À propos du palmarès et précisément d’Exercices de disparition de Claudio Pazienza, nous écrivions la semaine dernière qu’ « humilité et grandeur faisaient cette année bon ménage ». Filmeurs, filmés, films et spectateurs forment dans ce cas une entité solidaire particulièrement généreuse et précieuse, où le « faire avec » semble une figure centrale du geste d’un « cinéma du réel ». Difficile de faire entrer le monde dans un film. La réponse à cette quadrature du cercle documentaire – et plus globalement cinématographique – fut cette année largement marquée par des énonciations très personnelles portant sur une singularité (individu(s) et lieu(x)), à partir desquelles se déploie un imaginaire du réel des plus stimulants pour penser le monde.
FAIRE AVEC…
Avec une ambitieuse humilité : Matthieu Chatellier
Avec deux films sélectionnés dans le contrechamp français, on aura donc eu l’occasion et le plaisir de faire connaissance avec Matthieu Chatellier, dont le geste permet aussi de dessiner les grandes lignes des différentes sélections, et même au-delà. Doux amer (ci-dessus) fait partie de ces énonciations très personnelles – faute de mieux, disons un journal filmé –, où s’exprime un « je ». On pense logiquement à Alain Cavalier, mais aussi à Nanni Moretti, particulièrement la troisième partie de Journal intime (1994) – Matthieu Chatellier se découvre gravement diabétique et son existence devient ainsi ritualisée par cette maladie. Quoi qu’il en soit de ce comparatisme, la réussite ne fait aucun doute, particulièrement en raison de la générosité du geste, de la perpétuelle hésitation entre les deux opposés du titre. Avec son étonnante créativité narrative et visuelle (formidables séquences nocturnes « animées »), sa gravité doublée d’un humour bien trempé, Doux amer fait partie de ces œuvres qui vivent un déplacement du « je » vers un « nous ». Matthieu Chatellier tisse un film-territoire pour un spectateur jamais exclu, au contraire, toujours généreusement convié à s’engouffrer dans une précieuse interrogation de son état de présence au monde.
Ces données sont valables également pour Voir ce que devient l’ombre (ci-dessus) qui s’aventure sur le terrain plein d’écueils du portrait d’artiste, ici d’un couple – le dessinateur Fred Deux et la graveuse Cécile Reims. Arrivés au seuil de la mort, ils préparent avec soin ce départ en confiant, dans un acte de dépossession volontaire, œuvres et archives à des musées et instituts. L’ouverture et la fin exceptées, le film se déroule en huis clos, au domicile teinté de beige et de marron du couple – jusqu’à leurs vêtements –, dans une ombre que des rais de lumière viennent parfois disputer. Du portrait fait sur, on comprend très vite que Voir ce que devient l’ombre est réalisé avec. Avec le couple dont Matthieu Chatellier partage la table, avec ces artistes et avec leurs œuvres. Ces dernières ne sont jamais pompeusement filmées, mais toujours captées en communication avec leurs créateurs, et ce sont d’elles que semble surgir de façon presque magique une parole parcourue par les drames du XXe siècle, un verbe qui oscille entre bonheur et douleur d’être en vie. Entre Doux amer et Voir ce que devient l’ombre, avec une délicatesse, un altruisme et une humilité vécues – et jamais volontaristes –, ce filmeur que l’on découvre alimente précieusement les braises de la vie, même quand elles se trouvent sous la menace des cendres.
Avec le filmé
Comme dans Doux amer et Voir ce que devient l’ombre, on retrouve beaucoup de ces films réalisés avec. Tendance structurelle du documentaire, l’engagement du cinéaste dans le cadre a donné lieu à des films marquants, où la présence ne fait pas écran, mais se révèle au contraire une invitation à l’intérieur de l’espace filmique. Aussi, ce corps du cinéaste intervient à des degrés divers. Dans Distinguished Flying Cross, Travis Wilkerson se trouve littéralement bord cadre, attablé face à son frère, autour de la figure centrale paternelle. Les deux frères sont des spectateurs à l’intérieur du plan, comme une sorte de relais, interagissant peu, embarqué comme le public dans la parole de ce père évoquant sa guerre du Vietnam. La présence de Maher Abi Sarma connaît une dynamique intéressante au cours de Nous étions communistes. D’abord nette, elle tend à se diluer à mesure que des dispositifs de réactivation de la mémoire s’élaborent. Cette trajectoire suit assez parallèlement celle vécue par le métrage, le corps du filmeur disparaît à mesure qu’il accepte l’état de flottement de celui qui se trouve dans une béance : lui et le film. L’aspect formel ne pouvait répondre qu’à un principe d’opacité, celle de la mémoire, de sa propre présence et de sa place dans un pays écartelé.
