De par sa longévité à l’écran (soixante-dix sept ans de carrière et plus d’une centaine de films tout de même) mais surtout par son incroyable talent et un dynamisme à faire mourir d’envie toutes les adolescentes, Danielle Darrieux est la plus grande star vivante du cinéma français, dont elle n’a jamais pris la retraite. De Henri Decoin, qui en fit une éclatante jeune première à François Ozon qui lui rendit un vibrant hommage, en passant par Ophuls, Demy, Chabrol, Sautet, Téchiné, Danielle Darrieux a marqué à jamais la cinématographie de son pays, suivant toutes ses évolutions avec une rare passion, transmise à sa fille de cinéma, Catherine Deneuve. Que souhaiter à notre DD nationale, sinon de continuer à aimer le cinéma autant que nous l’aimons, elle.
La petite fiancée de la France
Du Bal à Occupe-toi d’Amélie (1930 – 1949)
Plus de vingt ans avant la blonde BB, une adolescente répondant aux initiales DD fait son apparition sur les écrans d’un cinéma français tout juste parlant. Comme Brigitte Bardot, Danielle Darrieux n’avait pas encore eu le temps de réfléchir à son avenir quand on lui propose, à 14 ans, d’auditionner pour le film de Willhelm Thiele, Le Bal (1931). Comme BB, DD devient comédienne un peu par hasard, et sa fraîcheur est sollicitée un peu partout. La comparaison s’arrête là : délurée mais sage au fond, l’adorable Danielle n’a pas vocation à choquer le public par une sexualité débridée. Son minois, sa voix et son indéniable talent séduisent rapidement les foules : elle enchaîne les productions (six films en 1935 et 1936), et devient, à vingt ans à peine, la star féminine préférée des Français, leur petite fiancée…
Que retient-on de la première carrière de Danielle Darrieux, que l’actrice elle-même considérait comme mineure ? « Je m’ennuyais un peu dans ce métier. J’allais au studio comme on va à l’école. C’était toujours la même recette. » Effectivement, il semble que les films se suivent et se ressemblent : six « comédies musicales » – très populaires en France comme à Hollywood dans les années 1930 – profitant du succès engrangé par le couple chantant qu’elle forme avec Albert Préjean et des comédies de l’amour mises en scène comme un Labiche, où Danielle interprète la petite soubrette/orpheline/vendeuse dont le prince charmant s’éprendra au bout de quatre-vingt minutes. Il faut dire que la demoiselle est plutôt à l’aise dans la comédie : son visage pur et gai, débordant de jeunesse, ne semble pas convenir au drame. C’est d’ailleurs ce que pensent les producteurs du Domino vert (1935), réticents à l’idée que Danielle interprétât le double rôle d’une femme perdant son amant lors d’une sombre affaire de mœurs et de sa fille découvrant vingt ans plus tard que son père croupit en prison : « Darrieux, c’est du champagne, elle ne s’en sortira pas. »
Grossière erreur : la plus grande qualité de l’adolescente est sa puissante palette de jeu, comique comme dramatique. C’est ce que comprend rapidement son mentor et mari Henri Decoin, qui lui offre des rôles à sa juste mesure ; elle lui en sera assez reconnaissante pour tourner sept fois sous sa direction, du Domino vert (1935) à La Vérité sur Bébé Donge (1952). Mais le véritable tournant s’effectue avec Mayerling (1936) d’Anatole Litvak, où elle interprète avec une délicatesse tragique l’amante de l’archiduc Rodolphe de Habsbourg (fils de « Sissi ») avec qui elle se suicide ; d’autres « films en costumes » suivront, moins réussis, comme le Katia de Maurice Tourneur – inspiré de la liaison d’une jeune étudiante avec le tsar Alexandre II et objet d’un très mauvais remake avec Romy Schneider en 1959 – ou le Ruy Blas de Pierre Billon (1948), un peu engoncé dans les mots de Victor Hugo. Mais du moins Danielle Darrieux aura-t-elle prouvé qu’elle était capable de jouer autre chose que les jeunes écervelées – ce qui, sans doute, permit à sa carrière de durer au-delà de son adolescence.
