Shyamalan agace. Peut-être parce que – à l’instar de la plupart des personnages d’enfants dans ses films – c’est un surdoué. Shyamalan écrit, produit et réalise ses films. Il joue même dedans, des petits rôles jamais anodins. Shyamalan parle de ses films sans une once de modestie et adopte avec une arrogance décontractée la posture de l’Auteur incompris face à une critique de plus en plus indigne, adepte des attaques personnelles et du procès d’intentions. Pour autant, même en perte de vitesse, il reste un cinéaste passionnant. Retour sur une carrière ayant pris ces dernières années un tour des plus déconcertants ; une carrière riche en ambiguïtés, mais aussi et surtout en beautés.
Praying with Anger (1992)
De son premier long métrage, on ne sait pas grand-chose, si ce n’est qu’il y est question d’un adolescent américain en perte de repères envoyé en Inde, où il découvre ses racines et se retrouve soi-même. Apparaît d’emblée une préoccupation fondamentale : l’accession à la sérénité. La part d’autobiographie, semble-t-il, y est grande, et le cinéaste y inaugure son habitude de s’attribuer un rôle. Bien que les acteurs d’origine indienne ne manquent pas dans ses films suivants, Praying with Anger reste à ce jour le seul où il se saisit explicitement de son ascendance, ouvrant d’ailleurs la voie à un rapport équivoque à la question, balançant entre un questionnement spirituel qu’il dit volontiers d’inspiration orientale et une assimilation totale de la culture blanche chrétienne.
Wide Awake (1998)
Ainsi son deuxième long métrage, lui aussi en partie autobiographique, inspiré de ses années d’internat dans un collège privé catholique de Philadelphie, adopte-t-il le point de vue d’un petit garçon blanc. Il ne s’agit évidemment pas d’assigner Shyamalan à ses origines (surtout ces jours-ci…) et de le priver de transposer son vécu – qui ne nous regarde en rien – en toute liberté. Cela dit, dans la mesure où la primordiale aspiration à l’universel se double toujours dans ses films de choix troublants en matière d’ethnies, et où sa réussite à Hollywood en tant que cinéaste bankable et libre de ses mouvements n’est pas une question anodine, on peut se demander s’il n’y a pas là une manœuvre pour se faire une place dans l’industrie… Manœuvre qui ne se fait pas sans difficultés, puisque Wide Awake – le seul de tous ses films sur lequel il n’a pas eu le statut de producteur –, fait l’objet d’un bras de fer musclé avec les frères Weinstein (Miramax).
Quoi qu’il en soit, le film se fond sans peine dans la masse des comédies dramatiques familiales Disney. En même temps, tous les ingrédients du genre qui rejoignent les obsessions de Shyamalan (l’enfance, la famille, la foi, l’initiation), sans se départir totalement d’une part lénifiante de leçon de morale bigote, se teintent d’une attention particulière à ce qui meut et émeut les personnages. Le film repose commercialement sur l’actrice-présentatrice Rosie O’Donnell, qui y joue une bonne sœur prof de sport sympa et marrante, mais le personnage principal est évidemment le petit garçon mal dans sa peau qui cherche sa place au sein de son collège et de sa famille, et s’interroge sur Dieu à la disparition de son grand-père. La question de la mort y est d’ailleurs abordée avec une franchise étonnante doublée d’une singulière délicatesse, annonçant le premier succès artistique et commercial du cinéaste…
Le film casse la baraque au box-office, inaugure une impressionnante série de réussites coproduites par Touchstone (filiale de Disney) et fait connaître son auteur au monde entier, partagé entre fascination pour le talent certain de ce « nouveau Spielberg » et irritation face à son côté charlatan. Il y a certes d’agaçantes marottes de dialogues, un scénario ultra-fonctionnel blindé de justifications bien pratiques de son postulat, un savoir-faire appliqué des figures du film d’épouvante… Il y a, rayon ambiguïtés, un lien gênant entre famille monoparentale et enfant déséquilibré, une angoisse très américaine de l’inconnu qui s’introduit dans la maison, qui deviendra un motif important du cinéma de Shyamalan… Mais il y a autre chose.