De film en film, on comprend que Claudio Pazienza ne peut concevoir de faire l’expérience des choses – de l’argent, de la bière, du deuil – sans occuper le cadre, avec un autre. Depuis qu’il est orphelin de père et de mère, cet autre est – dans Expériences de disparition après Scène de chasse au sanglier (2007) – Jacques Sojcher, philosophe et ami. Face au vide des mots, ces corps à l’écran résonnent avec l’expérience matérielle des objets et des sens, rendus comme une expérimentation des choses comme le souligne la surprenante propulsion du duo à travers le monde, dans une dynamique centrifuge des plus étonnantes. Ces deux enveloppes émouvantes s’avèrent les transmetteurs de la recherche d’une présence poétique dans le réel.
Difficile de faire un tour d’horizon de ces films faits avec tant l’idée de partage de l’expérience et de l’espace filmique entre filmeurs et filmés a traversé le festival. En ne se limitant pas aux sélections, ce geste appartient notamment au processus créatif de Gianfranco Rosi, auquel étaient consacrés une dédicace et un atelier à travers Boatman (1993), Below Sea Level (2008) et El Sicario, Room 164 (2010, ci-dessous).
Dans ce dernier, à travers ce tueur à gages évoquant son parcours, on peut déplacer l’adage de Jean Comolli – « qui filme qui ?» – vers qui met qui en scène ? Cette forme de compagnonnage − particulièrement troublante dans El Sicario – cinématographique souligne une volonté d’accorder au filmé une ample marge de manœuvre à l’intérieur du film. Pourtant situé aux antipodes, ceci frappe aussi dans Madame Jean de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil. Ce film qui part sur l’idée de l’énonciation d’une parole – celle de Madame Jean – dérive sur une incertaine circulation, puis l’appropriation de cette parole par celle qui n’était à l’origine que le récepteur. Chose que l’on rencontre aussi dans des métrages comme La Mort de Danton d’Alice Diop et Li Ké Terra de Filipa Reis, João Miller Guerra et Nuno Baptista. Si bien, pour ce dernier, qu’il fut très logique de voir déambuler Miguel et Ruben avec gourmandise dans les allées du festival en « vedettes » d’un film qui a su créer un espace d’expression verbale et corporelle. De là, il s’avère difficile de ne pas rebondir sur The Ballad of Genesis and Lady Jaye, où Marie Losier rend possible la propre mise en scène de ce couple pandrogyne, tout en ménageant des tableaux fantaisistes où elle incorpore le corps singulier de Genesis.
The Ballad of Genesis and Lady Jaye
Cette idée de partage de l’expérience et de l’espace filmique aboutit logiquement à Eine ruhige Jacke de Ramon Giger. Le métrage débute par l’énonciation sous forme de cartons de la négociation du film entre le réalisateur et Roman, un jeune autiste. « Comment faire le film ?» lui demande-t-on. « En me racontant sans préjugé » répond-il, avant d’ajouter : « en homme total ». C’est ainsi que passionné par l’image et la sienne, le montage intègre des plans tournés par Roman avec son caméscope dans une urgence et une frénésie troublantes. Proposition forte d’un filmer avec, d’une mise en scène de l’autre et de l’accès à une intériorité opaque et complexe, Ramon Giger prend ainsi le parti d’une mutualisation de l’image. On notera enfin qu’Andrea Deaglio entend poursuivre Il Futuro del Mondo Passa da Qui en un work in progress original. Le cinéaste a confié des caméras à certains protagonistes du film. Une initiative qui n’est pas sans renvoyer aux groupes Medvedkine, auxquels étaient donné les moyens d’une prise de parole cinématographique qui leur soit propre, afin de formuler leur propre représentation.
