L’univers de Sauvage, premier long métrage de Camille Vidal-Naquet sélectionné cette année à la Semaine de la critique, a le mérite de proposer un regard atypique et fort, à la fois tendre et trash, sur un milieu rarement filmé : celui des gigolos. Léo, travailleur du sexe de 22 ans, se prostitue par nécessité, mais aussi par amour de son quotidien — celui d’une vie marginale, où le personnage partage parfois de beaux moments d’amour et de complicité. Le film se refuse donc à tout jugement moral, rejoignant la famille artistique de Virginie Despentes et son Vernon Subutex, où notre société s’observe et se réinvente depuis la marge. Le film suit en effet de manière assez documentaire et passionnante la vie des « Messieurs du bois de Strasbourg », montrant sans fard ni pathétique leur addiction au crack, les violences qu’ils subissent, la difficulté à trouver parfois un toit pour dormir. La ville se transfigure, devient un beau territoire poétique de désir et de violence, où l’on erre dans les bois comme l’on chasserait dans une jungle. Le corps souple et libre de Léo, le réalisateur le suit d’ailleurs à l’épaule comme l’on filmerait un guépard, errant dans la forêt, se dorant au soleil contre un mur, ou endormi à même le béton du trottoir. On peut donc regretter que le titre du film annonce aussi explicitement le caractère de son personnage, laissant peu de surprise quant à la fin de son scénario : Léo est bien un être profondément sauvage, incapable de s’intégrer durablement au reste de la société.
Et la tendresse, bordel !
Mais notre héros reste aussi un pur personnage de fiction. C’est une sorte de Candide du sexe, une Belle de Jour du pauvre, ne vivant que pour donner généreusement de l’affection aux autres. Léo propose en effet souvent à ses clients les plus âgés de les prendre dans ses bras toute la nuit, faute de pouvoir vraiment faire l’amour. C’est cela qui touche surtout : comment, au cœur de scènes potentiellement sordides, l’horreur s’efface et laisse place à la tendresse. L’émotion naît donc du contraste entre la vie violente de Léo et la délicatesse des sentiments qui la transcende. Léo vit ainsi avec son ami Ahd, un type viril et brutal, un amour platonique, où le bonheur est de simplement dormir contre l’autre et de l’entendre respirer. Camille Vidal-Naquet parvient à capter avec une belle justesse ces petits moments de bonheur intimes, probablement aussi grâce à la puissance du jeu de ses deux acteurs principaux Félix Maritaux (Léo) et Éric Bernard (Ahd).
Le sexe, miroir de l’être humain
Comme dans L’Inconnu du lac et Rester vertical d’Alain Guiraudie, l’intimité devient ici un formidable terrain d’exploration cinématographique. Au fil des rencontres de Léo, la sexualité dévoile différentes possibilités d’être au monde, différents visages de l’humanité : le goût du jeu, la tendresse et la douceur, les rapports de force et leur violence. Le film s’ouvre quasiment sur un « plan à trois » avec un handicapé qui échappe au manichéisme. Si les deux gigolos agissent avec douceur et compassion auprès d’un homme hémiplégique, le client finit par être assez tyrannique en renvoyant avec perte et fracas Léo, qui s’est montré pourtant le plus affectueux des deux hommes. Si Léo connaît la tendresse avec quelques vieux clients, il rencontre aussi un duo de brutes qui torturent littéralement le garçon avec un pod anal. Cette séquence, une des plus dures du film, est aussi l’une des plus fortes tant elle montre parfaitement les dérives inhumaines de la commercialisation des êtres. Léo lui-même n’échappe pas à ces ambivalences et se montrera parfois le bourreau d’un autre. Sauvage devient ainsi un film « existentiel » à part entière : il embarque le spectateur dans un périple mouvementé et sensuel, fidèle reflet de la liberté de son personnage.