Du 16 octobre au 26 janvier, la Cinémathèque accueille l’exposition Pasolini-Roma. On sait l’importance décisive de Rome dans l’existence et la création artistique de Pier Paolo Pasolini, tout autant que la nature riche et tiraillée, ambiguë, du rapport qui lia l’auteur à la capitale italienne. Mettre au jour la rencontre et les liens multiples entre l’un des artistes les plus versatiles du XXème siècle et la ville qui constitua le principal cadre de son activité, depuis son arrivée en 1950 jusqu’à sa mort vingt- cinq ans plus tard, tel est le projet de cette exposition unissant le Centre de Culture Contemporaine de Barcelone, la Cinémathèque française à Paris, le Martin Gropius-Bau à Berlin et le Palazzo delle Esposizioni de Rome.
Du Frioul à la capitale
C’est par un petit couloir « frioulan » que l’exposition débute. Sur les murs, un extrait du poème autobiographique de l’auteur, Qui je suis, où celui-ci évoque son départ précipité pour Rome : « J’ai vécu cette page de roman/la seule de ma vie […] c’était l’époque du Voleur de bicyclette/ et les hommes de lettres découvraient l’Italie ». Suivent deux écrans, imitant les vitres d’un wagon, où défilent les premiers souvenirs de l’existence pasolinienne, sa famille (le père Carlo, la mère Susanna et Guido, le frère cadet), et la gare de Casarsa.
Roman et néo-réalisme : la rencontre avec Rome se fait à l’enseigne de ces deux pôles. Roman, d’une part, dans ce portrait du poète en jeune provincial désargenté, arrivant en catastrophe dans la capitale où se succèderont, comme autant de péripéties, les misères, le succès fulgurant, et les déchirures brutales de son existence. Néo-réalisme, d’autre part, cet immense mouvement d’exploration de l’Italie porteur des espoirs de l’après guerre, et dont Rome ville ouverte, film chéri par l’auteur, avait constitué l’un des plus grands achèvements cinématographiques. Si Pasolini voudra très tôt dépasser l’approche néo-réaliste, dont l’élan est déjà en passe de retomber au moment où il s’installe à Rome, les apports du mouvement seront fondamentaux dans la formation de son regard sur la réalité italienne.
Le « raccord » du couloir à la première salle de l’exposition se fait sur le passage de la petite station de Casarsa à la première des vidéos montrant la Rome contemporaine : une vue de la gare de Roma Termini. Le voyage est aussi un voyage dans le temps : l’arrivée à Rome implique à la fois une inévitable confrontation avec les multiples strates de son passé mythique, y compris le plus récent, mais également une urgence de renouvellement, la nécessité d’un regard actuel, que l’auteur fera sienne.
Face à cette ville, un jeune poète de vingt huit ans au statut indécis, partagé entre cet « infantilisme » qu’il décrit dans ses lettres et son caractère d’éternel adolescent plein de vie, entre une relative virginité d’expériences et une remarquable maturité intellectuelle. La première salle explicite cette dualité en montrant l’importance de l’avant-Rome. Dans la période frioulane de l’auteur, qui revêt l’apparence d’une première formation, émergent déjà des aspects essentiels de la vie et de l’œuvre de ce dernier : les rapports filiaux, l’engagement politique, l’homosexualité par laquelle le scandale arrive, et ce à partir de l’exclusion du PCI en 1947, le « narcissisme » comme interrogation constante de sa propre identité, la création. C’est précisément ce décalage entre l’auteur et la réalité dans laquelle il pénètre qui donne à la rencontre avec Rome toute son importance : la découverte de la ville vient à la fois bouleverser et amplifier, transformer en les renforçant un ensemble d’éléments déjà esquissés dans la période frioulane.