Avec des images « déjà là »
Le monde a été bien filmé. Surtout, le monde a été beaucoup filmé. Essentiellement, le monde existe par une masse d’images, une banque éparpillée, bâtarde. Faire un film avec, aujourd’hui, c’est aussi faire avec ces images. Il se pourrait même qu’un jour elles deviennent les lettres d’un long alphabet dont l’infini réagencement crée une langue nouvelle. Si l’on pouvait réunir toutes ces sources en un lieu gigantesque, on y déambulerait à la recherche de sens comme le personnage de Borges dans La Bibliothèque de Babel. Cette année, le flot des images trouvait au Cinéma du Réel un lit où bouillonner et se transformer. Andrei Ujică, exemplairement, est un maître du réassemblage critique des images. Vidéogrammes d’une révolution (co-réalisé avec Harun Farocki, 1992), qui place et déplace le spectateur face à la chute de Ceauşescu à chaque nouvelle source filmique, est autant un cours de sémiotique que d’histoire(s). Out of the Present (1995), sur un principe proche, montre un an de vie dans la station MIR d’un cosmonaute futur-ex-soviétique. Aux incroyables images dans la station spatiale, répondent celles de la terre, vue du sol ou du ciel. Out of the Present est pris dans la distance du cosmonaute, vers une vie plus poétique que politique. A rebours des sagas de science fiction politiques, Ujica propose une dépolitisation par l’apesanteur. Comme si le poids des enjeux les plus majeurs se divisait pour l’homme flottant. La sortie en avril 2011 de L’Autobiographie de Nicolae Ceauşescu ramènera le cinéaste au plus près du politique, avec ce même art de la relecture et du réagencement.
Les images restent, leurs usages changent. Qui n’a jamais utilisé l’outil de Google « Street View » en recherchant sa rue dans l’espoir de s’y voir ? Ses images déshumanisées semblent une maquette d’architecte, avec ses silhouettes figées, ses fausses voitures, ses arbres immobiles. Sauf que tout est vrai. Ou plutôt tout a été vrai. Le défilement des images fait film, qu’en est-il en cas de défilé dans les images ? Un pullulement de fictions matrixiennes entoure Street View : est-ce que ce que je vois est bien réel ou aurait-on placé devant moi quelques images dans lesquelles je me projette ? Et si je n’étais en fait qu’une de ces silhouettes numériques ? Mais alors qui me regarde ?
Me Llamo Robert Delgado
Sans pousser plus avant ces élucubrations, on comprend l’envie de Javier Loarte, pour réaliser Me Llamo Roberto Delgado, d’utiliser Street View pour raconter son quartier de Madrid, y présenter en un jeu évident voisins et bâtiments, à coup de « clics » qui déplacent le spectateur. Verra-t-on un jour Chris Marker réaliser un Google Jetty View ?
Autre usage de l’image existante, à mi-chemin de l’interrogation sur les conséquences de sa diffusion et du pamphlet politique : Fragments d’une révolution poursuit et renouvelle très habilement le court film anonyme diffusé lors du même festival en 2010. Mené depuis Paris par une « réalisatrice-réceptrice », le film compulse diverses vidéos tournées depuis les élections iraniennes de 2009. YouTube, emails, serveurs temporaires, mais aussi journaux télévisés de tous pays, tous les biais sont bons pour montrer la contestation que le régime d’Ahmadinejad refuse de voir. Au-delà de l’émotion des combats de rue captés à la sauvette où les seules armes aux mains du peuple sont les caméras des téléphones portables, le film pose la question de l’amalgame des images. Jusqu’où faut-il montrer ? Que disent les images des journalistes et que disent-elles des medias. YouTube, par ses associations de vidéos, accomplit un montage méthodique de films automatiques. C’est ici que la réalisatrice gagne son statut, ne tombant ni dans le catalogue ni dans le voyeurisme, tout en gardant le cœur du film : une lutte vécue de l’intérieur, avec et au niveau de ses combattants.
D’autres films font d’images « détournées » tout ou partie de leur corps. Me Llamo Peng, de Victoria Molina de Carranza et Jahel José Guerra Roa, propose un montage du journal filmé d’un solitaire travailleur chinois en Europe. Distinguished Flying Cross s’en sert comme d’un révélateur du présent filmé en parallèle. Point commun de toutes ces œuvres, un axe que nous n’évoquons pas ici mais qu’il restera à développer dans ce contexte : la parole. Elle est chaque fois l’accompagnatrice inoubliable du geste du monteur, du choix du cinéaste.
Poursuivant cette approche de la matière, reste à évoquer le cas des films dont l’image « neuve » se remplit pourtant d’un passé qui évoque des images existantes. Élégies de Port-au-Prince (ci-dessus), belle déambulation – bien que beaucoup trop courte – dans la capitale haïtienne un an après le séisme de 2010, rappelle les paysages allégrement montrés par les journaux télévisés. Ruines figées, chaos dont aucune nature n’a encore pu ternir l’actualité, mais des hommes qui ont repris le cours de leur vie. La réalisatrice y suit un poète dont le monologue et le corps, au milieu de l’habituelle agitation humaine, semblent une surimpression. Parfois, même sans vieilles images, les voilà qui surgissent.
