En 2005, Barbara Bouley-Franchitti, comédienne, metteur en scène et dramaturge, rentre d’un séjour en Afrique. Elle écrit à ce propos : « La société démocratique dans laquelle je devais me réadapter alimentait en Irak une guerre atroce : celle du Golfe. Pourquoi l’alliage “raison-domination-démocratie” de l’Europe achevait-elle toujours son empire sur des cités en ruine, sur des terres brûlées (même lointaines), sur des déserts ?» C’est alors qu’elle découvre le Carnet de notes pour une Orestie africaine, réalisé par Pasolini à la fin des années 1960. C’est le point de départ d’un programme de recherches et de créations autour de L’Orestie d’Eschyle, qui s’ouvre en 2005 sous le nom « Oresties Démocraties Itinérantes ». C’est dans ce cadre qu’elle réalise Et maintenant la quatrième partie de la trilogie commence, d’après une citation extraite de la pièce de théâtre Bête de style, écrite par Pasolini. Le film est sous-titré « une traversée de l’Orestie sous le regard de Pier Paolo Pasolini ».
Le film s’ouvre sur des images d’ « actualité » : images de tanks et de chars d’assaut, de soldats blessés, de villes en feu, de canons que l’on charge et d’explosions ; images de grands rassemblements politiques où l’on s’applaudit, de poignées de main entre chefs d’État (Berlusconi-Sarkozy), et finalement, une déclaration du président George W. Bush : « Je suis un président en guerre : je prends toutes mes décisions de politique étrangère en pensant à la guerre. » Ce sont là les images d’une actualité que l’on a coutume de dire « brûlante », selon une expression aussi cliché que ces images déversées par les médias, et qui, bien souvent, ne nous brûlent justement plus. Une voix off, celle de Barbara Bouley-Franchitti, avait introduit ces images : « Pour que jamais nous ne nous habituions à l’inacceptable », avait-elle dit.
Alors qu’elle rentre d’Afrique, en 2005, Barbara Bouley-Franchitti découvre le Carnet de notes pour une Orestie africaine, réalisé par Pier Paolo Pasolini entre 1968 et 1970. Cette adaptation pasolinienne de la trilogie composée par Eschyle au Ve s. av. J.-C. travaille le mythe d’Oreste : Pasolini en extrait une représentation poético-politique de la réalité contemporaine de l’Afrique issue de la décolonisation. Barbara Bouley-Franchitti décide alors de mettre ses pas dans ceux du cinéaste italien, pour « échapper à la montée de l’insignifiance ». Le terme « insignifiance », prononcé au début du film, est à entendre au sens fort il y a des signes visibles de la « barbarie de l’Occident », mais nous nous taisons, voire ne nous les voyons plus. Or, « comment continuer à traverser le monde si plus rien ne nous traverse ?», demande-t-elle.
Comme Pasolini, la réalisatrice passe par un texte passé, antique, pour retrouver l’actualité. Pour deux raisons : d’une part parce que le récit d’Eschyle n’est autre que l’histoire présente revêtue d’un habit mythique. L’Orestie raconte la nécessité, pour un État démocratique, rationnel, de ne pas refouler la part d’irrationnel qui est en lui, sous peine de sombrer dans la barbarie, le totalitarisme, la volonté de puissance et de domination. Selon le mythe de L’Orestie, Athènes est née précisément comme démocratie quand elle a su s’intégrer les déesses de l’irrationnel, ces Érinyes que l’on appelle encore les Furies. Ces harpies vengeresses des crimes de sang, figures féminines harcelant le matricide Oreste par leurs cris et leurs contorsions, se transformèrent dans le nouvel État athénien en Euménides – les « bienveillantes » – protectrices des lois de la nature, de la famille, de l’hospitalité. Comme elles déplorent, alors, ces forces du passé, par leurs lamentations, leurs danses, la folie des hommes ne respectant pas les principes d’harmonie et de la communauté des hommes sur terre. Qui sont-elles dans le monde contemporain ? Barbara Bouley-Franchitti répond, comme Pasolini cinquante ans plus tôt : les femmes. On ne compte pas, dans les films de Pasolini, les figures de femme en lamentation, de sa propre mère, Susanna Colussi, incarnant Marie dans L’Évangile selon Saint Matthieu, à Médée (Maria Callas) en passant par cette image du Carnet de notes pour une Orestie africaine : image d’archive de la guerre du Biafra, figurant une femme pleurant sur un corps. Barbara Bouley-Franchitti fait revenir aussi dans son film toutes sortes de figures de lamentation, expression irrationnelle, mais souvent ritualisée – comme dans ce film de Cecilia Mangini, Stendali, dont elle inclut des extraits – de la douleur et de la rage face aux conséquences des folies meurtrières. Et elle rend hommage à Haidi Giuliani, Cindy Sherman, aux grands-mères de la place de Mai en Argentine, à « ces femmes furies qui acceptent de s’aventurer sur des terres d’irraison », dont les gesticulations de femmes possédées s’opposent « à la masse codifiée des stratèges de notre siècle », dont la force provocatrice, blasphématoire porte au cœur de nos sociétés un scandale salutaire.
