visages – quelques gros plans très marquants où les personnages ont les yeux plantés dans ceux du spectateur ; on pense évidemment à Ozu. On retient aussi des compositions du décor et un travail lumineux admirables. Il fait naître ici de superbes suspenses émotionnels par le (simple) dévoilement de nouvelles parcelles d’espaces par des recadrages dans le plan en usant de travellings ou zooms arrière délicats. Quelques scènes feront parties de la mémoire du festivalier ; parmi elles : dans un train un enfant n’ayant d’yeux que pour Yusuke dispose ses mains sur ses genoux, ou encore lorsque Mizuki et une mère endeuillée assistent à la prestation au piano d’une fillette.