À l’approche de la présentation cannoise de The French Dispatch, le prochain film de Wes Anderson, retour sur deux horizons structurants de son cinéma : les retrouvailles et la disparition.
Pour rendre compte de la dynamique d’écriture des films de Wes Anderson, il faudrait revenir aux tous premiers plans de La Famille Tenenbaum, son troisième long-métrage. Avant de faire le récit de l’enfance difficile de la fratrie qui donne son titre au film, Anderson démarre par un court prologue, composé d’une série de plans sur un livre fictif. D’abord filmé en plusieurs exemplaires, tous rangés symétriquement à la manière d’un mur de briques, l’ouvrage est ensuite isolé au milieu d’un gros plan, vite remplacé par le décor représenté sur la couverture (un rideau vert). L’utilisation de plusieurs raccords dans l’axe génère d’emblée l’impression que la caméra creuse la surface d’une image : le roman est ainsi filmé au sein d’une vaste composition graphique où il vaut avant tout pour sa forme (le rectangle), en ce qu’elle annonce la récurrence des surcadrages, omniprésents dans Tenenbaum. Anderson dégage là un horizon clair, fondé sur l’agencement de formes géométriques (et rendu d’autant plus sensible par l’emploi du format Scope) dont les altérations seront appelées à scander les différentes étapes de ses scénarios. Instaurant les fantômes de la séparation comme la toile de fond d’une série de contes moraux, la mise en scène d’Anderson organise les plans comme autant d’îlots où vivent et s’ébattent une galerie de personnages tenus par le désir de reconstituer, à terme, leur noyau familial – fût il abîmé par un divorce jamais prononcé (La Famille Tenenbaum), des retrouvailles familiales tardives (La Vie aquatique) ou la mort d’un père (À bord du Darjeeling Limited).
Surcadrages
Peuplé de personnages fantasques et surdoués, l’univers andersonien aboutit à la représentation des rapports conflictuels de cette galerie de figures exceptionnelles ; d’où la représentation d’un monde segmenté en petites cases étanches, dont les avatars sont la maison de Tenenbaum, le navire de La Vie aquatique et le train de Darjeeling Limited. Chaque fois, l’utilisation de la vue en coupe permet de montrer d’un seul tenant les différentes pièces où les héros vivent reclus, comme lors de la présentation des multiples cabines du Belafonte, le navire au sein duquel se déroule la plus grande partie de l’intrigue de La Vie aquatique. Mais la vie en collectivité n’implique pas pour autant la cohésion d’un groupe exempt de tensions internes : Darjeeling Limited rejoue de nombreuses fois l’idée que les frères Whitman se révèlent incapables (du moins pendant les deux premiers tiers du film) de simplement apparaître tous les trois dans le même plan. Ainsi d’une scène de « tuk-tuk », basée sur le principe des vases communicants : après avoir pris l’air en sortant la tête par le fenêtre gauche, Jack Whitman rentre à l’intérieur du véhicule ; il provoque l’ire de ses deux frères, trop serrés dans les limites du cadre, avant que Peter ne se décide, à son tour, de sortir la tête par la fenêtre droite.
À bord du Darjeeling Limited (2007)
Si la mort d’une figure tutélaire constitue le moteur de ces réunions, c’est précisément la réitération de cette disparition qui permet au collectif de s’unifier pour de bon. Un principe qu’illustre la plus belle scène de Darjeeling Limited, où la mère des frères Whitman refuse leur proposition de rentrer en Amérique, avant qu’une coupe ne figure son départ soudain (elle sera absente au chevet de ses fils le lendemain matin) et qu’un long travelling n’embrasse, d’un seul tenant, la totalité des protagonistes de l’intrigue. Autrement dit, la répétition du traumatisme (l’évanouissement d’une figure parentale) initie un mouvement de caméra qui unifie l’ensemble des dramatis personæ, pourtant dispersés aux quatre coins du monde (l’un est dans un avion, une autre dans la chambre d’un hôtel parisien, etc.). Les trois derniers plans de Tenenbaum suivent un mouvement semblable : après la (véritable) mort de Royal, sa famille et ses amis lui rendent un dernier hommage ; au moyen d’un travelling latéral, la caméra isole alors chaque personnage avant de filmer, en plan large, l’ensemble du casting à l’intérieur d’une sépulture surmontée de barrières métalliques de forme rectangulaire. Initialement séparés les uns des autres à cause de leur comportement inapproprié et de leur égocentrisme, les héros andersoniens parviennent à surmonter les rancœurs qu’ils nourrissent pour faire collectif à l’intérieur d’un espace commun.