« Les idées » qui cherchent à rendre consistante « l’idée » du film s’inspirent avec habileté de phénomènes observés par tout un chacun, auxquels elles trouvent une raison magique et poétique : les vivants, par exemple, ont la chair de poule en présence des morts qui cherchent à leur dire quelque chose. Même la dissection maniaque cherchant à mettre à l’épreuve la cohérence de la diégèse ouvre la porte à des questions vertigineuses : si Shyamalan s’amuse à nous montrer Malcolm Crowe (Bruce Willis) en compagnie de personnes avec lesquelles il ne peut pourtant pas communiquer, que devient ce dernier dans les ellipses ? Où erre un mort qui s’ignore lorsqu’il ne tente pas d’entrer en contact avec les vivants ? Dans les limbes du hors-champ.
Le film précise la passion de Shyamalan pour le chagrin et le secret – ce qu’Axelle Ropert a appelé « la sombre doublure du monde ». Le sensible cache toujours quelque chose de plus impalpable. Non pas une « vérité plus vraie » que les apparences, mais une autre dimension – une histoire, un traumatisme, un sentiment refoulés. Toute la mise en scène, démonstrative et veloutée, tend à faire coexister le sensible et sa doublure. D’où l’injustice qu’il y a à ne voir dans le twist final qu’une pirouette de petit malin façon Usual Suspects. Le film sécrète une poignante beauté lorsqu’il fait d’une pierre deux coups, ne se contentant pas de faire signifier aux actions, regards et dialogues des choses différentes selon qu’on connaisse la fin ou non, mais les chargeant d’un poids émotionnel. Il apparaît évident que c’est Cole (Haley Joel Osment) qui va soigner Malcolm, et non l’inverse. Cole sait, son comportement le trahit parfois, mais il ne dit rien tant qu’il n’est pas encore temps. Chacun joue le jeu de l’autre, fait semblant de le croire en attendant la guérison – ou plutôt l’acceptation de sa condition.
Incassable (2000)
On n’échappe pas à ce qu’on est, il s’agit de faire avec : telle est l’idée ambivalente qui structure la vision du monde de Shyamalan. Belle quand elle consiste à trouver en soi les ressources pour jouer un rôle dans la marche du monde, déplaisante quand elle revient à se résigner à la place que le destin assigne à chacun. Incassable joue à fond de cette ambivalence. David Dunn (Bruce Willis), agent de sécurité appliquant des règles idéologiquement douteuses basées sur le jugement des apparences – et le cinéaste, interprétant un dealer, tend à lui donner raison –, devient un « superhéros du monde réel » en utilisant son inexplicable invulnérabilité corporelle et son sixième sens – des visions des mauvaises actions commises par les personnes qu’il touche. Il le fait toutefois sous l’influence d’Elijah (Samuel L. Jackson), jadis enfant à part (comme Cole dans Sixième Sens) chez qui trouver sa place dans le monde est devenu une obsession maladive et l’a conduit à faire le mal en forçant le destin. Ce qui rend plus complexe que prévu la supposée morale en « noir et blanc » (couleurs du méchant et du gentil)…
Contribuent également à l’infléchissement du manichéisme la tristesse et l’hébétude caractéristiques des personnages de Shyamalan, qui atteignent ici des sommets : seul rescapé d’un terrible accident de train, Dunn sort de l’hôpital sous le regard mi-admiratif mi-accusateur des proches des victimes, et vit avec la culpabilité du survivant. Accepter sa condition ne va absolument pas de soi. Tout comme les relations amoureuses, la paternité, la cohésion familiale ne vont pas de soi, même si elles méritent qu’on se batte pour elles. Car tout est lié : les rapports personnels rejoignent toujours les conflits plus larges. David, en acceptant de tirer parti de ses dons, raffermit son amour conjugal et légitime l’admiration de son fils, jusqu’alors trop lourde à porter pour lui (poids qu’il parvient littéralement à soulever lors d’une scène d’haltérophilie aussi drôle qu’émouvante).
