Le rédacteur en chef d’un magazine américain, basé en France dans la ville fictive d’Ennui-sur-Blasé, meurt et laisse derrière lui une rédaction endeuillée. Les différents articles publiés dans le dernier numéro du journal constituent la trame de The French Dispatch, film à sketches qui exacerbe le style singulier de son auteur. La première entrée du numéro annonce d’emblée la couleur, en exhibant sans détour la dimension touristique de la filmographie du cinéaste texan : un journaliste spécialisé dans l’investigation gonzo présente aux lecteurs/spectateurs les recoins malfamés de la cité pour en proposer un portrait en biais. Les tableaux savamment composés s’enchaînent à toute berzingue, comme une série de diapositives confirmant le décalage, récurrent chez Wes Anderson, entre la position du narrateur (un journaliste expatrié qui perçoit ce qui l’entoure sous un angle particulier) et un monde réduit à une suite de cartes postales idéalisées (même lorsqu’il s’agit de montrer des marginaux, tout est parfaitement à sa place). Avec The French Dispatch, le cinéma d’Anderson semble plus que jamais se mettre à nu : au cours d’une succession de chroniques journalistiques, les motifs habituels du cinéaste sont décuplés, pour le meilleur comme pour le pire (accessoires parfaitement disposés, déplacements quasi robotiques, maquettes où une myriade de stars se donnent la réplique), tout comme son goût du pittoresque (les cafés, les petits bistrots, etc.) et son obsession pour la composition symétrique.
Le deuxième chapitre – d’assez loin le meilleur du film – porte cet horizon réflexif à son point d’incandescence. J. K. L. Berensen (Tilda Swinton), critique d’art, donne une conférence où elle retrace la vie de Moses Rosenthaler (Benicio Del Toro), un peintre emprisonné pour assassinat, dont le talent exceptionnel se révèle alors qu’il purge sa peine. Rosenthaler a pour muse Simone (Léa Seydoux), une gardienne, et pour associé un marchand d’art, Julian Cadazio (Adrien Brody), qui lui commande une nouvelle œuvre en vue d’une exposition attendue dans le monde entier. Jamais Anderson n’avait autant mis en abyme son propre travail, à savoir le perfectionnement maladif d’un style pictural dans lequel il s’enferme (le cadre de la prison) – l’un n’allant pas sans l’autre dans ce cinéma à l’apparence très soignée, qui fourmille d’espaces carcéraux repliés sur eux-mêmes : maisons, trains, sous-marins, îles inaccessibles, hôtels isolés, etc. Sans brosser un autoportrait explicite (Rosenthaler est un peintre dont le style pourrait relever de l’expressionnisme abstrait, loin du répertoire andersonien), le cinéaste superpose les strates narratives dans ce segment très rythmé, tout en multipliant les petites trouvailles formelles (un exemple : au moment de découvrir l’œuvre du peintre, une porte s’ouvre sur une salle plongée dans le noir, déplaçant le centre de gravité de l’image vers l’extrémité basse du cadre).
Tourner à vide
Les deux segments restants de The French Dispatch sont malheureusement beaucoup moins convaincants, Anderson semblant peu inspiré lorsqu’il s’agit de sortir de son pré-carré. Les chapitres consacrés aux personnages de Frances McDormand et de Jeffrey Wright attestent clairement du caractère anecdotique de ce film tout à fait inégal. Pour s’en convaincre, il suffit de voir la manière dont le cinéaste tente de filmer une manifestation et de mettre en scène l’arène politique lors d’une réunion étudiante. Contraint de filmer une foule, d’intégrer du mouvement et du dérèglement à l’intérieur de ses petites maquettes, le cinéaste paraît ne plus savoir comment s’y prendre, préférant oblitérer le conflit (ses personnages prennent la fuite) pour ne pas avoir à le filmer (ce qui n’est pas sans rappeler que son cinéma de dandy aristocrate a quelque chose de bourgeois). Le dernier chapitre souffre du même problème : confronté à des situations inédites, notamment des fusillades et une course-poursuite en voiture, Anderson se retranche dans sa zone de confort au cours d’une séquence en animation dont l’aspect évoque une bande-dessinée, avec un style qui adopte celui de la ligne claire – soit une première dans sa filmographie, mais qui a quelque part toujours été là, de façon plus ou moins souterraine.
En définitive, The French Dispatch se présente comme un film un peu vain et boiteux, très inspiré au coup d’envoi, mais vite à court d’idées. Un problème que synthétise une scène située au début du récit où un journaliste traverse Ennui-sur-Blasé à vélo, sans regarder devant lui : à force de rouler trop vite (à la même vitesse qu’un bus en arrière-plan), il finit par quitter le cadre en plongeant dans une bouche de métro. Au plan suivant, la bicyclette réapparaît, cette fois à l’envers, l’une de ses roues tournant désormais dans le vide – soit une allégorie de ce film, mineur dans la filmographie de son auteur, qui démarre sur les chapeaux de roue avant de s’essouffler ensuite, faute de savoir où aller.