CAISSE DE RÉSONANCE
Coup de sonde
Portrait du réalisateur Omar Amiralay
Ne pas courir après l’actualité et son flux d’images, c’est aussi rendre possibles des rencontres inattendues avec elles. Comme le fait de programmer en soirée d’ouverture un hommage à Omar Amiralay (ci-dessus) – projection de Film-essai sur la barrage de l’Euphrate et de Déluge au pays du Baas) –, décédé en février, et dont le pays, la Syrie, jusqu’alors pas concerné par les convulsions du monde arabo-musulman, s’est mis depuis, lui aussi, en mouvement. Déluge au pays du Baas (2004) devient alors l’un de ces films que l’on appelle, un peu bêtement, « prophétique » ou encore « visionnaire ». Ces rencontres peuvent parfois prendre une tournure bien ironique, comme lorsqu’on intitule une séance « Les Irraditions » (dans le programme « Le Poème documentaire », ici à propos de A Child’s Garden and the Serious Sea de Stan Brakhage, 1991), alors que les réacteurs de Fukushima laissent échapper d’inquiétantes particules radioactives.
Chaque édition du Cinéma du Réel s’avère un moment précieux pour former au fil des films et par rebonds entre eux une image du monde aussi fragmentaire que précieuse. Une sorte d’instantané subjectif, où l’imaginaire du réel a joué cette année un rôle central. On pourrait râler : et l’Égypte ? Et la Tunisie ? On répondra d’abord : Fragments d’une révolution ou Nous étions communistes, deux films qui contiennent certaines problématiques essentielles des événements actuels, parmi lesquels le flux des images et la question de l’individu dans cette région du monde. Puis, pour préciser : le temps du cinéma n’est pas celui du réel, encore moins de l’actualité.
Habiter le monde s’impose vraisemblablement comme une des grandes problématiques cinématographiques actuelles, pas seulement documentaires – elle traverse aussi bien Mourir comme un homme de João Pedro Rodrigues que Oncle Bonmee d’Apichatpong Weerasethakul ou encore Film Socialisme de Jean-Luc Godard. Filmeurs et filmés partagent souvent cette recherche d’un état de présence. On a vu que de nombreux films peuvent se concevoir comme des territoires où puisse se réaliser cette présence au monde. La fragilité domine et la solitude n’en est plus au stade de la menace. Ce n’est pas rien que deux films contiennent dans leur intitulé « Me llamo » (« Je m’appelle »). Me Llamo Peng et Me Llamo Roberto Delgado portent en effet cette sorte de revendication d’une existence qui menace de se diluer dans une trompeuse hypervisibilité (Roberto Delgado) ou dans le terrible isolement d’un migrant (Peng). À propos de ce dernier, on ne peut pas écrire chose plus juste que Charlotte Garson : « Dans une solitude qui apparaît de plus en plus absolue, le rituel DV semble devenir pour lui le seul témoin de son existence. »
Me Llamo Peng
Cette question de l’habitation du monde passe parfois par un premier degré. Pensons aux mal-logés de Palazzo delle Aquile, aux marginaux d’Il Futuro del Mondo Passa da Qui, aux déplacés de New Castle de Guo Hengqi. Dom d’Olga Maurina tisse le récit d’un trio habitant courbé et/ou couché sous une bâche près d’une gare de Moscou. Les trois personnages se lancent dans la construction d’une maison où l’on pourra se tenir dignement debout. Cette minuscule et immense épopée humaine est accompagnée par un geste cinématographique humble, au service de cette frêle et émouvante utopie. Dans son bref essai Expérience et pauvreté (1933), Walter Benjamin mentionne une « conception nouvelle, positive de la barbarie. Car à quoi sa pauvreté en expérience amène-t-elle le barbare ? Elle l’amène à recommencer au début, à reprendre à zéro, à se débrouiller avec peu, à construire avec presque rien, sans tourner la tête de droite ni de gauche. » Le rapport au monde des filmeurs et filmés a cette année largement fait écho à cette « barbarie positive » ayant vocation à construire – dans un geste de réappropriation des outils du cinéma, des images et de l’usage des espaces – de nouvelles façons d’habiter le monde, aussi humbles qu’ambitieuses et fragiles.
