Pour se faire une idée de l’esprit du FID de Marseille, le mieux reste encore de surprendre Jean-Pierre Rehm, délégué général du festival en poste depuis douze ans, vous faire les gros yeux à l’évocation d’un terme trop essentialisant comme « documentaire », « fiction », ou « court métrage », par exemple. Allergique aux étiquettes, l’événement est devenu, sous la houlette de cet anti-damier radical, une grande fricassée filmique où la seule condition d’entrée consiste à expérimenter quelque chose. C’est pourquoi, muni de son habituelle boussole indiquant les points cardinaux de la « fiction » au nord, du « docu » au sud, du « court » et du « long » à l’est et à l’ouest, quatre ou cinq jours ne seront pas de trop au festivalier pour faire le deuil de ses repères ; et reconnaître in fine que la chaleur estivale, dans une ville aussi métissée que Marseille, est sans doute la température la plus propice à faire craquer la gaine boudinante du compartimentage. Il faut alors s’imaginer la sélection comme un grand corps polymorphe et sans contours, constitué d’une masse de créatures colmatées par la moiteur. Aussi, le FID invite au vagabondage à l’aveugle. Entre les balises incontournables – Grandrieux l’an dernier, Bonello cette année –, il faut se prendre au plaisir de la dérive, et trier, parmi les rumeurs de chefs d’œuvres, les vraies perles des petites cabales de copains. Mais vagabondage surtout, car, si l’an dernier les faveurs convergeaient, à juste titre, vers Dans ma tête un rond-point de Hassen Ferhani, pas grand-monde n’avait misé sur le très beau Schicht d’Alex Gerbaulet (notre gros coup de cœur 2015 au rayon court métrage), précisément dégoté par hasard. Cette année, pas de telle palme, mais quelques très belles découvertes quand même, au milieu d’un aréopage de prétendants parfois assez faiblards, mais jamais insignifiants pour autant. Bilan.
Chambre d’échos
On pourrait réduire le FID à un laboratoire de formes, dire de ce pourfendeur des genres qu’il n’a d’intérêt qu’aux yeux de la communauté arty des Beaux-Arts, et qu’en dehors de son fatras de mise à distance, il n’y aurait pas grand-chose à se mettre sous la dent. Mais pour le visiteur attentif, celui qui, deux années de suite, est venu tâter le pouls de ce grand corps divers, le festival est en réalité (quantitativement, et par sa promptitude à sélectionner des œuvres parfois inachevées) l’un des plus à l’écoute du monde. Preuve en est qu’en douze mois marqués par les manifs et les attentats – dont celui du 14 juillet, semant l’inquiétude en plein cœur de la manifestation –, la teneur politique des films français a considérablement augmenté. Témoin le cortège de ceux agrippant soudainement (il n’y en avait pas tant, l’an passé, au FID et ailleurs) les idéologies et leurs dérives. On y revient plus en détail, mais il faut d’emblée souligner le beau travail de Münster de Martin Le Chevallier, qui du haut d’un néo-humanisme sans surplomb, renvoie dos à dos le pouvoir et le fanatisme par le biais de l’épisode (instructif, de surcroît) des « anabaptistes ». Dérive sectaire fondamentaliste, lamée de proto-communisme, l’anabaptisme émerge dans l’Allemagne de Luther et rallie de nombreux fidèles avant d’être matée dans le sang. Teinté d’une sorte de lassitude, inspirée notamment par ses deux narrateurs beckettiens, le film semble nous parler de loin, comme si ses personnages, conscients des limites inhérentes au présent du feu de l’action, attendaient le verdict de l’Histoire avant de tirer des conclusions trop hâtives. D’où l’usage de cet écran, planté dans le décor naturel, devant lequel les témoins/narrateurs/acteurs s’installent pour contempler leur présent digéré par les siècles – et dont l’occurrence, éclairante, se distingue de tous ces dispositifs, vus ailleurs, où les fanfreluches de mises à distance ne visent qu’à exhiber leur héritage conceptuel (pour la plupart mal digéré, justement).