Splendeur et misère du sous-prolétariat
D’autre part, les circonstances traumatisantes du voyage expliquent également l’ambivalence des premières années, où la pauvreté et le désespoir d’un Pasolini d’abord chômeur puis enseignant pour un maigre salaire côtoient l’enthousiasme créateur, le plaisir de la découverte, les joies érotiques avec les ragazzi. Ambivalence qui est celle même de la ville : catholique, en cette année du jubilé de Pie XII, et dans le même temps vitale, épicurienne dans sa vie populaire, symbolisée au centre de la salle par un moulage de la statue des tortues place Mattei. S’inscrit alors dans le rapport de Pasolini à Rome une pluralité de ressentis, parfois même contradictoires, que lui inspirent une ville qui n’est ni simplement d’appartenance ou d’élection, mais fait l’objet d’une traversée, d’une série de rencontres successives qui le mettront en contact avec ses différentes facettes.
Ainsi, c’est d’abord la Rome des marges que le poète découvre en 1950. Que la première chambre de ce dernier, avant même le déménagement à l’extrémité de la ville dans le quartier de Ponte Mammolo, près de la prison de Rebbibia, soit située dans le ghetto juif, place Costaguti, voilà une coïncidence propre à illustrer avec force ce statut d’exclusion qui le suivra toute sa vie durant. Vient ensuite la découverte des borgate, où Pasolini passera les premières années de sa vie romaine. La Rome latine, civilisée, la Rome des monuments passe au second plan, remplacée par cette frange de Tiers monde aux abords de la ville, où l’auteur trouve à la fois l’actualité brûlante des laissés pour compte du progrès économique et cette humanité archaïque, pré industrielle, qu’il affectionne tant depuis les séjours au Frioul de son enfance.
C’est son propre déracinement, auquel s’ajoute une sensibilité poétique et frioulane au dialecte, ainsi que la découverte du marxisme de Gramsci et de l’importance accordée en son sein au monde paysan, qui consentent à Pasolini de cueillir la beauté de cette Rome sous-prolétaire oubliée du centre ville, et de conférer au dialecte romanesco des borgate ses lettres de noblesse avec son premier roman, Les Ragazzi. La reconnaissance viendra du succès littéraire, qui fait l’objet de la seconde section, de 1955 à 1960 : celui des Ragazzi mais aussi des Cendres de Gramsci. Nous voyons alors l’auteur rejoindre ce centre ville où il fera la rencontre des principaux intellectuels de son époque, ainsi que d’amis fidèles : Laura Betti, Bertolucci, le couple Moravia-Morante. Reconnaissance ambiguë néanmoins, comme en témoignent ses débuts modestes au cinéma, au travers de l’écriture de scènes pour les réalisateurs de l’époque qui font appel à sa connaissance du romanesco et des bas-fond romains.
Succès et persécution
Le tournant formidable amorcé par le passage derrière la caméra est condensé dans la période 1961 – 1963, qui fait l’objet de la troisième section : ainsi le déplacement incessant du poète n’est pas seulement géographique, mais concerne aussi son passage d’une forme artistique à une autre. Un passage non dénué de risques, comme en témoigne le refus de Fellini de produire Accattone. Et en effet, ce n’est pas au plan de la technique que l’apport pasolinien est le plus perceptible, mais avant tout dans le choix des lieux et des hommes. On perçoit clairement dans les multiples photographies de repérage le caractère sacré attaché à ce qu’il filme, et l’interaction profonde qui unit le cinéaste à ses acteurs de rue : une manière unique de faire du cinéma prend son essor.
Mais le succès s’accompagne aussi du scandale, comme en témoigne la persécution judiciaire subie par le poète suite à La Ricotta (il fera néanmoins au cours du tournage du film l’heureuse rencontre de Ninetto Davoli). La table de montage, objet clé de cette troisième section, au sein de laquelle nous voyons projetée l’interview d’un juge expliquant les motivations de la condamnation de Pasolini, condense avec une force rare la violence et l’impudeur de cet examen auquel ce dernier sera toujours soumis. En ce sens, le passage de Pasolini d’une strate, ou mieux, d’un giron à l’autre de Rome ne se fait jamais sans séquelles : Rome est aussi la capitale, le centre où s’agglutine le pouvoir qui dirige cette Italie provinciale, conformiste, petite bourgeoise qu’il dénonce violemment dans son œuvre.