Tout est affaire de poids dans Incassable : poids du tragique, des haltères, de David lui-même, naissant à sa condition de superhéros lors d’un beau combat filmé en un seul plan qu’on jurerait ralenti ; un combat pataud, éprouvant, amenant son corps – invulnérable et pourtant loin de l’élasticité glorieuse des « vrais » superhéros – à s’enfoncer dans un mur pour venir à bout de son adversaire. Par une miraculeuse opération alchimique, le film marie cette pesanteur avec une envoûtante apesanteur. Il flotte et tournoie, ose des plans subjectifs que plus personne ne tenterait sans les affecter de fétichisme ou de maniérisme ; la lenteur cotonneuse de l’exécution noie la potentielle vanité des procédés, tenant à distance l’épate et la pure plasticité. Jusqu’au Dernier Maître de l’air, la caméra de Shyamalan restera vibrante, donnera tranquillement à voir ses effets, ne cherchera jamais la griserie pour la griserie, mais toujours la conduite précise et lyrique du récit, laissant affleurer à la surface les mouvements intérieurs des personnages. Après Sixième Sens, mais cette fois sans effets tonitruants de film d’épouvante, le cinéaste confirme par ailleurs son talent à filmer l’apparition, l’être-là : voir l’usage magique des rideaux flottant au vent à la fenêtre de la chambre où David vient sauver la femme séquestrée.
Signes (2002)
La dissimulation et l’apparition deviennent fondamentales dans ce film rural où rien ne fait véritablement secret mais où, dans un environnement calme habité par des personnages réfléchis, tout prend son temps pour émerger, qu’il s’agisse de la pensée (beau jeu sur le délai, l’enchevêtrement des répliques), des objets ou des corps. Ainsi les aliens sont-ils d’abord, façon Tourneur, des silhouettes furtives dont on ne voit vraiment que les traces du passage (une poubelle renversée, une balançoire en branle) avant de prendre forme dans une vidéo amateur transmise à la télévision. Ils redeviennent une menace invisible lorsque la famille Hess se barricade et les entend investir le porche, le toit, le grenier… Puis l’un d’entre eux, à qui Graham (Mel Gibson) a coupé un doigt, devient presque un personnage, apparaissant toutefois altéré par diverses médiations : nébuleux à contre-jour, sombre en reflet dans une télévision, déformé à travers un verre d’eau. Déréalisé, en quelque sorte, comme s’il était une projection ; ou simplement tenu à distance. Tout ce qui est extérieur à la conscience de Graham, dont on voit souvent le visage buriné se poster pensif à l’avant-plan, semble perturber sa quête de paix intérieure.
On avait un mauvais souvenir du film, celui d’un exercice de style hitchcocko-spielbergien brillant mais vain, et mâtiné de morale bigote. Erreur. On y voit certes un pasteur ayant perdu la foi suite à la mort de sa femme la retrouver dans l’adversité ; mais a‑t-on assez relevé à quel point il était cocasse, tout de même, de voir un homme de Dieu se remettre à croire grâce à des extraterrestres ? Et si la mise en scène de Shyamalan, tout en accompagnant avec lyrisme et empathie les émotions des personnages, est, comme toujours, si posée, réflexive et prompte au burlesque, n’est-ce pas une manière de mettre à distance leurs croyances ? Autrement dit : on n’est pas obligé d’adhérer à celles-ci pour prendre plaisir à la fable et penser avec elle.
Le titre de ladite fable est limpide : il est question des signes que nous envoie l’univers et qu’on choisit d’interpréter comme des manifestations de la Providence ou des événements dus au hasard. Shyamalan, bien entendu, penche plutôt pour la première option, mais ne fait jamais passer Graham pour étant dans l’erreur parce qu’il préfère temporairement la seconde. Théories du complot et ouvrages fantaisistes sont envisagés sans a priori, mais avec humour : si un vieux sergent flippant s’avère avoir raison sur l’invasion extraterrestre, l’illustration du livre que lisent Morgan (Rory Culkin), Bo (Abigail Breslin) et leur père, représentant un homme et ses deux enfants morts devant une maison qui ressemble fort à la leur, les effraie à tort. Surtout, la croyance est envisagée plus largement qu’une obligation de croire en Dieu : comme ce qui donne le minimum de force, d’espoir, pour rester vivant ou pour agir.