Un autre procès, fréquemment intenté contre le FID, lui reproche son autisme, n’y voyant qu’un greffon parisien perclus dans sa citadelle, où le public marseillais ne serait pas particulièrement le bienvenu. En réalité, c’est que le festival souffre d’un contraste des plus marqués : d’un côté, le monde du jeune cinéma de création (ses auteurs, ses écoles, son public, ses critiques), et de l’autre, Marseille. Marseille qui, n’en déplaise à son statut de « Ville européenne de la culture 2013 » et à sa gentrification galopante, et du fait d’un melting pot unique en France, se distingue très nettement de l’identité parisienne (ce qui n’est pas un mal). Plutôt que de tirer des constats qui, d’évidence, sont davantage le fait d’un clivage plus profond que de la volonté de l’équipe du FID, il faut se réjouir que le maximum soit fait pour qu’un film comme Atlal, présenté le week-end au cinéma Les Variétés sur la Canebière (et non au MuCEM, plus isolé), touche le public marseillais – la ville comptant, pour rappel, la plus importante communauté d’origine algérienne (Kabyles compris) de France. C’était déjà le cas, l’an passé, pour Dans ma tête un rond-point, qui avait lui aussi fait salle comble dans les mêmes conditions. Et il ne faut pas douter que le FID soit à l’origine de cette répétition, conscient qu’un festival hébergé par la cité la plus multiculturelle de France, à l’heure de la suspicion généralisée, se devait de fédérer des récits de départs, de migrations et d’accueils contrariés. Ainsi de Brothers of the Night, film de bande passionnant à plus d’un titre, et en premier lieu parce qu’il substitue au misérabilisme déprimant dans lequel on enferme d’office les migrants – en l’occurrence, ici, une bande de jeunes Roms de Bulgarie, venus faire à Vienne un peu d’argent en se prostituant dans un bar gay –, un pur geste de cinéma au carrefour de Genet (Querelle de Brest, bien sûr, mais on pense aussi à son film Un chant d’amour), de Fassbinder (Querelle, adaptation versicolore de Genet) et de Scorpio Rising de Kenneth Anger. Pour autant, nulle fantaisie, pas de réenchantement stérile, mais le projet proprement genettien d’une fétichisation de la communauté la moins érotisable du monde – les Roms, éternels boucs émissaires d’une Europe qui ne les calcule (au deux sens, argotique et statistique, du terme) même plus, alors qu’ils portent depuis des siècles peut-être la culture la plus européenne de toutes par leur rayonnement sans frontières. Un film qui, si sensuel, cinégénique et héritier soit-il, n’en oubliait pas moins d’être brutalement actuel.
Tout l’inverse de deux autres chroniques de bandes, Empathy de Jeffrey Dunn Rovinelli et Occupy the Pool, de Seob Kim Boninsegni, l’un très mineur et l’autre carrément niais, qui malgré plusieurs points de dissemblance se complaisaient dans un même nihilisme. Le premier, insouciant, se glisse dans les pas d’Empathy, escort-girl héroïnomane à New York, sans se préoccuper de ce qu’il pourrait apporter à l’un des sous-genres les plus époumonés du catalogue indé. Du coup, sans complexe, le film compile les panoramiques sur Brooklyn en hiver, les temps morts et les scènes de groupes en plans fixes, le tout en 16mm et avec l’aplomb d’un Paul Morrissey, mais sans Joe Dallessandro, sans trash, et avec un demi-siècle de retard… Vous trouvez que ça fait beaucoup ? Nous aussi. Toujours est-il qu’à la différence d’Occupy the Pool, Empathy, pas dénué de charme, entrait largement dans la catégorie des propositions regardables. Car le film de Seob Kim Boninsegni – qu’il fut incapable de présenter devant le public (le genre « Hummm… » suivi d’un rire gêné inexplicablement accueilli par un tonnerre d’applaudissements – ça aurait dû nous mettre la puce à l’oreille) –, étirant sans grâce les 24h d’une bande de marginaux à Genève, ne l’était précisément pas. Trop long, trop « stylé » avec ses petits ados soûlés par une vie qu’ils fantasment éraflée, on cherche encore ce qui, de la rafale de clopes, des conversations maugréées et du j’m’en foutisme minaudeur (Occupy the Pool esquive bizarrement toute scène de sexe, hormis un gros câlin tout habillé), a bien pu pousser son réalisateur à croire qu’il y avait là de quoi faire un film.