Seconde raison de cette traversée du texte antique : sa dimension dramatique, au sens premier, celui de la représentation théâtrale. Barbara Bouley-Franchitti se déplace sur l’Acropole, où L’Orestie fut représentée pour la première fois, au théâtre de Dionysos, en 458 av J.-C. Le théâtre était alors un rituel par lequel la cité mettait en question ses fondements politiques et religieux : un espace démocratique, dans lequel le demos, le peuple, n’était pas subjugué, mais actif, acteur du jeu politique. C’est à cette vocation première du théâtre qu’il convient de revenir. Et là encore, Pasolini, dans son Manifeste pour un nouveau théâtre, dont Barbara Bouley-Franchitti lit des extraits, avait tracé la voie. De manière plus générale, c’est en réalité la représentation qui est en question, dans un monde où, justement, la représentation, confisquée par la communication de masse, ne suppose et ne crée plus un public exigeant et vigilant, mais une masse subjuguée et passive. Dans la seconde partie du prologue : la réalisatrice se rince les cheveux dans un évier blanc. Une teinture rouge s’écoule dans la bonde, remplit l’évier. N’y a‑t-il pas ici, à l’insu de l’auteur peut-être, une de ces invisibles passerelles qui relient parfois un film à un autre, pour tisser entre eux tout un réseau de sens ? Ce rouge qui s’écoule dans le blanc de l’évier fait affleurer dans l’image un autre film, un autre sang qui dégouline dans une salle de bain immaculée : The Big Shave de Scorsese. Or l’on sait que le film de Scorsese est précisément la dénonciation d’un état de la représentation au début des années 1960, celui des belles fictions hollywoodiennes entretenant le consensus et la bonne conscience, en un temps où l’Amérique était pourtant engagée dans la guerre du Vietnam, versant un sang impossible à laver. Ce rouge qui coule rappelle, comme chez Scorsese, la nécessité de dénoncer cette bonne conscience, l’aveuglement, la prolifération des clichés et la dangereuse inoffensivité des images en ces temps de mass-media. Il signe la volonté de convoquer les puissances de la représentation, pour retrouver la réalité. À la fin de The Big Shave, le fondu au rouge grâce auquel le sang envahissait l’écran disait clairement le rôle nouveau que Scorsese entendait faire jouer au dispositif cinématographique dans son entreprise de mise à mal du conformisme.
C’est le théâtre qui intéresse avant tout Barbara Bouley-Franchitti. Elle insère dans son film de nombreux extraits ou photographies des représentations contemporaines de L’Orestie : au théâtre de Syracuse en 2001, mais aussi en 1914 et en 1948, et, en 1960, dans la traduction de Pier Paolo Pasolini ; au théâtre de l’Odéon en 2008. N’y a‑t-il pas, dans ces dates, un de ces « signes » de la « barbarie de l’Occident » ? C’est l’avis de la réalisatrice, qui dit alors : « L’émergence des mises en scène de L’Orestie en Europe peut à elle seule constituer un des indicateurs d’une période déclinante. Par la force d’un mythe, celui des Atrides, L’Orestie rend visible une situation de crise. » L’on y voit ces Érinyes, mortes-vivantes portant fouet et couteaux, danser et hurler, rendant visible les actes impardonnables des hommes au pouvoir. En ce sens, le cinéma pasolinien tend justement vers ce théâtre antique, rituel et politique, comme le rappelle, dans le documentaire, le chercheur Massimo Fusillo, en parlant de la « physicité » de son cinéma. Les « adaptations » cinématographiques par Pasolini de textes littéraires sont en réalité très peu littéraires, justement : ce sont des rites, des rituels, reposant avant tout sur le geste, le chant, la danse, la musique.
Marcher dans les pas de Pasolini, c’est aussi, pour la réalisatrice, imiter le style des Appunti, ces carnets de notes filmés, forme nouvelle, hybride, inventée par Pasolini et mise en œuvre justement dans les Appunti per un’Orestiade africana. Reprise en mode mineur, c’est-à-dire sans la dimension scandaleuse de la démarche poétique pasolinienne. Comme le Carnet de notes pour une Orestie africaine, le film de Barbara Bouley-Franchitti est un work in progress, qui se veut inachevé, et qui dit, à l’instant même où il se fait, les hésitations et les avancées de sa réalisation (un film métadiscursif, en somme). Comme L’Orestie, il implique le déplacement, le voyage, la traversée, l’engagement du corps de la réalisatrice, une dimension autobiographique, le mélange des voix (Eschyle, Pasolini, la voix-témoin, très douce, de Barbara Bouley-Franchitti), les images d’archive etc. L’on n’y trouve pas, certes, l’inventivité formelle et les idées de mise en scène « révolutionnaires » du cinéaste italien. Les « notes » y sont ainsi les réflexions écrites au jour le jour par la réalisatrice sur des carnets, qu’elle montre dans son film. Il ne s’agit donc pas de cette forme tout à fait pasolinienne de l’Appunti, qui est véritablement l’invention d’une stratégie de représentation. Pourtant, « en mode mineur » n’est pas à entendre de manière péjorative, simplement car le projet n’est pas le même. S’il rend hommage à la démarche pasolinienne , le film de Barbara Bouley-Franchitti rend avant tout compte d’une expérience propre, celle d’un projet initié en 2005 par la Cie Un Excursus, dans le cadre du programme de recherches « Oresties Démocraties Itinérantes ». En ce sens, il n’est pas à voir comme la tentative de réitérer l’œuvre pasolinienne, ni même d’en démontrer l’actualité, mais comme une enquête, ou une fouille archéologique, vers ce qu’elle nomme « ce creuset de nos origines » : Eschyle, la tragédie, la représentation théâtrale, la démocratie. En ce sens, le film est aussi l’une des pierres de l’édifice de réflexion poétique et politique que construit la Cie Un Excursus par des moyens divers.