Le Village (2004)
L’amour, par exemple. Le Village est bien des choses, mais c’est surtout un grand film sur l’amour. L’amour impulsif et éconduit qui mène au mariage par dépit ; l’amour secret qu’un geste ou une absence de geste trahit ; l’amour qui unit les êtres qu’un lien plus profond que les apparences relie. Et qui donne à Ivy (Bryce Dallas Howard) la conviction, lors de l’attaque de « Ceux-dont-on-ne-parle-pas », que Lucius (Joaquin Phoenix) attrapera d’un instant à l’autre la main lumineuse qu’elle lui tend dans la nuit tandis qu’une créature s’approche d’elle. C’est beau la première fois par le suspense que suscite cette ferveur bravant le danger, et par le soulagement de l’arrivée in extremis de Lucius ; beau les fois suivantes – quand on sait que la créature ne fera rien à Ivy – parce qu’il n’est plus question que d’amour, qu’enfin, Lucius touche la main d’Ivy et qu’en l’entraînant à l’intérieur avec elle, au ralenti et au son d’un violon échevelé, il danse avec elle.
Shyamalan-scénariste s’adonnant une nouvelle et dernière fois, après Sixième Sens et Incassable, au jeu risqué des retournements de perspective, Shyamalan-metteur en scène relève à nouveau le défi d’en incarner les enjeux et c’est, entre autres, ce beau fil amoureux qui préserve le film de l’effet-baudruche. C’est aussi le jeu passionnant autour du savoir et de l’ignorance, du doute et de la croyance, des ténèbres et de la lucidité. Quelque chose ne tourne évidemment pas rond dans ce village où le secret suinte de partout ; pour autant, le cinéaste ne joue pas l’artificialité à plein pot, entretient même une certaine fascination pour son mode de vie passéiste, et tout en égrenant les indices, maintient dans un premier temps le spectateur dans le même état d’ignorance que la plupart des habitants du village. Si le personnage de Noah est si crispant, si Adrien Brody en fait des tonnes en attardé mental, c’est parce que, comme Cole dans Sixième Sens, il sait. Et si Shyamalan ménage avec parcimonie ses révélations, maniant l’ellipse et le montage parallèle, c’est pour relancer la peur du spectateur, qui croit savoir. Le film théorise ainsi brillamment la fabrique de la peur, au cinéma mais aussi en politique (en toute limpidité, le cinéaste s’attribue le rôle du gardien de la réserve). Le 11-Septembre – qui s’insinuait déjà dans Signes – a engendré stupeur, crainte de l’Autre mais surtout méfiance vis-à-vis du gouvernement. Le film, sous ses airs de remake horrifique de La Petite Maison dans la prairie, est totalement imprégné de cette atmosphère paranoïaque et trace un lien solide entre capitalisme et culture du secret.
Il synthétise, « falsifie » et radicalise par ailleurs toutes les obsessions de Shyamalan, faisant pour la première fois de la doublure un véritable mensonge orchestré par l’homme ; incarnant la question du destin dans les intuitions et les choix des personnages ; explorant la limite entre croyance et crédulité ; dévoilant l’envers d’une mascarade fantastique sans renoncer à flirter avec le surnaturel (le sixième sens d’Ivy) ; affinant encore son économie du plan, son sens du burlesque et son talent à filmer l’apparition, la disparition, l’être-là des corps et des visages travaillés par une émotion ; expérimentant une solution extrême pour répondre à la douleur des victimes endeuillées de l’insécurité des villes… Face à ce festival de théorie, de lyrisme et d’ambiguïtés idéologiques, les uns crient au navet réactionnaire, les autres au chef‑d’œuvre accompli. Le film, incandescent, clôt clairement une période, celle des films « équilibrés » de Shyamalan produits par Disney, qui mettra un terme à leur collaboration à la lecture du script de son nouveau projet…
Mêlant maladroitement inventaire et renouvellement, le film, plus hétéroclite et dénudé que les précédents, rend toutefois évident ce qu’ils étaient tous depuis Sixième Sens : des bedtime stories. Par un faux paradoxe – mais c’est assez logique dans la mesure où, chez Shyamalan, les enfants ont toujours paru plus mûrs que les adultes –, c’est dans ce film a priori destiné aux enfants que le cinéaste donne dans le méta-récit le plus frontal, tout en laissant transparaître des affects d’adulte, au fond assez puérils… On ne peut, en effet, s’empêcher d’y déceler sa rancœur vis-à-vis de ses anciens producteurs ainsi que des mauvaises critiques, mais aussi sa certitude que ce sont les bonnes, les acclamations au génie, qui ont raison. Certitude qui le pousse à l’auto-justification et à la vengeance, lui faisant jouer le rôle de l’auteur d’un essai destiné à changer la face du monde et mettre à mort un critique de cinéma infect et désabusé… De quoi se mettre du monde à dos. Ceux qui le détestaient déjà croient le voir toucher le fond de la prétention et du ridicule ; ceux qui l’aimaient commencent à douter ; ceux qui ne s’intéressaient que modérément à lui se penchent enfin sur son cas, se réjouissant de le voir enfin, libéré de l’envie de plaire à tout prix, acquérir fragilité et liberté après des films somme toute très verrouillés.
