Sur le papier, Libertad, premier film de la réalisatrice espagnole Clara Roquet, ne brille pas vraiment par son originalité. Nora est une adolescente introvertie, issue d’une famille bourgeoise et venue passer un été en compagnie de sa mère Teresa, de sa petite sœur et de sa grand-mère Angela, dans une villa où vit également Rosana, une domestique colombienne. Quand la fille de cette dernière, Libertad, fait irruption dans la maison, une amitié se noue entre les deux jeunes filles, puis se heurte à la violence des déterminismes sociaux. Le projet rappelle Brooklyn Village d’Ira Sachs, dont Libertad est une version moins aboutie, mais heureusement plus fine que ne le laissent penser ses prémices. La réalisatrice s’intéresse d’abord au point de vue de Nora, écartelée entre une enfance déjà lointaine (sa grand-mère, atteinte d’Alzheimer, est désormais incapable d’aller jusqu’au bout des histoires qu’elle racontait autrefois à ses petites-filles) et les signes d’une maturité naissante (les premières règles, les premiers élans du désir). Elle brosse un tableau assez juste de cette inconfortable période de transition, tout en appuyant parfois un peu trop ses idées : un plan fixe sur une glace tombée dans l’herbe et à moitié fondue, un autre sur une poupée abandonnée à côté d’un cendrier, etc. Les disparités sociales sont traitées de manière plus discrète, mais pas toujours plus subtile, comme dans cette scène où Teresa, après avoir hésité sur le choix d’une tenue, se rend compte que Rosana porte la même robe qu’elle et décide de remiser la sienne au placard. Nora et Libertad, au contraire, s’amusent à échanger leurs vêtements et observent avec satisfaction le résultat dans le miroir : « t’as l’air d’une autre », souffle Nora à sa nouvelle amie, mi-fascinée, mi-amusée.
Appliqué et parfois inspiré, le film peine cependant à rendre sensible la petite utopie qu’organise dans un premier temps son scénario à travers l’abolition provisoire des barrières de classe. Trop sage pour traduire pleinement la soif de liberté qui anime ses deux héroïnes, la mise en scène oscille entre de bonnes idées et quelques dispositifs sursignifiants, dont l’exemple le plus flagrant est l’image de Nora et Libertad littéralement attachées l’une à l’autre, leurs cheveux tressés ensemble. C’est précisément à partir de cette scène que Libertad renonce peu à peu à la symétrie parfaitement calibrée de son discours social au profit d’une étude plus nuancée des rapports mère-fille et, plus largement, de la notion de transmission. La réussite générale du film repose notamment sur le personnage de la grand-mère, qui court-circuite à lui seul toutes les filiations et hiérarchies. Garante d’une tradition bourgeoise autrefois symbolisée par les éclatantes garden parties qu’elle organisait chaque année, Angela ne pense plus désormais qu’à s’échapper de sa propre maison, dont les murs sont souillés par des taches d’humidité toujours plus grosses et nombreuses. Surtout, ses épisodes d’amnésie désorganisent totalement les rapports entre les personnages féminins qui partagent son toit : Nora est contrainte d’endosser le rôle de sa mère et reçoit la gifle qui lui était destinée, alors que Teresa est totalement ignorée par la vieille Angela, qui traite au contraire Rosana comme sa propre fille. Enfin, le temps d’une jolie scène d’initiation au piano, Angela s’adresse à Libertad avec une douceur maternelle et balaie ainsi d’un même geste (une simple caresse sur la joue) l’ordre social et la prééminence des liens généalogiques. Ce duo inattendu et éphémère, le plus émouvant du film, se répète dans une courte scène nocturne où l’adolescente et la vieille dame s’observent en silence pendant quelques instants, avant de s’éloigner l’une de l’autre. Un face-à-face presque onirique qui semble matérialiser une intimité enfin libérée de tous les déterminismes, mais dont l’étrangeté suggère en même temps que cette proximité intuitive et muette reste aussi illusoire qu’un rêve d’enfant.