Les « pistes » sont nombreuses pour entrer dans l’œuvre multiple de Pasolini : on peut revoir Accattone, Les Contes de Canterbury ou Médée, découvrir son théâtre (Porcile, Affabulazzione), lire ses livres, en vers ou en prose, ses essais – sur la société occidentale, le cinéma, la peinture ou l’Italie – ou encore écouter l’intellectuel qui jusqu’au jour de sa mort s’est exprimé dans des entretiens ou des articles. Sans oublier la piste biographique, tant Pasolini avait exemplairement fait de son existence un miroir des conflits politiques, moraux et esthétiques qui ont animé l’Italie et toute l’Europe de l’après-guerre, jusqu’à sa mort en 1975. Intellectuel de gauche et catholique sans dogme, contempteur du mode de vie moderne et créateur d’avant-garde, artiste hédoniste parfois obscur et auteur de succès populaires : Pasolini n’hésitait pas à brouiller toutes ces pistes, même si comme tout véritable artiste sa « vision du monde » était d’une grande cohérence. Pierre Adrian a choisi de n’en exclure aucune pour trouver sa propre « piste », intime et entière, profondément admirative, qui ne prétend ni à l’exhaustivité biographique ni à l’exactitude du spécialiste : celle d’un jeune intellectuel français qui suit les pas d’un poète disparu pour rappeler combien il est, encore, notre contemporain.
L’esprit des lieux
Ce carnet d’un voyage rétrospectif commence sur les lieux de la fin, ceux du massacre et du meurtre, une plage glauque et sale, un « lieu du rien à voir » vers lequel Pasolini s’est dirigé quarante ans avant « l’étudiant parisien de 23 ans » qui va y chercher des indices, des signes. Non pour y découvrir, enfin, la vérité d’une mort qui garde son mystère ; pas plus pour se recueillir. Pierre Adrian choisit de commencer son voyage, et son récit, sur des « lieux du crime » qui n’ont pas de mémoire, comme pour s’assurer que ni la nostalgie, ni le pèlerinage, ni la commémoration ne sont les bons moyens pour écouter, à nouveau, le langage de Pasolini. Ce langage qui frappe l’intelligence et la sensibilité d’un jeune homme d’aujourd’hui, et auquel Pierre Adrian prétend redonner vie. « Ces endroits parlent toujours, dans un autre langage ». Sur la plage d’Ostie où Pasolini fut assassiné, le jeune homme ne trouve pas la moindre trace du drame survenu quarante ans plus tôt, mais une sorte de preuve, visuelle et matérielle, pour l’aider à mettre ses pas dans ceux de son mentor : la preuve que la corruption, l’indifférence et la laideur qu’a combattues Pasolini toute sa vie ont survécu à tous les hommages dont le poète est l’objet. Preuve, en creux, qu’il est urgent de revenir au langage, au texte de Pasolini, à sa voix frêle et « efféminée », pour ne pas oublier la parole de l’intellectuel condamné au silence il y a quarante ans. Cette voix si présente qui « parle toujours » dans ses écrits ou ses images.
Caméra subjective
Ce voyage, Pierre Adrian le fait en caméra subjective : c’est par lui et avec lui qu’un portrait du « grand interprète de la vie réelle » se dessine, au cours des conversations du jeune homme avec quelques farouches gardiens du temple, avec un ancien camarade des années militantes ou encore avec l’assistant du cinéaste sur le tournage de La Rabbia. Portrait d’un artiste qui parle à l’oreille d’un jeune homme d’aujourd’hui, La Piste Pasolini est une conversation entre un présent sans illusion et un passé regardé sans nostalgie. Misères et apories de la vie politique, consommation, perte de sens et de foi… : les visions et les opinions du jeune écrivain et celles de l’intellectuel « engagé » se répondent, plaçant au premier plan tantôt le maître tantôt son disciple. Si certaines de ces opinions sont transmises dans des formules un peu ampoulées (« l’angoisse […] chancre des jeunes hommes qui se désespèrent à trop aimer la vie ») ou si des rapprochements, entre l’époque de Pasolini et la nôtre, sont parfois un peu hardis, Pierre Adrian redonne vie au message pasolinien. Il admire certes beaucoup, mais il sait pourquoi et le dit, choisissant un angle intime et personnelle pour remettre de la prose et du sens pasoliniens dans les existences sans croyance et sans lutte des jeunes gens de sa génération.
La belle connaissance de l’œuvre, surtout poétique (« L’écrit me parle plus que l’image »), de Pier Paolo Pasolini et un talent certain de la citation font oublier les quelques maladresses et un art de la pose parfois un peu vain. Car l’exercice d’admiration a aussi sa part de narcissisme, même si la sincérité de l’entreprise n’est pas en cause : objet hybride et original, La Piste Pasolini tient à la fois de l’hommage révérencieux et dilettante, celui du fan inconditionnel, intuitif et audacieux, qui échappe aux carcans de la recherche ou de l’érudition, et d’une forme d’autofiction, celle d’un écrivain qui cherche sa propre voie dans une figure essentielle de la poésie moderne.