Drôle de nihilisme à quoi fait peut-être écho une autre tendance, majoritairement française, du court métrage ratatiné sur ce qu’on appellerait en oral d’école d’art (ou de cinéma) « la question de l’image ». Comprendre : doper le solde « réflexif » d’un film par le biais d’une image datée, pauvre, et par conséquent paradoxalement très voyante – prétexte à rêvasser sur la fragilité des souvenirs. C’est ainsi que l’on voit de plus en plus de courts métrages tournés en VHS, en mini DV sans parler du super‑8, du 16mm (qui, au moins, offrent de belles textures) et de tous ces formats carrés qui ne se justifient que très rarement. Dans l’absolu, ce n’est pas qu’on leur préfère la HD et le scope (même si l’histoire du cinéma tend à prouver que des grandes images, c’est quand même sympa…), mais combien de ces œuvres trahissent, par la réduction affichée de leur périmètre d’expression cinématographique (images ternes, formats nains), le recul inquiétant de la mise en scène dans le jeune cinéma ? Et, forcément, le recul du cinéma lui-même, dissimulé sous un feuilleté de bonnes intentions qui n’a pour effet que de distraire le regard de cette carence essentielle. Fétichisme formel qui n’est pas sans détourner d’une autre impuissance : celle d’incorporer l’extérieur (le monde, l’autre) à ses préoccupations lilliputiennes. Or, au moment où l’on commençait à trouver la mode de ces petits épanchements un peu longue, un film semblait, cette année au FID, parfaitement conscient de toutes ses tares : Le Voleur de Lisbonne, de Léo Richard. Soit l’histoire d’une brigade lisboète spécialisée dans la recherche des caméscopes volées, se mettant bille en tête de retrouver l’appareil d’un jeune Français, égaré le jour de sa séparation avec son amoureuse d’alors. Porte ouverte, on s’en doute, à tout un tas de clichés sur les souvenirs, la fragilité des images et des sentiments, la douleur de rouvrir les cicatrices en revoyant les images, blablabla ; mais le film opère en fait, par le truchement d’un surmoi incarné dans un vieil enquêteur portugais aux airs de Nestor Burma, l’épinglage de ses propres mimiques. Ponctuant la litanie neuneu de l’amoureux blessé par des « n’importe quoi ! », « quelle attitude de pédale ! » et de « on s’en fout ! », Octavio (c’est son nom), qui est de tous les personnages le plus typé « cinéma », cherche compulsivement à réorienter le récit en direction de l’enquête. Comme si, court-circuité par ce personnage avide de voleurs et d’action, le film trouvait à se sevrer de sa propre hébétude. Et si Le Voleur de Lisbonne s’achève sur un double échec en forme de statut quo – l’enquête et les envolées lyriques s’avérant aussi stériles l’une que l’autre –, ne parvenant pas lui-même à trancher entre introspection et esprit de dérision, on salue faute de mieux le caractère inédit d’une telle équivoque.
D’autant qu’au rayon des propositions platement transparentes, il n’y avait que l’embarras du choix. À commencer par The Dust Channel de Roee Rosen, opéra-faussement-pop et crânement intimidant, compliquant par mille trouvailles gâteuses (coucou le zapping tv ! hello les citations du Chien andalou !) une petite pique à l’encontre du pouvoir israélien. Sur la base d’une analogie un peu fastoche entre l’aspirateur et la politique de Netanyahu en matière d’immigration, Roee Rosen s’en donne ainsi à cœur joie dans les buñueleries et le found footage, en parallèle d’un concert de chambre, pour bien rappeler à qui l’aurait oublié qu’il est avant tout un artiste avec un « A » majuscule. Sauf qu’en forçant son postmodernisme, The Dust Channel fini par tourner à vide, si bien qu’au bout de 23 minutes de cabotinage conceptuel, on ne sait plus si le film s’est définitivement enivré de ses propres audaces, ou s’il cherche encore à nous dire quelque chose. Et à l’arrivée ils sont légion, ces essais qui, sous couvert de hardiesse plastique ou de distanciation, ne se voient pas trébucher sur les mêmes académismes. À l’image d’Alléluia ! de Jean-Baptiste Alazard, périple statique et vaguement zadiste d’une bande potes en quête d’un retour à « la beauté des choses vraies », souffrant malheureusement d’une double ressemblance. Celle avec le très beau Plein Pays, d’Antoine Boutet (2009), qui à sujet cousin (filmer un homme hors du monde, donc hors du temps) substituait un sentiment d’inquiétude à l’euphorie de l’entre soi ; et celle, paradoxale, des publicités EDF/GDF où l’on exhibe de vastes cartes postales du pôle Nord et du Sahara. Car en surface, compilant les plans volontairement brouillons sur de jolis détails, d’un bout à l’autre du spectre – là-bas les pubards du système, ici la jeunesse démissionnaire – Alléluia ! se contente d’appliquer le même programme avec d’autres outils : en somme, réenchanter le monde avec des images crades. On serait prêt à entendre que le film en détourne justement la grandiloquence, mais à la condition qu’il ne se complaise pas dans cet esprit sectaire qui semble toiser les brebis égarées de la société de consommation du haut de sa conscience politique. Et en l’état, ce n’est pas le cas : à chacun son petit esprit de distinction. (AD)