Doit-on pour autant rejeter en bloc les comédies et les mélos sans prétention qui firent son succès dans les années 1930 et 1940 ? Certes non, car c’est dans des Premiers rendez-vous (1941), des Abus de confiance ou des Fausse maîtresse qu’elle impose ses adorables minauderies, son sourire très enfantin, ses célèbres moues et sa voix cristalline et joliment gouailleuse. La DD des années d’avant-guerre, c’est une jeune fille malmenée par les événements et la méchanceté de la société (Abus de confiance), adolescente à la fois innocente (et « sérieuse » comme se doit de l’être une fille de vingt ans) et très mature. Dans les comédies, elle est « hurluberlue mais honnête » (La Fausse Maîtresse). Si elle sait se protéger contre les hommes et prouver sa vertu, elle n’en reste pas moins une star glamour et sexy, osant les acrobaties en sous-vêtements (La Fausse Maîtresse) ou la nuisette courte laissant largement voir ses formes et la pointe de ses seins (Dédé). Sous ses dehors candides, il faut bien y voir un sacré degré de manipulation : dans trois films de cette époque, d’ailleurs, elle ment sur son identité et « joue un rôle dans le rôle » (celui de la fille d’un écrivain dans Abus de confiance, celui d’une amante dans La Fausse Maîtresse et celui d’une demoiselle de la haute société dans Battement de cœur). Des ressorts comiques parfaits pour la screwball comedy dont Danielle est la représentante française dès ses débuts. En 1933, à l’aurore de sa carrière, elle tourne en effet le premier long-métrage (et le seul en France) de l’exilé allemand Billy Wilder, Mauvaise Graine. En 1938, elle s’envole pour les États-Unis et un contrat de sept ans avec Universal. Elle tourne The Rage of Paris (La Coqueluche de Paris, Henry Koster), où elle est une jeune danseuse française au chômage perdue dans New York qui finira par épouser… un millionnaire. Danielle n’honorera pas son contrat : mieux valait sans doute être la première à Paris que la centième à Hollywood !
Avec Battement de cœur d’Henri Decoin (1939), splendide comédie au rythme très soutenu (l’ouverture, dans l’école du vol de Saturnin Fabre, est un petit bijou scénaristique), elle prouve d’ailleurs qu’elle peut faire tout aussi bien qu’une Katharine Hepburn ou qu’une Carole Lombard. Si les Français aiment autant cette comédienne aussi raffinée qu’énergique, c’est qu’elle est leur parfaite représentante, et le témoin d’une époque où l’on cherche à oublier la situation économique (La crise est finie, 1934, alors qu’en réalité, elle commence à peine…) et à promouvoir l’optimisme, la victoire de l’amour sur la misère : « Quand on a vingt ans, on est riche !» (Retour à l’aube, 1938). Comme la France, Danielle Darrieux aura sa période noire : restée en France lors de l’Occupation, elle continue à travailler pour la firme allemande Continental et participe au voyage des artistes français à Berlin en 1942 (en compagnie d’Albert Préjean, Suzy Delair et Viviane Romance) afin de pouvoir rendre visite à son mari déporté en Allemagne. Elle s’en voudra suffisamment pour que cela ne lui porte heureusement pas préjudice et que l’après-guerre marque pour elle une nouvelle carrière, celle de la maturité.
Le Bon Dieu sans confession ?
De La Ronde à L’Or du duc (1950 – 1965)
La fin des années 1940, période au cours de laquelle Darrieux elle-même avouera avoir tourné des films « trop sentimentaux ou d’une fantaisie laborieuse », avait tenté de prolonger le personnage de jeune fille fantasque des années 1930 en offrant à l’actrice des rôles qui n’étaient déjà plus de son âge… La période s’achève heureusement avec l’arrivée de Max Ophuls : Ophuls, le « magicien » (elle l’a qualifié ainsi par opposition avec Autant-Lara, « grand directeur d’acteurs»…) est plus qu’une rencontre ; il est une découverte. Celle « du cinéma, ou plutôt d’un autre cinéma ». La Ronde (1950), puis Le Plaisir (1951) et Madame de… (1953), naîtront de cette découverte. « Votre tâche sera extrêmement difficile », avait demandé Ophuls à Darrieux avant le tournage de Madame de. « Pendant la première partie du film, vous devrez, avec votre beauté, votre charme et votre élégance, incarner le vide absolu, l’inexistence, la futilité, tout en séduisant les spectateurs. » Magnifique passage de la futilité inconsciente et amusante de la demoiselle des années 1930 à une futilité intelligente, travaillée, creusée. Fin de l’innocence, en somme. Les trois rôles qu’incarnera Darrieux pour Ophuls sont des petits bijoux de complexité discrète : Ophuls travaille le vide et l’artifice, les interroge, les exalte. La coquette de La Ronde, la cocotte du Plaisir (épisode « La Maison Tellier ») et la belle Madame de impriment leurs mouvements frivoles et leurs musiques légères à des films qui, en dernière instance, déjouent frivolité comme légèreté pour faire entendre la tristesse de la mascarade. Mouvement et musique : les mots d’ordre du cinéma d’Ophuls sont aussi ceux du jeu de Darrieux, qui ne tient pas en place… et qui est une femme qui chante (Demy s’en souviendra en faisant entendre la chanson du Plaisir dans les premiers plans de Lola). La grâce, chez elle, est musique : son phrasé, tout en accélérations, ruptures et reprises, rend les doutes, les égarements et les ressassements de Madame de (on se souvient du « je ne vous aime pas, je ne vous aime pas…» dans les bras de son amant) tout à fait bouleversants.