À l’image de l’enchaînement entre le prologue (un petit film d’animation très naïf – d’un point de vue graphique aussi bien que narratif) et le premier plan du film (une bestiole tenue hors champ écrasée au balai sous des cris hystériques), le film pratique volontiers la rupture de ton. Le burlesque, qui se fondait jusqu’alors dans la gravité et la ponctuait avec élégance, s’expose ici au grand jour. Sans crier à la misogynie et encore moins à la xénophobie, on peut regretter qu’il capitalise autant sur le potentiel comique des femmes baragouinant en langues étrangères (la matrone coréenne et sa fille délicieusement vulgaire, les caquetantes sœurs mexicaines). Reste qu’il constitue une salutaire soupape à l’excès de sérieux dont le film se pare çà et là.
La Jeune Fille de l’eau est en effet rien de moins qu’une incitation à l’éveil de l’humanité, avec le côté donneur de leçon messianique que cela peut comporter. Mais c’est aussi, plus modestement, un vibrant manifeste en faveur de la croyance qui doute contre le cynisme qui pense savoir (le critique de cinéma, qui regrette l’absence d’originalité dans le monde et prétend pouvoir prédire le comportement des autres). C’est un ballet gracieux sur la cohabitation de corps étrangers dans un même espace (investir/déserter le cadre, y passer du flou au net, le partager avec les autres). C’est une belle proposition sur la puissance du collectif lorsque chacun fait appel à ses ressources pour se mettre au service de l’universel, qu’il soit ou non le bon « élu » : bien que s’avérant ne pas être l’Interprète, M. Dury (Jeffrey Wright) a l’idée de la soirée qui permettra à l’événement de s’accomplir. Le tout est mis à distance par l’utilisation ludique d’éléments constitutifs du conte. Que l’avenir du monde repose sur le combat entre une narf, des scrunts et des tartutics ainsi que sur les épaules d’un petit garçon lisant sur les boîtes de céréales, c’est ridicule, évidemment, mais les détracteurs de Shyamalan le croient-ils assez bête pour ne pas le savoir, ne pas en jouer ? La faiblesse du film réside davantage dans l’utilisation mécanique et complaisante de certains motifs de prédilection (la perte de proches dans un cambriolage ayant tourné au meurtre) de celui qui se sait désormais Auteur.
Compte tenu du melon chopé, Phénomènes constitue une heureuse surprise. Le film est loin d’être parfait, notamment en matière de dialogues et de direction d’acteurs – la seconde surlignant la lourdeur des premiers –, mais le cinéaste y fait violence à certaines de ses habitudes. Il a notamment le mérite de ne pas s’appesantir sur la leçon sentencieuse que pouvait faire craindre son génial postulat de départ (l’homme a fait du mal à la nature, qui se venge), préférant la fuite en avant, l’enchaînement de catastrophes et la nécessité de trouver comment y survivre. La subtilité et la tristesse sont donc remisées au profit de l’impact et de la sécheresse, le sang gicle plus qu’il ne l’a fait dans tous les films précédents et les humains se donnant la mort offrent un spectacle des plus fascinants. L’incursion plutôt réussie de Shyamalan sur le terrain de la vitesse, sans verser non plus dans la frénésie, entre évidemment en conflit avec la nécessité primordiale chez lui d’avoir le temps de la réflexion. Voir Elliott (Mark Wahlberg) pris en étau entre la caméra et un groupe de survivants en fuite le pressant de trouver une solution : « Why can’t anybody just give me a second?! »
Autre violence : la belle idée noire qui veut que les groupes trop nombreux stimulent les plantes et favorisent le phénomène fatal, rendant nécessaire la dispersion des humains. Déconcertante mise à mal de l’instinct grégaire, mais surtout de la foi dans le collectif qui s’exprimait dans La Jeune Fille de l’eau… D’autant plus tragique qu’elle donne ironiquement raison aux lâches qui fuient sans emmener qui que ce soit dans leur voiture, qu’elle rend étrangement accueillante une maison-témoin où tout est en plastique et qu’à travers la silhouette du redneck barricadé chez lui avec sa carabine et la vieille femme vivant recluse avec son chien et le souvenir de son mari mort à la guerre, le film montre une image terrifiante, délétère et paranoïaque, de la solitude.