Penser le monde, l’imaginer
On parlait en 2010 du mésaise de nombreux documentaristes face au réel. Entre une captation brute d’un évènement et un dispositif souvent trop lourd qui tente une mise en perspective. C’est un plaisir de constater cette année une approche du réel décomplexée. Le jeu de la fiction, sans disparaître, perd son systématisme et trouve dans plusieurs films une place qui fait de l’air au spectateur, parfois de manière détournée, voire involontaire. Dans le beau Eine ruhige Jacke, la première volonté de Ramon Giger avait été de reproduire par la captation de son sujet (un autiste), la particularité de son rapport au monde. Si l’impossible tâche a été abandonnée en cours de tournage, il reste une inventivité – davantage qu’un mimétisme – de mise en scène, une attention à la perception qui donne au spectateur une liberté de réception. Par le son et l’image, on donne moins à comprendre et à voir qu’à vivre avec, qu’à ressentir.
Me Llamo Robert Delgado
Me Llamo Peng et Me Llamo Roberto Delgado (ci-dessus), par leur forme et leur fragmentation, semblent sans cesse sur le fil de la fiction. Ce n’est pas qu’il y a du faux, mais chaque bord de cadre, chaque cut laisse un champ immense à imaginer. Une partie du documentaire ne cherche plus à tout expliquer, il transmet un état, il tend vers le sensitif. La question du vrai est évacuée. Non pas un cinéma « indirect » puisque l’on est souvent au plus proche du filmé et d’images du réel, mais un cinéma du fragment, où la recherche de la réalité est remplacée par celle de l’expérience. Le spectateur, dans l’affaire, doit être plus mobile, imaginatif, actif. Dans Il Futuro del Mondo passa da Qui d’Andrea Deaglio, des plans ou des rencontres restent énigmatiques mais travaillent la perception des personnages plus développés. Dans Kinder de Bettina Büttner, le drame palpable qui a marqué l’enfant et sa mère, qui éclairerait peut-être trop facilement ses attitudes, n’est tout simplement pas raconté. Ce choix fait du film une chronique, mais laisse aussi des scènes à imaginer, des fictions non pas intégrées mais qui se forment chez chaque spectateur.
Cette optique n’est pas sans présenter d’écueils. Sem Companhia, film sur et avec des détenus d’une prison dans le nord du Portugal, se veut détaché du documentaire, une recréation de deux vies carcérales avec les prisonniers. La démarche peut faire songer à Pedro Costa mais João Trabulo verrouille ses personnages dans son idée, les statufie dans leur inactivité. Ils ne disposent pas de ce territoire que tant de cinéastes ont su cette année octroyer aux filmés et parait leur imposer sa vision. American Passages voyage de New York à Las Vegas à travers les clichés de l’Amérique (l’évangéliste, le noir pauvre, le joueur, le descendant d’Indiens…). Chaque plan et chaque rencontre questionnent le spectateur sur l’image des États-Unis, sur ses propres voyages à travers films, récits, idées. Une méfiance naît pourtant vite à cause de la quasi-absence de distance de la réalisatrice. L’impression progressive d’un catalogue de (re)présentation. Le plan trop parfait d’une superproduction documentaire et un rythme de plateau télévisé où des personnages calibrés viennent se raconter durant un temps minuté. Ce n’est plus ici offrir un imaginaire du réel, mais recréer un réel de l’imaginaire.
Très singulier, Slow Action (ci-dessus), du Britannique Ben Rivers, est un film de présentation de quelques îles imaginaires. Déserts, jungles, plages de déchets et ruines post-apocalyptiques, sont-ce des décors de cinéma ou des lieux réels ? Ils sont un décor du documentaire, ou l’inverse. Des images filmées par le jeune cinéaste lors de divers voyages. Pour augmenter le mystère de ces espaces inhumains, Ben Rivers les recouvre d’un texte qui relate sur un ton d’entomologiste les mœurs étranges de civilisations futures ou extraterrestres. La fiction écrite pour chacune de ces îles encourage l’imaginaire à recouvrir notre monde de fantastique. Belle expérience qui démontre la relativité de notre perception, surtout quand d’inquiétants sauvages masqués, aux pagnes rustiques, traversent une zone filmée en noir et blanc colonial, qui se révèle ironiquement être l’Angleterre. Et si en s’écartant ainsi du réel, son imaginaire permettait de mieux le révéler et le questionner ? Qu’il s’agisse ou non d’une hypothèse « documentaire », c’est un beau chemin pour un « cinéma du réel ».