On ne va pas exactement voir un film de Frederick Wiseman : on entre dedans, pour déambuler dans son contenu. La méthode du documentariste, éprouvée et à peu près inchangée depuis près de cinquante ans, s’apparente à une maison ouverte dont on connaîtrait l’architecture mais où les pièces présenteraient à chaque film de nouvelles fenêtres sur le monde. Le réagencement est patient (des dizaines d’heures de rushes accumulés sur plusieurs mois) ; la visite durera le temps qu’il faudra, que ce soit une heure et demie (Boxing Gym, 2010) ou quatre heures (At Berkeley, 2013) ; mais le spectateur est assuré de trouver portes ouvertes et une immersion parfaite dans une galerie qui aura l’ampleur et les palpitations d’un authentique fragment de vie. Pour son nouveau film, présenté hors compétition (comme le fut At Berkeley il y a deux ans), Wiseman a planté ses caméras dans Jackson Heights, quartier du Queens tenu pour le plus ethniquement divers de New York City – un modèle qui, plus dramatiquement encore que celui de l’université californienne, est mis à l’épreuve par son époque, et notamment par l’uniformisation promise par de grands et agressifs projets immobiliers.
En trois heures et dix minutes, In Jackson Heights rend compte de cette mosaïque de communautés se sachant menacée d’extinction, mais où chaque groupe n’en poursuit pas moins son propre travail d’affirmation en traitant les autres comme des voisins avec lesquels il faut composer. Différemment de ses autres films récents, Wiseman ne filme pas ici une institution où chacun œuvrerait dans l’intérêt de tous, mais des intérêts séparés participant à une même idée abstraite, cette diversité sur laquelle se base la nation américaine (comme le rappelle un Latino : « Vous vous êtes mouillés en traversant le Rio Grande, mais d’autres avant vous se sont mouillés dans l’Atlantique ! »). Il étend même la notion de diversité au-delà des définitions ethnique et géographique. Si beaucoup de scènes retenues dans le film touchent les activités des Latinos (le cinéaste sait que ce n’est pas une question de distribution de temps de parole), une place d’une importance égale est laissée aux manifestations d’une communauté LGBT dont la visibilité, récente en tant que groupe, pose de nouvelles questions, par-delà les clivages plus anciens. On note même, non sans malice, la scène s’attardant sur une vieille femme accoutumée à sa solitude, individu constituant sa propre cellule au sein de la mosaïque. En somme, le portrait attentif d’un organisme hétérogène, en mutation et comptant bien conserver ces caractéristiques qui le maintiennent en vie, malgré la crainte qu’il peut inspirer à l’ordre social dont il est pourtant le socle : les fréquents retentissements de sirènes, les passages du camion de pompiers, les efforts de la police pour réguler les mouvements de foules rappellent bien à quel point la multitude génère un état d’alerte permanent.