Le salut, évidemment, se trouve dans la cohésion du couple – fragilisée de façon un peu ridicule par une histoire de tiramisù mangé par Alma (Zooey Deschanel) avec un collègue de travail – et dans l’instinct maternel : malgré sa grande méfiance envers Alma, Julian (John Leguizamo) confie sa fille à ses amis qui finiront par l’adopter. De cette trame familialiste assez conventionnelle, Shyamalan parvient pourtant, comme toujours, à tirer de poignantes émotions, qui adoucissent la dureté du film autant que la belle attention, symbolisée par une de ces fameuses bagues en toc qui changent de couleurs, qu’il prête aux humeurs – de la nature, des personnages.
Humeurs, émotions sont également en jeu dans le dernier film de Shyamalan, où il est nécessaire de les maîtriser pour pouvoir dompter les éléments. Mais le cinéaste n’en tire rien de consistant. Sa coutumière mise en scène « à l’ancienne » – quoique ne s’interdisant jamais le recours (invisible) aux effets numériques – a cédé la place à une débauche d’effets spéciaux, et il lui faut désormais des hectolitres d’eau numérique pour parvenir à susciter émotionnellement ce qu’il réussissait auparavant avec un simple champ-contrechamp… Manifestement aveuglé par la croyance idiote selon laquelle dans un film pour enfants, tout doit être bien souligné, il plombe son film de dialogues ridicules, de gags qui tombent à plat et de conclusions de scènes balourdes.
Le genre de la fantasy favorise certes la simplification, les stéréotypes, le manichéisme, qui ne sont pas toujours des handicaps à la pensée. Mais ce qui frappe ici, c’est un messianisme et un appel à la soumission à l’autorité de l’Élu-maintenant‑l’équilibre-du-monde beaucoup plus bêtes que dans La Jeune Fille de l’eau. Ceux qui prennent en main leur propre destin, ces vils Prométhée refusant de se soumettre à l’ordre qui régit les mondes spirituel et matériel, sont des méchants qu’il faut à tout prix arrêter…
Le film relance par ailleurs le débat miné dont on parlait en début d’article à propos du rapport de Shyamalan aux ethnies, ici pas aussi simpliste qu’on a pu le dire et pourtant très curieux. Les gentils héros sont tous blancs, même s’ils appartiennent à des tribus métissées (il y a quelques Esquimaux dans la Nation de l’eau, des Tibétains, une indienne et un noir chez les bonzes de la Nation de l’air). Les maîtres de la terre sont de type chinois, mais on traverse furtivement un village d’africains… Et la Nation du feu est très majoritairement composée de peaux foncées (acteurs indien, maori, iranien). Tout cela permet de brouiller les pistes tout en étant ambigu. (Et que le cinéaste soit lui-même d’origine indienne n’y change rien.) Peut-être sont-ce là des considérations mesquines, des procès d’intention, mais ils sont la preuve que le film ne parvient pas à détourner l’attention vers des enjeux plus profonds – même si, comme l’a remarqué Jean-Sébastien Chauvin, une certaine puissance tragique gît dans le poids insoutenable que les parents placent sur les épaules de leurs enfants.
Et Shyamalan (qui, curieusement, ne joue pas dans le film – un signe secret de désaveu ?), face aux critiques assassines, de soutenir sans se démonter qu’il s’agit là de ce qu’il a fait de mieux… Espérons que la lucidité lui reviendra, et que s’il persiste à vouloir réaliser les deux volets suivants de la trilogie, il recadre le tir. On a entendu parler d’un nouveau projet avec Bruce Willis, qui promet un retour aux sources beaucoup plus excitant. On veut continuer à croire en Shyamalan. Car croire en Shyamalan, c’est croire tout court.