Onze ans après The Host et son gros batracien kidnappeur de fillettes, on trépignait à l’idée de découvrir le nouveau monstre de Bong Joon-ho sorti du ventre de Netflix. À l’époque, la fable horrifique avait surpris par sa capacité à faire coexister désir de fiction pure et radiographie de la société sud-coréenne avec une virtuosité et une acuité de petit maître. Retour à ces affaires-là donc pour Bong avec Okja, dont la teneur politique de l’intrigue ne fait cette fois-ci aucune équivoque : élevé avec amour par une petite orpheline prénommée Mija et son grand-père, Okja, gigantesque cochon génétiquement modifié, est récupéré à des fins marketing par la multinationale d’élevage porcin qui produit, exploite, abat et conditionne ses congénères en saucisses. En résulte un angoissant survival animaliste, entre Elliott le Dragon et Babe, rendu un peu obèse par sa goinfrerie (on y revient), et dont tout l’argument se trouve résumé par la bête elle-même – sorte de Pokémon pachydermique et attachant. Bong ne s’en cache d’ailleurs nullement, puisqu’il baptise son film du nom de l’animal convoité. Or, intituler un film du nom du monstre, c’est orienter d’emblée tous les projecteurs sur lui : moins ce qu’il permettrait de raconter, comme c’était le cas de The Host dont la créature offrait surtout un détonateur narratif, prétexte à dénuder le corps social, que lui-même, dans son destin de personnage à part entière.
Ceci posé, la principale invention d’Okja, c’est bien sûr sa créature : allégorie parfaitement synthétique de l’exploitation animale sous toutes ses formes, elle est un corps composite ultime. Car Okja n’est pas qu’un cochon géant, c’est toute une partie du règne animal enveloppée dans une même peau : il a la tête de ces rhinocéros blancs à qui l’on a arraché les cornes, l’aptitude amphibie d’un hippopotame, les proportions d’un éléphant, l’apparence générale d’un énorme goret bien charnu, le comportement d’un golden retriever et le funeste destin d’un bœuf. C’est tous les animaux, menacés, dénigrés (comme le porc) ou appréciés (le meilleur ami de l’homme), fusionnés par la magie de la palette graphique (et il faut saluer la précision de la modélisation). Sauf que ce monstre-là, génétiquement dopé (viande savoureuse, croissance rapide et empreinte carbone minime, vante le personnage de la PDG joué par Tilda Swinton), convoité par l’entreprise à l’origine de sa naissance et idolâtré par un groupuscule animaliste, ce monstre-là, donc, n’est finalement qu’un animal. Tantôt joyeux, apeuré ou abattu au fil d’une aventure qui le verra quitter les montagnes verdoyantes de sa Corée d’adoption pour un abattoir concentrationnaire, le monstre découvre toutes les gammes de l’expérience animale depuis les deux extrêmes que sont l’amitié (du toutou) et la mise à mort. Deux positions de bête en propre, et pourtant brutalement antinomiques que le film, lucide, se condamne à renvoyer dos à dos. Car c’est moins l’histoire d’un apprentissage – le monstre est d’emblée à sa place d’animal de compagnie, et la fillette, une maîtresse aimante –, qu’un triste constat d’impuissance : en démultipliant intrigues et situations, le scénario manipule Okja comme une grosse peluche corvéable, et le met dans toutes les situations de captivité, d’exploitation, de menace et d’exhibition imaginables.
Beau film de monstre, donc, en ceci qu’il en invente un de toutes pièces pour, comme toujours, tendre un miroir à l’humanité sous l’angle de ses contradictions et de sa vanité. Mais une fois passé l’empilement de registres, le foisonnement hystérique de personnages et l’outrance de cette révolte dérisoire ourdie par les activistes, l’idée la plus surprenant et précieuse du film tient peut-être dans l’épure de son épilogue étrangement apaisé. De retour au calme, dans la demeure isolée du grand-père, Mija savoure la compagnie retrouvée d’Okja après l’avoir tiré de son comestible destin. De toute son espèce, lui seul aura été sauvé. C’est pourquoi cette fin n’est pas qu’un retour à l’ordre initial et à l’harmonie retrouvée. Elle est chargée du fardeau de la séquence précédente, et lourdement endeuillée de tous ces autres « Okja » sacrifiés sur l’autel de la rentabilité.
À la faveur d’un long plan serré, dans lequel se devine un échange susurré entre le monstre et la petite fille, on comprend que les deux personnages ne sont plus aussi légers et insouciants qu’à l’entame de leur aventure. Et il n’est pas interdit de supposer, dans ce très beau tableau final de repas autour du grand-père, que la marmite qui regorge de légumes ne contient pas de viande. C’est la beauté labile de cette dernière séquence que rien ne rattache aux deux heures de tapage qui précèdent, et en creux de laquelle, une fois le constat d’impuissance acté contre les forces de l’argent, se lit la repentance symbolique d’un petit foyer où les animaux ne seront plus jamais inquiétés. Sur le principe, rien ne nous oblige à y souscrire, mais ce retour à l’harmonie du quotidien est traité avec tant de pudeur et de subtilité que c’est tout simplement très beau.