Deux films tournés aux États-Unis s’intercalent à la vague Ophuls. Le premier, Riche, jeune et jolie, de Norman Taurog (1951), est une gentille comédie musicale, qui lui permet de porter de jolies robes et de chanter de jolies chansons. Le second, L’Affaire Cicéron (1952), est un chef-d’œuvre. Darrieux y incarne une noble désargentée, qui, en pleine Seconde Guerre mondiale, se retrouve confrontée à son ancien valet, James Mason. Les rapports de pouvoir et de séduction qui se dégagent de cette rencontre donnent lieu à une très belle composition ; Darrieux, souveraine, traverse le film en masquant derrière les traits de la grâce juste ce qu’il faut de malice et de perversité – objet de désir conscient de l’être, et se servant de ce statut pour manipuler à sa guise. Fausse femme-enfant, fausse amoureuse, fausse riche, elle déjoue constamment les attentes et constitue certainement l’une des plus belles surprises du film de Mankiewicz.
Doit-on considérer toutes les autres apparitions de Darrieux à l’époque comme appartenant à un « cinéma de qualité » manquant cruellement d’insolence ? Encore faut-il avoir l’honnêteté de reconnaître les degrés qui séparent un Denys de La Patellière d’un Henri Decoin. Du premier, on s’empressera d’oublier Les Yeux de l’amour (1960), qui intéressera cependant les curieux, puisque la belle Danielle est censée y incarner une vieille fille qui a honte de sa laideur – autant dire que la crédibilité de l’histoire frôle le degré zéro ! Du second, on retiendra La Vérité sur Bébé Donge (1951), qui creuse l’ambiguïté de l’image de Darrieux avec une grande habileté. Tantôt enfantine comme la jeune première de Battement de cœur, tantôt aussi glaciale et inquiétante qu’une blonde hitchcockienne, elle explore cette zone incertaine, à mi-chemin entre la rancune est le désespoir, qu’est la désillusion – le sujet principal du film. Le prince charmant n’existe pas, et les miracles non plus, peut-être – du moins pas ailleurs qu’au cinéma – et cette prise de conscience scelle la mort de la Darrieux candide des années 1930. Le public ne le comprendra pas et boudera Bébé Donge…
Après, et autour de ce film, gravitent plusieurs films d’intérêt variable : d’honnêtes réalisations, comme celles de Duvivier (un Pot-Bouille assez réussi ; une Marie-Octobre où Darrieux, seule femme du film, règne sur une distribution de onze hommes pour un règlement de comptes entre anciens résistants) ; d’autres bien moins honnêtes. Des films franchement ratés, comme le film à sketches Le crime ne paie pas (1961), de Gérard Oury, ou encore l’atrocement misogyne Adorables Créatures (1952), de Christian-Jaque. D’autres prêtant à discussion, comme ceux d’Autant-Lara, plus typique représentant de la « tradition de la qualité » dénoncée par Truffaut à la même époque. Il fait jouer Darrieux dans Occupe-toi d’Amélie, Le Bon Dieu sans confession, mais aussi, bien sûr, aux côtés de Gérard Philipe dans l’adaptation du Rouge et le Noir (1954), qui, malgré un superbe duo d’acteurs et quelques bonnes scènes, a du mal à tenir la comparaison avec Stendhal… Truffaut, pour qui une bonne adaptation se devait de se hausser au niveau de l’original en termes d’ambition, sera le premier à s’indigner. Darrieux, fière du film d’Autant-Lara et de son succès public, se montre toutefois compréhensive à l’égard des critiques formulées par la future Nouvelle Vague (dès 1962, elle tournera d’ailleurs pour Chabrol, dans Landru) : « C’était leur droit. C’était même leur devoir, si l’on considère ce qu’ils préparaient…»
La vieille dame qui survolait le cinéma
Des Demoiselles de Rochefort à Persepolis (1967 – 2007)
Nombre des jeunes premières divines que nous ont offert les années 1930 et 1940 n’ont pas résisté à la crise de la quarantaine… Danielle Darrieux, de la jeune fille en fleur pas si effarouchée que cela à la femme intrigante, a passé les étapes d’une carrière d’actrice avec toujours autant de brio. Si mademoiselle Darrieux devient, en 1967, avec Les Demoiselles de Rochefort une mère éclatante, elle mène une certaine danse du cinéma français : elle est, dans le film de Jacques Demy, la seule à n’avoir pas été doublée musicalement, donnant un rythme symbolique. On retrouvera donc « Yvonne Garnier », mère de Delphine – Catherine Deneuve – dans Le Lieu du crime d’André Téchiné, ainsi que dans Huit femmes de François Ozon, ou, plus, récemment, Persepolis. Plusieurs fois mère de la grande Catherine, Danielle Darrieux est également, notamment avec le film de Demy, celle qui donne le témoin à la génération suivante, sans s’en démarquer vraiment bien entendu. Mais, à l’image de sa fille cinématographique, Danielle Darrieux a continué à honorer de sa présence les tournages des noms plus ou moins grands d’un cinéma français qui se renouvelait : Demy, ses Demoiselles et sa Chambre en ville, Chabrol, Vecchiali, Téchiné, Jacquot, Sautet… elle reste l’éternel féminin, bien que celui-ci ne soit pas l’éternelle jeunesse non plus.