La Famille Tenenbaum (2001)
L’euphorie provoquée par l’avènement de cette petite communauté culmine dans des génériques de fin où la bande reconstituée semble fêter la victoire de l’esprit d’équipe sur les drames intimes et l’égotisme. À la fin de La Vie aquatique, l’hommage rendu à l’équipe se confond par exemple avec l’expérience même du tournage, au moment où chaque acteur surgit aux côtés de Steve Zissou en même temps que son nom apparaît à l’écran. Ce générique est d’autant plus remarquable qu’il se poursuit par un plan large du Belafonte faisant directement écho à un autre plan, plus tôt dans le film, où le navire est présenté par Zissou au moyen d’une vue en coupe. Si, dans un premier temps, le bateau se composait de la somme de ses parties (à savoir des dizaines de cabines séparées les unes des autres), il prend finalement la forme d’un tout au sein duquel chaque membre de l’équipage vient remplir son rôle. On décèle, à l’horizon de ce générique, la promesse d’un avenir heureux où les relations harmonieuses et la prodigalité effaceraient le poids d’un passé douloureux. Une idée que synthétisent les dernières minutes de Fantastic Mr. Fox où, tandis que les crédits défilent, la famille de renards danse dans les rayons d’un supermarché fermé. L’abondance de la nourriture transforme le magasin en un grand pays de cocagne à la vue duquel s’éclipsent les inquiétudes qui rongeaient les Fox depuis leur expropriation.
L’amour en fuite
Dans cette perspective, l’inflexion majeure du cinéma d’Anderson se situe à l’orée des années 2010. Dans Fantastic Mr. Fox, la famille n’est pas appelée à se reconstruire ; déjà unie, elle fait en commun l’expérience d’un voyage forcé, à la suite des remontrances de trois fermiers belliqueux. La fuite collective sera d’ailleurs appelée à devenir le motif central des films suivants du réalisateur texan : si Moonrise Kingdom suit sur la fugue d’un couple d’adolescents follement amoureux, The Grand Budapest Hotel conte de son côté les aventures d’une bande de fugitifs, tandis que L’Île aux chiens se concentre sur les escapades d’un groupe de cabots en route pour le Japon. En somme, le monde d’Anderson change d’échelle et un territoire entier peut devenir un terrain de jeu pour les personnages, ce dont atteste l’ouverture en stop-motion de Fantastic Mr. Fox. Le renard et son épouse partent voler des poules en plan-séquence, le long d’un travelling qui met en valeur leurs prouesses physiques : ici, ils s’accrochent à une corde à linge pour éviter un chien de garde, là ils sautent dans une brouette penchée à 90° pour amortir leur chute.
La technique d’animation en image par image prolonge ici l’obsession du contrôle et du détail déjà à l’œuvre dans les films précédents d’Anderson, si bien que l’espace entier se trouve cette fois soumis à une mécanique d’horlogerie. La conséquence directe est que les personnages se présentent à leur tour comme de simples rouages, piégés à l’intérieur d’un univers parfaitement réglé, ce que thématise littéralement la fin de la séquence : après avoir attrapé un poulet pour le dévorer, le couple de renards est pris au piège à l’intérieur d’une cage de métal. Tout l’argument des trois films suivants consiste d’ailleurs à démontrer que la fuite des personnages crée du jeu à l’intérieur d’un univers arrangé au millimètre près. Dans The Grand Budapest Hotel, Dimitri Desgoffe und Taxis découvre par exemple que M. Gustave s’est échappé de la prison où il a été incarcéré avec un tableau de valeur, « L’Enfant à la pomme », lorsqu’il constate que celui-ci a été remplacé dans son salon par un dessin d’Egon Schiele. Que cette reproduction soit par ailleurs un faux (jamais Schiele n’a dessiné le couple de lesbiennes apparaissant dans le film) signale que quelque chose ne « tourne pas rond » dans le plan, ce que confirme l’inadéquation du tableau avec la trace laissée par l’ancien cadre : l’indice de l’échange repose justement sur la différence de taille entre les deux œuvres, le Schiele occupant un rectangle horizontal tandis que « L’Enfant à la pomme » est vertical. En d’autres termes, dans les rouages du monde confectionné par Anderson, une pièce a été remplacée par une autre qui ne « rentre » pas et fait gripper l’ensemble du mécanisme.