Amours, désamours, abandon
Les deux sections suivantes (1963 – 1965, 1966 – 1970), rendent alors perceptible, après cette apogée du rapport avec la ville, une disjonction qui deviendra définitive. Au travers du surprenant déménagement à l’EUR tout d’abord, un quartier résidentiel et aisé, totalement éloigné des premiers emplacements. Rome semble alors passer à l’arrière-fond au cours d’une période où les voyages se multiplient, en Italie (Comizi d’Amore, L’Évangile selon Saint Matthieu), mais aussi dans le Tiers Monde, en Afrique, en Inde. La ville ne figure plus que dans Uccellacci et Uccellini, et si elle y figure, c’est pour exposer l’amorce d’une transformation dont le poète pressent déjà le caractère à la fois néfaste et irréversible.
Le dégoût de Pasolini envers la modification de la société italienne entraînée par le boom, et qui se traduit par la montée en puissance d’une Rome petite bourgeoise, désormais intégrée dans les logiques de la société de consommation, se fait de plus en plus fort. L’auteur délaisse la ville, se lançant dans une quête (et peut être, également, une fuite) effrénée. Les voyages se multiplient, qu’il s’agisse du Tiers Monde que l’auteur écume à la recherche de cette humanité des borgate amenée à disparaître dans son pays natal, mais aussi Paris et New York, qui confirment son caractère cosmopolite et sa reconnaissance internationale, radicalement étrangère au provincialisme italien. À cela s’ajoute le retour à l’antiquité, au travers du théâtre et de plusieurs films dont Médée, où la mise en scène de la crise entre le monde moderne et le monde archaïque trouve sa forme la plus violente. Le volet italien de la période est en revanche marqué du sceau des incompréhensions. Artistiquement, tout d’abord, à travers l’échec de l’expérience théâtrale, mais surtout d’un point de vue politique, par les prises de position de l’auteur sur la contestation étudiante et sur la télévision. Le caractère radical de ces dernières, ainsi que les incompréhensions volontairement amplifiées par les médias, accentuent la distance entre Pasolini et la génération nouvelle, symbole d’un présent qui lui est de plus en plus étranger. La crise, enfin, investit aussi le domaine des sentiments, via la rupture dévastatrice avec Ninetto, que la rencontre pourtant extraordinaire avec Maria Callas ne suffit guère à résorber. L’amertume du poète, et son sentiment de déception, de désamour profond, semblent alors ne plus s’adresser uniquement à son amant mais rejaillir sur une génération toute entière, cette jeunesse de Rome destinée à disparaître, auprès de laquelle il avait découvert l’éros et l’amour.
S’explique dès lors la « retraite » montrée dans la sixième et dernière section (1970 – 1975), où Pasolini délaisse Rome au profit d’une villa qu’il fait construire à Sabaudia, et de la splendide Tour de Chia qu’il aménage en lieu d’habitation. Une retraite qui prend racine dans l’impitoyable constat de la dégradation définitive de la ville (« J’aime en effet vivre dans une grande ville. Mais je n’aurais jamais imaginé que les villes italiennes deviendraient des lieux si horribles. »).
Néanmoins, une telle lucidité ne rime pas avec désengagement, puisque la virulence de l’auteur atteint son acmé dans la période, qu’il s’agisse de la dénonciation sans compromis du pouvoir qui caractérise ses écrits journalistiques aussi bien que de l’atteinte d’un point de non retour esthétique et politique avec le tournage de Salò. Malgré son bouleversement, le poète témoigne avec une rage décuplée, comme le montrent les multiples vidéos où celui-ci évoque la destruction de Rome, de son identité, de sa jeunesse causée par le pouvoir néocapitaliste. La « vitalité désespérée » de Pasolini est à l’origine d’un véritable renouveau artistique : en plus d’une production filmique et journalistique fourmillante, celui-ci reprend le dessin, et élabore en ces années son dernier roman, Pétrole, ouvrage monumental qu’il envisage comme une somme de tout son savoir, avant que la mort ne vienne mettre fin à un tel projet.