Voix sans issue
Cette souveraineté farouche, qui confond retrait du monde et hauteur de vue, repli autarcique et lendemains qui chantent, ne pouvait être plus étrangère aux rêves des jeunes d’Atlal, qui, depuis l’arrière-pays algérois qui les a vus naître, n’aspirent qu’à fuir en Occident ou qu’une bombe les envoie « sur la lune ». Pour son premier long-métrage, Djamel Kerkar investit le village d’Ouled Allal, victime de cette décennie noire (1991 – 2002) qui jeta le peuple algérien entre les feux croisés des islamistes et de l’État. Il est porté par un double mouvement : d’un côté, répondre à l’urgence d’enregistrer, en temps réel, sans écriture préalable ni repérages, les vies de ces communautés abandonnées des pouvoirs publics ; de l’autre, prendre tout le temps nécessaire pour faire remonter une parole enfouie comme l’eau d’un puits asséché par la politique de la terre brûlée. Avec une extrême précaution, Kerkar commence par approcher les habitants dans leurs tâches quotidiennes, lesquelles alternent des travaux de maçonnerie effectués avec les moyens du bord et la destruction de vergers sans fruits, que le traumatisme a tétanisés, comme ceux qui les ont plantés. Dix-sept ans après la « concorde civile » décrétée par Bouteflika, ces localités isolées de la Mitidja sont plongées en pleine déréliction, privées des services de base qui se font pourtant cruellement ressentir, la présence de l’État se résumant aux patrouilles d’une armée indifférente, voire fantomatique. Dans ce vacuum administratif, imams et mosquées remplissent une fonction structurante dans la vie de tous les jours. Les femmes, elles, sont délibérément laissées dans le hors-champ des foyers, domaine dont elles ont la prérogative. « Il aurait fallu faire un tout autre film, tourner en intérieurs, avec une autre équipe et un dispositif différent », a justifié le cinéaste en conférence de presse. Progressant par cercles concentriques sur les ruines mêmes du hameau, Atlal guette avec une infinie patience (et un sens de la durée que d’aucuns jugeront excessif) les larmes qui finissent par irriguer les visages minéraux de ces hommes à l’évocation de l’humiliation, de la terreur et des disparitions qu’ils ont endurées année après année. Et pourtant, alors que le verrou des émotions finit par sauter chez les pères, ce sont les fils, nés en plein cauchemar, qui font fuser la nuit venue, sur fond de rap, une parole affranchie des non-dits, magnifique ordonnée de l’abscisse encore et toujours dévastatrice de la guerre civile. Pour qui sait ce qu’il en coûte de délier la langue des Algériens sur ce sujet tabou, Atlal comble le vide laissé par les images longtemps inexistantes d’un huis-clos à ciel ouvert. En l’absence d’un catalyseur dramaturgique et métaphorique aussi formidable que l’abattoir de Dans ma tête un rond-point, son impact paraîtra peut-être moindre que le docu choc d’Hassen Ferhani, plébiscité lors de la précédente édition du FID. Il n’en fera pas moins obstinément son chemin en nous, confirmant au passage l’éclatante vitalité du cinéma algérien.
À l’est de la Kabylie, en Tunisie voisine, Ismaïl Bahri tente, avec le court remarqué Foyer, « d’expérimenter la façon dont un film se peuple ». Aux antipodes du travail quasi ethnographique de Kerkar, Bahri, qui est également plasticien, obstrue l’œil de sa caméra avec une feuille de papier et la plante au beau milieu d’une rue piétonne, aimantant les badauds, dont il ne subsiste à l’écran qu’ombres et voix. Déniant toute intention politique à son projet, Bahri est davantage soucieux de retrouver l’essence d’un geste cinématographique où caméra et film deviendraient le foyer du titre, « à l’image du feu autour duquel se réunir ». Un feu en forme de page blanche, où s’écrit, au gré du passage des uns et des autres, et sans préméditation aucune, un journal de bord de l’après-révolution tunisienne.