C’est d’abord la figure d’une mère moderne, assimilée à ses enfants et à l’ancienne jeune première qu’elle fut, qu’elle interprète : dans Les Demoiselles de Rochefort, Yvonne porte les mêmes robes que ses filles, et en a gardé le rêve commun, (re)trouver le grand amour. Marquant le début d’une période de transition, le film de Demy est suivi de près par les Vingt-quatre heures de la vie d’une femme (Dominique Delouche, 1967), tragédie amoureuse dans laquelle elle interprète Alice, veuve passionnée par les jeunes joueurs. Choisissant des rôles dont l’âge importe, pour lesquels l’âge a un sens dramatique, elle change de trajectoire à chaque étape de la vie. Elle est l’amoureuse déçue ou vaincue de Vecchiali dans En haut des marches : Françoise vient de perdre son mari, un ancien collaborateur de Toulon et décide de se venger d’une famille qui a dénoncé ce dernier à la Libération. Participant à la famille cinématographique de Vecchiali, elle commence dans les années 1980 à représenter une certaine époque. La Seconde Guerre mondiale, qui devient lentement mais sûrement un sujet récurrent, en est un témoignage. Ainsi Danielle Darrieux interprète-t-elle une panoplie de dépositaires de secrets, de prisons de famille : dans Le Lieu du crime de Téchiné, cette petite grand-mère a installé l’ennui, et avec lui, la langueur de sa fille, et les causes du drame. Dans Quelques jours avec moi, de Claude Sautet, elle est le représentant de l’empire familial que rejette Daniel Auteuil : c’est elle qui surveille son fils, c’est elle qui le fait enfermer, persuadée qu’un manquement à la règle du sang est une folie pure et simple.
Dans les années 1990, Danielle Darrieux ne renie ni le drame ni la comédie, se laissant aller au plaisir du jeu dans des films parfois très mineurs (Le Jour des rois, Les Mamies) comme dans des succès publics et critiques : on note alors la jouissance de la grande demoiselle à interpréter des rôles d’alcooliques faux-derches, notamment dans Huit femmes, et dans Nouvelle Chance, ou de retraitée décomplexée chez Jeanne Labrune dans Ça ira mieux demain. Elle avoue elle-même, dans quelques rares entretiens, qu’il ne s’agit plus de laisser une trace, mais de faire son métier avec le plus d’amour possible, en attendant la mort. Il est assez net que ses derniers rôles se rapprochent, toujours avec ironie, d’une tombe farfelue et fantaisiste : maltraitée dans Huit femmes, elle joue les handicapées avant d’être laissée pour morte puis, finalement vivante, martyrisée par ses filles ; adepte du verre régulier de porto dans Nouvelle Chance, Odette a « un corps de cent dans une tête qui n’en a pas vingt»… le film se termine pourtant à un hommage à Decoin, faisant de Danielle Darrieux une sorte d’actrice aux possibilités caméléonesques qui aurait traversé l’histoire du cinéma sans perdre de sa splendeur et de sa fraîcheur. Un dernier détail, très symbolique, détermine cette place centrale dans le cinéma français : elle commençait à passer le flambeau à Deneuve dans la comédie musicale de Demy en 1967, et continue, quarante ans plus tard, de le porter bien haut, dans Persepolis : si Catherine Deneuve – qui suit sa voie dans le choix de l’hétéroclisme – et Chiara Mastroianni sont mères et filles civilement, Danielle Darrieux est restée une sorte de modèle, transmettant encore et toujours un amour familial, intime et fidèle du cinéma.