Cartographier une vie
On le voit, le principal défi de l’exposition est de représenter un rapport aussi complexe, mouvant et discontinu que celui qui lie le poète à Rome. De ce parcours qui est inévitablement non-linéaire, parfois aléatoire, celle-ci renonce à fournir un point de vue entièrement unitaire. Pour saisir la pluralité des dimensions revêtues par Rome dans l’existence de Pasolini, lieu de vie et d’inspiration créatrice, de lutte et d’amitié autant que de dégoût, de persécution, et la multiplicité des changements se jouant de part et d’autre de cette relation, Pasolini-Roma combine au déroulement chronologique des six temps du séjour pasolinien dans la ville une approche cartographique, qui vise à mapper le parcours du cinéaste afin de voir la manière concrète dont celui ci s’inscrit dans un espace, ainsi qu’une époque.
Pour ce faire, l’exposition mobilise tout d’abord un ensemble de documents inédit par sa richesse et sa variété. On y perçoit non seulement l’impressionnante mobilité artistique propre à Pasolini, mais aussi, dans la multitude d’interviews, de photographies de tournages, d’extraits télévisés, la place immense de cet auteur au cœur de son époque. À ce foisonnement artistique et documentaire répondent alors plusieurs points d’ancrage auxquels se raccrocher ponctuellement. Chaque temps de l’exposition est ainsi construit autour d’un ensemble de pôles, unissant une cartographie des lieux caractéristiques de la période pour l’auteur, un objet symbolique se rattachant tout particulièrement à celle-ci, et enfin une prise de vue vidéo de la Rome contemporaine, contrepartie de celle de l’époque. Le parti pris est donc davantage celui de la suggestion que de l’explication, aucune parole ne venant se placer en amont de celle du poète, qui émerge à travers la multiplicité des documents. Permettre au foisonnement et à la complexité d’émerger, structurer cet ensemble sans le brider, tels semblent être les principales orientations du projet.
Derrière la liaison chronologique se dessine alors la richesse du rapport de l’auteur à la ville et la variété de ses facettes, toutes susceptibles d’être reliées les unes avec les autres. Les liens sont donc esquissés, plutôt que mis en avant, comme pour cette salle intermédiaire, décorée selon les goûts picturaux exprimés par Pasolini dans son poème Mon désir de richesse, qui sépare la deuxième et la troisième section : parenthèse recréant un espace intime tel qu’il fut rêvé par l’auteur, exploration de sa sensibilité picturale, mais aussi dévoilement d’une importante source de création, à travers cette Crucifixion de Guttuso dont on peut voir à quel point, avec son larron obscurcissant le Christ, elle a constitué un véritable précédent artistique pour La Ricotta.
Libres correspondances
On note également certains décalages, plus ou moins explicites : ainsi du léger bousculement de la chronologie entraîné par le choix de placer ce dernier film avant Mamma Roma, et qui manifeste le désir de privilégier le fil rouge de la persécution judiciaire déjà amorcé avec Accattone à une stricte continuité temporelle, ou de l’épigramme À un pape, qui de la troisième section vient répondre au jubilé de Pie XII exposé dans la première. En ce sens, la visite est certes chronologique, mais elle se double aussi d’un jeu d’échos permettant au visiteur de dessiner une multiplicité de relations thématiques, artistiques, intellectuelles entre les différents moments du parcours du cinéaste à Rome. Surtout, nous percevons la manière dont l’importance de la mémoire et d’une conception typiquement pasolinienne de la présence du passé au cœur même du présent viennent défier la linéarité chronologique, comme en témoigne son vibrant hommage à Marylin Monroe, porteuse à ses yeux de la beauté « du monde antique et du monde futur ». Ces correspondances thématiques peuvent parfois suggérer des affinités nouvelles : que dire, ainsi, de ce goût pour l’exposition la plus sincère doublée dans le même temps d’une prise de distance que les clichés de Dino Pedriali le montrant nu derrière une vitre transparente magnifient, mais qui émerge déjà dans un surprenant portrait de jeune homme sur cellophane daté de sa jeunesse ? En ce sens, Pasolini-Roma propose, outre une indéniable liberté d’interprétation, une sortie d’un paradigme de réception purement cinématographique qui a longtemps affecté l’œuvre de l’auteur en France pour nous montrer au contraire la communication constante entre la vie et la création de ce dernier.