N’en faisant décidément qu’à sa tête chercheuse, le FID a sélectionné cette année plusieurs œuvres qui, dans la diversité de leurs propositions, se rejoignent sur un même constat d’échec. En l’occurrence, celui de l’impuissance de l’engagement, ou tout au moins des limites auxquelles il se heurte pour transformer le plomb du discours militant en or révolutionnaire. Problématique au cœur d’UFE (unfilmévènement), de César Vayssié, qui suit les pérégrinations de jeunes gens mus par un désir de changement radical. Ces enragés s’enlisent pourtant, dès l’orée de cette interminable fiction (2h36), dans un détricotage si complaisant qu’il exclut d’emblée toute adhésion de la part du spectateur à leur praxis. Ployant sous le poids de l’héritage – intellectuel, artistique et politique – dont ils se réclament, ces personnages s’avèrent incapables de formuler un projet de société cohérent – une remarque hélas valable pour le réalisateur et son film. Aux droits de succession que leur font payer leurs aînés, ils choisissent donc l’illégalité et la clandestinité, séquestrant dans un chalet un présentateur météo qu’ils mettent en scène dans un happening vidéo, où le modus operandi de Daech se brouille de la signalétique des Pussy Riot. Placé sous le double patronage de Guy Debord et Jean-Luc Godard, ce patchwork citationnel peut à la rigueur s’apprécier comme un opéra-bouffe situationniste ou la version classe verte du Nocturama de Bonello (dans lequel de jeunes terroristes se réfugient dans les locaux de la Samaritaine une fois leurs actes perpétrés).
Cette impuissance à agir, qui trouve avec UFE son exutoire dans un crime, c’est aussi la question sous-jacente à Un autre film comme les autres. Une heure durant, Nicolas Boone y capte, en mai dernier, une réunion de membres de Nuit Debout, délocalisée aux abords du Canal Saint-Denis, à Aubervilliers, pour les besoins du tournage. Toute sauf incantatoire, la parole y est ici redistribuée à tour de rôle, dans une horizontalité respectueuse des intervenants, chacun y allant poliment de ses observations sur l’ordre du jour (comment, notamment, se positionner en prévision de la manifestation de policiers contre la « haine anti-flics » prévue le 18 mai dernier à République ?). Outre l’uniformité de leur profil sociologique (à l’évidence, tous de gentils étudiants blancs), ce qui frappe le plus chez ces militants, c’est la crainte de voir la situation dégénérer par la faute des « autonomistes » et des « casseurs », seuls à même, qu’on le veuille ou non, de passer à l’action, quand l’inflation rhétorique des assemblées populaires et sous-commissions ne cesse de la renvoyer aux calendes grecques. Devant l’« impossibilité de prendre une décision générale », et à défaut d’une « convergence des luttes », reste la stratégie d’occupation d’un lieu symbolique – « Répu » –, absent de l’écran, mais présent dans tous les esprits, comme rempart à l’étiolement d’un mouvement menacé par la torpeur obsidionale et l’imminence de l’Euro 2016. UFE et Un autre film attestent en outre de l’imprégnation diffuse, dans l’imaginaire du militantisme de gauche, des thèses du Comité invisible, qui font ressurgir le spectre de l’insurrection comme seul moyen de pérenniser un mouvement et de garantir des résultats. Si bien qu’il paraît évident aujourd’hui que les idées autrefois jugées irrecevables de Julien Coupat et des siens gagnent peu à peu du terrain là où son ennemi déclaré, l’État, ne cesse d’en perdre, dans cet interstice infime mais stratégique où se remporte la bataille décisive des esprits.
La volubilité toute « NuitDeboutiste », Crève-cœur s’y refuse, son réalisateur Benjamin Klintoe préférant dépeindre, de guerre lasse, un collectif désenchanté, Groupe de Tarnac sous Temesta, qu’on dirait privé de dessein politique par quelque instance supérieure. Cette amputation, le mutisme de Jonathan, retrouvé par les siens gisant dans une forêt, en est le symptôme, tout au long de ce récit d’abnégation où les individus finissent par puiser dans une solidarité qui ne se paye pas de mots la force d’avancer, à nouveau, vers un horizon émancipateur. Celui, peut-être, qu’embrassent les protagonistes de Ce qui arriva l’année 13 lapin, qui prennent le maquis au terme d’une dérive psychogéographique hallucinant les hauteurs de Marseille comme le portail d’une civilisation aztèque invaincue des Espagnols. Sans queue ni tête (du serpent Quetzalcóatl ?), ce premier essai de Nicolas Bergamaschi et Nathalie Hugues n’en révèle pas moins à travers son psychédélisme de bric et de broc une tendance secondaire, mais très nette, de cette sélection : le déplacement, loin des villes, de résistances plus ou moins politisées, jusqu’à leur offrir ici une eschatologie pour le moins farfelue.
Malgré ces déceptions, il y a lieu de considérer que cette édition 2016, dans son audacieuse polymorphie, consacre plus que jamais le FID comme le festival-sismographe du monde contemporain, toujours à l’affût d’une secousse, même si elle peine parfois à accoucher du tremblement attendu. Cette curiosité, qui se joue des feuilles de route que s’imposent tant d’autres manifestations, est une vertu raréfiée, dans une ville qui reste à son image : insolente, insoumise et panoramique ; comme le plus beau des cinémas. (DB)