La RAI-TV italienne avait signé un contrat avec Pasolini et son producteur Gian Vittorio Baldi pour la diffusion du Carnet de notes pour une Orestie africaine, sortes de notes filmées entre 1968 et 1960 dans le but affiché (mais trompeur) d’une transposition filmique de l’Orestie eschyléenne dans l’Afrique contemporaine. Au dernier moment, la RAI renia son contrat, et le film ne connaîtra sa première projection publique, malheureuse, qu’en 1973, à Venise. Le Carnet de notes n’apparaît alors que dans de rares festivals ou dans des salles d’art et d’essai, jusqu’à ce que la Cinémathèque de Bologne restaure le film, qu’elle présente à Cannes en 2005. À l’occasion de sa sortie dans les salles française, Carlotta édite, en partenariat avec la cinémathèque de Bologne, un DVD qui nous laisse, une fois de plus, admiratifs. Un indice du travail remarquable de l’éditeur : c’est sur ce DVD que vous trouverez enfin, parmi des bonus plus intéressants les uns que les autres, un autre Appunto pasolinien : les Notes pour un film sur l’Inde.
Le Carnet de notes pour une Orestie africaine
Le Carnet de notes pour une Orestie africaine n’est qu’une manifestation supplémentaire de l’attitude hérétique de Pier Paolo Pasolini face à la culture classique. Mais l’irrévérence est signe du génie, seul capable de faire revivre ce que de stérilisantes imitations, traductions, adaptations menaçaient de pétrification. En 1961, Pasolini fait son premier voyage en Afrique, et ne cesse dès lors d’y retourner. C’est qu’il trouve dans ce continent tout juste né à la modernité la possibilité d’un espoir que le monde occidental néocapitaliste ne lui laisse plus : celle d’une synthèse entre le passé et le présent, la réalisation d’une modernité capable de s’intégrer les forces archaïques, irrationnelles, sacrées, de son passé. Dès lors, l’Afrique nourrit toute son œuvre, et ses manifestations dans l’œuvre pasolinienne doivent être reliées à toutes les confrontations littéraires et cinématographiques de Pasolini avec le sous-prolétariat des borgate romaines et intégrées et avec le Tiers-monde en général. Le Carnet de notes devait d’ailleurs originellement s’inscrire dans un vaste projet, les Notes pour un poème sur le Tiers-monde, poème filmique en cinq parties : l’Inde, l’Afrique, les pays Arabes, l’Amérique du Sud et les ghettos d’Amérique du Nord.
Mais l’hérésie est aussi formelle. Comment définir le Carnet de notes, sinon comme une sorte d’ovni cinématographique, qui fait se contaminer la fiction et le documentaire au point de les réinventer. Le film semble s’ouvrir comme un documentaire « classique » sur l’Afrique post-coloniale tentée par des modèles contradictoires, le communisme chinois et le capitalisme américain, mais le « documentaire » prend plus loin la forme du cinéma anthropologique à la Jean Rouch – pour filmer le mythe, les libations faites par Oreste et Electre sur la tombe d’Agamemnon. Ailleurs, les images d’archive de la guerre du Biafra sont conçues comme des images-métaphores de la guerre de Troie. Les repérages du cinéaste pour le film à faire sont un prétexte pour le Pasolini anthropologue, idéologue, historien, pour scruter les visages, les corps et les lieux afin d’en saisir la signification historique. Le protagoniste du film doit d’ailleurs être, d’abord, le peuple, ce peuple africain en pleine transition démocratique. Et pourquoi le film ne serait-il pas « film musical tragique », en free-jazz, cette musique des Noirs américains, qui exprime, justement la révolte aussi bien que la permanence salutaire du passé dans la modernité. L’idée est expérimentée illico, dans le folkstudio de Rome où le cinéaste se précipite pour y faire chanter une Cassandre époustouflante (Yvonne Murray) sur les rythmes sauvages du saxo de Gato Barbieri. Fidèle à lui-même, Pasolini fait ici exploser les catégories (le documentaire, la fiction, mais aussi l’histoire, le mythe), comme il éradique le classicisme (il avait pensé à Cassius Clay pour Oreste…) dans une œuvre qui a en outre l’audace de faire de l’inachèvement son principe formel.