Du voyageur au nomade
C’est aussi bien sûr dans l’opération de cartographie que réside une importante nouveauté dans le traitement de l’exposition. A chaque nouvelle salle, une petite suite de cartes géographiques vient indiquer les principaux lieux auxquels rattacher la période de l’existence pasolinienne en question. Le rapport à la ville dans ses élans et sa discontinuité est alors mis en scène par une alternation entre vide et plein, dont témoignent les oscillations, d’une période à l’autre, entre une carte constellée de ces points rouges qui signent une appartenance, ou au contraire quasiment vide, le délaissement s’exprimant en creux. Est ainsi ébauchée une géographie pasolinienne propre à suggérer l’ampleur des bouleversements qui marquent en ce quart de siècle aussi bien la ville de Rome que l’auteur lui-même. En effet, la vaste somme de documents : cartographies, photographies, témoignages télévisés, ne fournit que les coupes d’un parcours existentiel caractérisé par son mouvement incessant. La métaphore géographique explicite alors un aspect essentiel de la démarche pasolinienne : la recherche constante de nouveaux points de vue.
Dans le même temps, émerge avec clarté le violent déracinement causé par le traumatisme de la guerre et le départ pour Rome, qui semble se manifester ici au travers d’une incapacité profonde de s’installer. Les paroles de Jean Fieschi au cinéaste dans Pasolini l’enragé résonnent ici : « Quand on vous regarde, il semble que l’on regarde qui n’est jamais là, qui a tout de suite envie de partir, qui n’est là que sur la pointe des pieds ». La métaphore du nomadisme est alors une constante du rapport à la ville. On pourrait songer à la confrontation, dans la troisième salle, entre la voiture, symbole de la découverte infatigable de l’Italie initiée avec les Comizi d’amore, l’angoisse manifestée par le poème La recherche d’une maison, et enfin le vagabondage de Totò et Ninetto dans l’extrait de Uccellacci e Uccellini, perdus dans un monde en évolution, où se cristallisent les dimensions de cette inquiétude qui pousse Pasolini à être toujours en mouvement, dans la vie comme dans la création. Une inquiétude s’expliquant également par un décalage profond et paradoxal avec l’urbanité, qui poussera Pasolini à jouer constamment sur les frontières de l’urbain, et ce dès le choix de ces lieux mixtes constitués par les borgate. D’où cette surprenante variété d’espaces habités par le poète, qui le font évoluer des maisonnettes des borgate à la tour de Chia, en passant par le décor irréel de l’EUR dès 1963, si proche de L’Arrivée du déménagement de De Chirico exposé dans la quatrième section, et qui trouvera un contrepoint dans la villa faite édifiée dans cette Sabaudia que le poète définira comme « métaphysique et chiriquienne ».
Enfin, c’est bien sûr au travers de la rencontre avec Rome une rencontre avec le passé qui nous est proposée : ce passé auquel Pasolini se montrait si attentif dans sa démarche, et vers lequel sa trajectoire semble désespérément tendre. Les vidéos de la Rome contemporaine ponctuant chaque section revêtent alors plusieurs sens. Elles démontrent tout d’abord la justesse des théories pasoliniennes sur la société de consommation, tout en réfutant leur caractère apocalyptique. Surtout, elles semblent exprimer l’écart qui sépare les deux Rome, et par là, l’opacité du rapport entre passé et présent. De ce fossé se dégage une mélancolie profonde, semblable à celle qui en fin d’exposition saisit le spectateur, bercé par la musique accompagnant l’hommage de Nanni Moretti au poète dans Journal intime, ainsi que par le bruit des vagues sur la plage d’Ostia. Mélancolie d’autant plus forte qu’elle ne découle pas seulement de la mort de Pasolini, mais aussi du ressenti de la distance qui nous sépare de cette figure aussi actuelle que passée, révolue. La bouleversante exhortation de Moravia aux funérailles de son ami semble alors prendre tout son sens : savoir cueillir et apprécier dans ce dernier à la fois le différent et le semblable, cet écart et cette proximité touchante nous reliant à celui qui se définissait lui-même comme une « force du passé ».