Une image surgit et tout est dépeuplé. Sur une colline proche de la frontière iranienne, un petit garçon enchaîné à un arbre crie sa rage de ne pouvoir dire au revoir à son grand-frère. Ce plan fixe qui imprime durablement la rétine après le visionnage du beau premier film de Panah Panahi, Hit the Road, constitue un sommet émotionnel dont il faut remonter au point d’origine. S’inscrivant dans le sillage du cinéma de son père (Jafah Panahi) et d’Abbas Kiarostami – il compose son film avec pour seuls motifs ceux déjà travaillés par ses mentors (la voiture, le paysage) – le cinéaste entame dès son ouverture un périlleux exercice d’équilibriste. La route qu’emprunte la famille iranienne dont le spectateur est invité à partager l’habitacle (le film se déroule principalement dans une voiture) s’apparente à une ligne de crête : quatre personnages – la mère, le père et les deux fils – constituent une cellule familiale au bord du gouffre. Si le film ne fait pas de mystère de l’issue de ce voyage (l’aîné quittera ses proches), c’est que Panah Panahi ne s’intéresse qu’à la manière dont chaque membre de la famille appréhende le moment à venir : la mère protectrice est en proie à des larmes qu’elle ne cesse de réprimer, le père sarcastique peine à communiquer avec son fils, et ce dernier, taiseux, est miné par la culpabilité d’abandonner les siens. Au centre du cercle, le petit garçon, véritable électron libre qui ne cesse de s’agiter quand les autres sont assignés à leur place, est maintenu dans l’ignorance, car lui seul est véritablement en mesure d’entraver l’avancée inéluctable du récit, ce qu’il fait en partie en provoquant régulièrement des arrêts du véhicule.
Ce voyage au ralenti symbolise, comme dans les films de Kiarostami, le parcours intérieur des personnages, qui multiplient les détours pour ne jamais avoir à se confronter à l’issue à venir. L’incommunicabilité étant ici le moyen de ralentir la marche : « En avant ! » crie l’enfant, et la voiture de reculer. Le petit garçon électrise le long-métrage de sa présence et maintient l’ensemble dans une forme d’euphorie innocente. Le film est ainsi traversé d’une joie manifeste, visant toujours à provoquer le rire par l’absurde : des conversations qui n’ont ni queue ni tête et des péripéties toujours initiées sans raison par les personnages. Le cinéaste rythme ce périple par une mise en scène qui ne lésine pas sur les effets de style (regards caméra, jeux de perspective, trompe‑l’œil). On pourra lui reprocher d’en abuser – le film gagnerait globalement à être resserré –, mais Panahi ne tombe pas pour autant dans l’esbroufe. Cette générosité stylistique lui permet de signifier la suractivité trompeuse de la famille, qui recourt à de nombreuses techniques de diversion. Et quand la caméra se pose, captant les éléments météorologiques (le brouillard qui tombe, le vent qui se lève), c’est pour mieux confronter les personnages à leur sort. Ce jeu de contrastes dans la mise en scène permet ainsi au plan qui acte la séparation de la famille d’atteindre une telle intensité dramatique : ils ne sont plus que des silhouettes capturées dans un paysage crépusculaire, s’agitant vainement pour retarder le moment du déchirement.