Les Notes pour un film sur l’Inde
Il n’y a d’ailleurs jamais eu de « film à faire », sinon comme alibi pour ce magma formel totalement libre qu’est le Carnet de notes. L’inachèvement est la marque de fabrique du « cycle des Appunti », selon l’expression de J.-C. Biette reprise par Hervé Joubert-Laurencin pour désigner toute la production « parallèle » des « films-essais » de Pasolini, caractérisés entre autres par l’innovation formelle. Notes pour un film sur l’Inde est un autre de ces Appunti, film rarissime qui passe parfois à la télévision italienne, et que le dvd édité par Carlotta permet de découvrir. L’image n’est pas parfaite, et l’éditeur s’en excuse, ayant dû travailler sur le seul élément existant à ce jour. C’est un bonus inestimable. En 1961, Pasolini entre en Inde pour la première fois, avec Alberto Moravia et Elsa Morante. Comme l’Afrique, l’Inde imprègnera désormais une grande partie de son activité artistique, à commencer par le très beau récit issu de ce voyage, L’Odeur de l’Inde. Entre décembre 1967 et janvier 1968, le cinéaste repart en Inde, pour y tourner les Notes pour un film sur l’Inde, probable élément du projet des Notes pour un poème sur le Tiers-monde. L’œuvre se déploie ici encore dans une forme libre, tient du casting pour un film à faire autant que du documentaire ou de la fiction. La « fiction » de départ est la suivante : un riche maharadjah, pris de pitié devant des petits tigres affamés, leur offre son corps en pâture. Cette histoire représente l’Inde d’avant l’indépendance, et même toute la « préhistoire » de l’Inde. La suite, l’histoire de sa famille appauvrie, représente non seulement l’année de l’indépendance, mais toute l’histoire de l’Inde. Pasolini parcourt l’Inde, interroge les ouvriers de Bombay, les paysans des campagnes, le secrétaire du Parti communiste de New Delhi, des intouchables, il scrute les paysages, les visages, afin, de nouveau, de mettre à l’épreuve son regard et ses idées sur l’Inde, afin d’aborder les deux problèmes essentiels de l’Inde, la religion et la faim. Il se sert de son maharadjah comme d’un fil directeur, mais aussi comme une force centrifuge lui permettant de propulser son film dans toutes les directions.
Les « Appunti » de Carlotta
Le DVD édité par Carlotta est une véritable mine d’or de bonus inédits prolongeant ces deux Appunti pasoliniens par des analyses, des anecdotes, et des documents écrits essentiels. Premier de ces bonus, et non des moindres, le commentaire intitulé « Poétique de l’inachèvement » (26 mn) fait par Hervé Joubert-Laurencin. L’auteur de Pasolini, Portrait du poète en cinéaste livre ici une analyse très fine de cette forme de l’inachevé qu’est l’Appunto et commente en détail les Notes pour un film sur l’Inde et le Carnet de notes pour une Orestie africaine.
Les quatre entretiens dirigés par la Cinémathèque de Bologne proposent quatre regards différents sur Pasolini et son œuvre : les regards d’une amie qui l’accompagna dans son voyage, du producteur, d’un musicien du film et d’un spécialiste de Pasolini. Dacia Maraini, écrivaine et amie de Pasolini, dessine un portrait de Pasolini en voyage (son rapport à l’érotisme notamment) et revient sur l’amitié qui lia Moravia et Pasolini, pourtant si opposés l’un à l’autre, et nous apprend, entre autres, que le producteur Franco Cristaldi avait refusé le projet du Carnet de notes pour une Orestie africaine, dans l’idée que le public n’était pas prêt à voir un film exclusivement interprété par des acteurs noirs. Gian Vittorio Baldi, producteur du film, s’amuse au souvenir que Pasolini ne savait pas quel objectif et quel diaphragme utiliser pour pouvoir filmer « librement », en caméra à l’épaule, sans que cela nuise à l’image, et évoque le rejet in extremis du projet par la RAI, malgré l’existence d’un contrat signé. Après un bref passage du saxophoniste Gato Barbieri, Stefano Zenni, musicologue, analyse la musique du film (le jazz, mais aussi les chants populaires russes) et condense dans un court entretien un très riche commentaire sur Gato Barbieri, sur sa formation, sur sa musique « magmatique, éruptive », avant d’évoquer l’étrange choix pasolinien de recourir à Archie Savage, si lié au cinéma hollywoodien, pour incarner un révolutionnaire tiers-mondiste. Enfin, Massimo Fusillo accorde un long entretien qui reprend l’essentiel de son beau livre La Grèce selon Pasolini : mythe et cinéma concernant le Carnet de notes : il y étudie avec finesse la traduction pasolinienne de l’Orestie, le rapport du film avec la pièce de théâtre écrite en 1966, Pylade, analyse la scène avec les étudiants, revient sur la forme de l’inachevé etc.
Last but not least : le coffret comprend un remarquable livret de 52 pages, qui propose en « introduction » un texte de Roberto Chiesi resituant le Carnet de notes dans le long terme des projets pasoliniens liés à l’Afrique et revenant en détail sur la « censure » que subit le film. S’ensuite un court texte technique et très clair sur l’opération de restauration effectuée sur le film. Surtout, le livret contient divers textes de Pasolini : son poème « Et l’Afrique ? », deux passionnants textes journalistiques étudiant l’Afrique contemporaine d’un point de vue géo-politique, historique, économique, social, la célèbre « lettre du traducteur » publiée avec sa traduction de l’Orestie d’Eschyle, et deux textes détaillant les raisons structurelles et les perspectives spectaculaires et artistiques de son projet cinématographique en Afrique (« L’Athènes blanche », et les « Notes pour la transposition de l’Orestie en Afrique »). Enfin, la réception critique du film est aussi abordée : la critique du film par Moravia est d’une profonde pertinence, tout comme l’analyse admirative écrite par Sauro Borelli pour L’Unità en 1970 dans le but de contrer la censure de la RAI-TV. Ces deux textes, ainsi qu’un article du Paese Sera intitulé « Le téléfilm de Pasolini rejeté par la RAI », témoignent de l’ostracisme dont fut victime ce film, mais aussi de l’existence d’intellectuels prêts à défendre une œuvre originale et fondamentale. Car, comme le montre, pour finir, le récit par Lietta Tornuabuoni de la confrontation de Pasolini avec son public à Venise, le cinéaste était loin de faire l’unanimité.