« C’est moi la reine ici ! » s’exclame une petite fille à ses copines après avoir menacé physiquement l’une de ses rivales, puis humilié verbalement un garçon grassouillet de deux fois son âge qui tentait de s’interposer. Dans cette petite scène, la cheffe autoproclamée vient cristalliser de manière aussi limpide que légère l’idée irriguant le récit kaléidoscopique de I comete : le petit village corse fictif qui lui sert de cadre est le théâtre d’un réseau de sociabilité complexe où la place de chacun est fixée par le regard de l’autre. Par l’entremise d’une suite de tableaux, le film fait le portrait de nombreux personnages, habitant le village, de retour pour les vacances ou sur le départ. Le temps de l’oisiveté estivale permet à chacun de se révéler, à travers de longues conversations philosophiques, des matchs de football, des beuveries et même quelques plans de masturbation. Le spectateur est placé dans une posture voyeuriste, captant des bribes d’informations pour reconstruire lui-même la complexe cartographie des liens qui les unissent. La question de ce que l’on voit et de ce que l’on ne voit pas se trouve ainsi au cœur du travail de Pascal Tagnati, acteur et réalisateur, qui signe là un premier long-métrage retors et prometteur dans lequel le spectateur est invité à participer à ce jeu de regard trouble. L’un des personnages déplore d’ailleurs l’installation de nombreuses caméras dans le village, faisant directement référence au dispositif qui repose sur une suite de plans fixes. Dans une séquence particulièrement dérangeante, le cadre épouse celui de la caméra d’un vidéaste pornographe enregistrant l’exhibition d’une jeune touriste onaniste au bord de la rivière. Un regard qui s’inversera quand le pornographe sera lui-même filmé en pleine séance de masturbation (non simulée) devant ses vidéos, révélant par là son identité : il s’agit de Bastien (Cedric Appietto), un ex-taulard, ivrogne, homme à tout faire et risée de la communauté. « Il y a plusieurs personnes dans sa tête à lui » dit une femme voulant prouver à son interlocuteur la « ploucitude » qui gangrène le village qu’elle a quitté. Au début, l’un des premiers tableaux du film laissait pourtant entrevoir un Bastien gouailleur, vantard, macho et agaçant, avant que s’affinent, au fil de ses apparitions, les contours d’un personnage pathétique. Rongé par l’alcoolisme et la solitude affective, Bastien incarne aux yeux de tous, sauf peut-être à ceux de sa mystérieuse muse exhibitionniste, une certaine idée de la dégénérescence du village.
Archéologie
En parallèle de cet anti-héros béotien s’affirme la figure sublime et distinguée, mais pas moins décadente, de François-Régis (Jean-Christophe Folly). Seule personne noire du village, qu’un premier regard rapide et empreint de préjugés pourrait vite marginaliser au sein de la communauté, François-Régis se révèle peu à peu comme le notable du coin, bienfaiteur et protecteur de ses comparses. Pascal Tagnati s’amuse ainsi de nos idées préconçues sur la Corse profonde (le racisme, la misogynie, le banditisme) pour mieux les retourner, notre regard étant toujours mis à l’épreuve. « Tes préjugés sont insupportables » reproche d’ailleurs François-Régis à la femme qui se moque de Bastien et des « ploucs et porte-flingues », s’affirmant comme le plus grand défenseur de la vie villageoise. La mise en scène ne se limite cependant pas à ruser, et affirme peu à peu une ambition plus profonde : faire d’un été le cadre d’une archéologie sociale et culturelle du village.
Chaque plan fixe, qui repose sur un cadre précis et délimité, apparaît ainsi comme un carré de fouille que l’on viendrait décaper de notre regard. Leurs enchaînements nous font plonger plus profondément dans les couches – autant d’histoires, de liens familiaux, d’amours ou de rancunes – sur lesquels repose le village moderne. Ce besoin de percer la strate du présent pour révéler ce qui se cache en dessous est formulé lors d’une longue conversation sur le football, faussement anodine, plaidant un nécessaire retour à avant « l’arrêt Bosman », soit le décret qui a fait naître le sport professionnel moderne, libéral, mondialisé et déraciné, altérant le récit régionaliste des supporters. L’idée de la fouille se prolonge tout le long du film jusqu’à ce que des adolescents s’amusent à desceller des tombes dans le cimetière, puis que Theo (Pascal Tagnati), de retour au village après avoir rompu avec sa belle-famille bretonne qui se moquait de son accent, s’emploie à restaurer une maison en ruine pour y habiter. Sous la première couche de poussière réaliste et décadente qui masque d’abord notre regard (un commun « c’était mieux avant », doublé d’un « le village va mourir »), affleurent ainsi les vestiges d’un monde mythique peuplé de personnages allégoriques, et s’impose l’image d’un héritage poétique à préserver. C’est ainsi qu’il faut recevoir le dernier tableau de Bastien, qui délaisse enfin les atours de miséreux que lui confère la modernité (son quad, son marcel et son porno) pour se baigner nu dans la rivière qui borde son village, trouver refuge dans la musicalité de la langue corse et chanter avec une grâce insoupçonnable le départ de sa nymphe.