À ce titre, on peut estimer que l’une des limites de L’Île aux chiens, peut-être le film le plus faible de son auteur, tient à ce qu’Anderson ne dérange plus son plan, mais cherche uniquement à rétablir une forme d’ordre. L’ouverture du film fait en effet le récit d’une aberration historique ayant conduit des dirigeants japonais à expulser l’ensemble des chiens de l’île ; toute la trajectoire du récit consistera dès lors à rétablir le cours normal des choses en réintroduisant les animaux dans leurs foyers respectifs. On notera d’ailleurs que ces derniers, certes doués de paroles, ne sont que les parties manquantes d’une série de tableaux en forme d’image d’Épinal. Au mitan du film, Anderson filme ainsi des « scènes de vie » où la place de l’animal est laissée vacante ; dans les dernières minutes, ces images reviendront pour célébrer la communion des chiens et de leurs maîtres, sans toutefois qu’aucune modification sur le plan formel ne vienne sanctionner l’évolution de la situation.
De La Famille Tenenbaum, où les animaux constituaient un objet de plus dans la panoplie bariolée des personnages, à L’Île aux chiens, la place de l’animal n’a pas vraiment changé : il reste le meilleur ami de l’homme et ses retrouvailles avec sa « famille » d’adoption (dans une bibliothèque ou une échoppe de street food) ne sont pas envisagées en terme de mise en scène – contrairement aux humains qui peuplent les premiers films du cinéaste.
L’Île aux chiens (2018)
La relative paresse dont fait preuve le travail d’Anderson dans L’Île aux chiens est d’autant plus source de déception que ses deux films précédents – peut-être ses plus beaux – avaient acté une progression dans son cinéma, dans la mesure où ils parvenaient à figurer un monde reconfiguré à l’aune des sentiments éprouvés par les personnages. Dans Moonrise Kingdom, la forme harmonieuse du cercle permet de figurer la passion de Sam et Judy, d’abord lors de la fuite du garçon, qui creuse un trou dans sa toile de tente pour quitter son camp scout, puis au cours d’une halte lors leur équipée, filmée en un panoramique circulaire. Quant à la crique qui donne son nom au film, elle se révèle être, à cet égard, l’antithèse exacte de la maison des parents de Judy sur laquelle s’ouvre le récit, toute en lignes droites et angles aigus. Ronde, ouverte sur la mer déchaînée et peuplée par un flore généreuse, la crique symbolise l’éventualité d’une ouverture à la nature sauvage que la toute dernière scène du film finit par mettre en valeur : dans la chambre de Judy, Sam peint un tableau qui, par l’entremise d’un court travelling, prend la place de la fenêtre dans la profondeur de champ, avant qu’un fondu-enchaîné ne fasse doucement surgir le véritable paysage maritime à la place du canevas. Ce dernier plan clôt le film sur un instant d’éternité soulignant le caractère fugitif de l’harmonie amoureuse vécue par les deux adolescents. Intensément éprouvé à la veille d’une tempête mémorable (dont le narrateur n’hésite pas à rappeller la date au début du film), l’amour qui les lie donne à voir un instant de plénitude temporaire, qui peine toutefois à masquer l’ombre d’une catastrophe prête à s’abattre sur eux.
Ce mélange de douceur et de tragique, trahissant l’existence d’un pessimisme andersonien, atteint son paroxysme dans son film suivant, a priori le plus allègre de sa carrière. Hanté par l’imminence d’un effondrement historique (rendu sensible grâce à l’ingénieux emboîtement de récits gigognes et rétrospectifs) auquel il oppose la force d’un récit d’aventures constamment haletant, The Grand Budapest Hotel radicalise la disjonction entre la représentation d’une union amoureuse, bénie par une nature sublime, et le présage d’une tragédie à venir, lors de la scène des noces de Zéro Mustapha et d’Agatha. Sur un petit promontoire, lui aussi circulaire et entouré d’imposantes montagnes, le couple s’unit tandis que M. Gustave revêt, pour l’occasion, les habits d’un prêtre afin de bénir le jeune couple ; la voix off du narrateur, plus âgé, teinte alors d’amertume ce moment en apesanteur, en nous apprenant que, « deux ans plus tard », sa femme et son unique fils seront fauchés par « la grippe prussienne », une « stupide petite maladie ».
Moonrise Kingdom (2012) / The Grand Budapest Hotel (2014)