Krigen / «Guerre» : le titre du dernier film de Tobias Lindholm semble dépourvu d’ambiguïtés. C’est précisément ce qui en fait le premier indice de ce parti pris trompeur auquel recourt le cinéaste, celui qui consiste à poser son sujet frontalement, à l’asséner comme une évidence pour mieux nous conduire à sonder ses marges. Un procédé qui finit par faire apparaître, encore une fois, la complexité radicale se cachant derrière ce mot trop simple de « guerre ».
Le hasard et ses nécessités
La guerre en question est celle qui se joue en Afghanistan, l’un de ces conflits contemporains par excellence, aussi bien au niveau de ses représentations médiatiques que cinématographiques. Lindholm adopte une double ligne narrative autour de la résilience et de l’adaptation de l’humain, en suivant d’une part le commandant Pedersen et sa caserne, dans une province afghane, et d’autre part l’existence de sa famille restée au Danemark.
Cette approche relativement conventionnelle cesse de l’être lorsqu’au cours d’une confrontation avec l’ennemi, Pedersen demande le bombardement d’une cible afin de permettre l’évacuation par avion d’un soldat blessé et, plus généralement, de sauver ses hommes. Ce n’est que dans un second temps que l’on apprend que le bombardement ordonné au hasard (sans avoir de confirmations sur l’emplacement de l’ennemi), devant la pression des circonstances, a causé la mort d’onze civils. Par un soudain renversement, le conflit disparaît pour laisser place à sa contrepartie : ces morts accidentelles, et le procès du commandant désormais de retour au pays.
La survie comme refoulement
Ce choix d’un double décalage, géographique mais surtout métaphorique – en ce sens qu’il nous conduit d’une dimension du conflit à une autre – pourrait faire lire Krigen comme le décryptage d’un processus de décision et de ses conséquences.
Mais le film creuse plus profondément, s’attaque aux non-dits qui justifient le choix de Pedersen : la nécessité de survivre, et l’absolu renversement de priorités que celle-ci induit. Priorité des « siens » sur les autres, priorité de la famille sur les civils, et, dans le procès, priorité de l’absolution sur l’éthique, sur la vérité, sur la justice.
Le procès devient alors le lieu d’une manipulation des faits, qui n’est autre que le résultat d’un refoulement de la guerre auquel tous (commandant, épouse, soldats, avocat) participent.
Par le choix d’articuler trois temps – l’attente, le conflit et le procès – Lindholm introduit donc une fracture par rapport aux événements, mais aussi la condition de leur relecture possible. Or, cette relecture n’échoit qu’au spectateur, puisque les protagonistes optent pour le mensonge. Spectateur qui se retrouve alors dans une position inconfortable, au centre d’un tiraillement dont les pôles sont l’empathie pour le commandant, l’incapacité de le juger, mais aussi le caractère insoutenable du travestissement des faits auquel Pedersen se livre pour échapper à la condamnation.
Les enfants ne naissent pas égaux
Cette objectivité du film, parfois lourde dans son choix de rester à distance des personnages (interprétés par un cast de talent), a toutefois pour contrepartie une indéniable pudeur et une intelligence formelle rare. Krigen parvient à tisser de façon souterraine les images traumatiques qui cristallisent le conflit. Ainsi le commandant découvre l’assassinat de la famille afghane qu’il s’était engagé à protéger à travers la vision de pieds d’enfants, inertes, hors du lit, et lors du procès, la dernière photographie du bombardement montre le pied brisé (littéralement) d’une petite fille. Cette suite d’images traumatiques ne prend toutefois pleinement sens que lorsque Pedersen borde son fils, recouvrant ses pieds avec la couverture.
Loin de la recherche du trauma visuel, un instant fugitif suffit à révéler la dénonciation la plus pertinente véhiculée par l’œuvre : celle du partage insoutenable dont Pedersen est le véritable témoin, entre civils danois et afghans, entre ceux que la guerre épargne et ceux qu’elle broie.