S’il fallait offrir un titre au diptyque que composent désormais Vous n’avez encore rien vu et Aimer, boire et chanter, on pourrait opter pour Laughing / Not Laughing tant les deux films ne cessent de se renvoyer la balle d’une même obsession (la mort), mais en s’appliquant chacun à prendre l’autre à contre-pied par le biais de tons et d’effets opposés (rien que l’inversion de la palette chromatique est éloquente). Sans cet échange entre les deux œuvres – entre la froideur tombale de la première et l’atmosphère plus guillerette et malicieuse de la deuxième – il est probable que le dernier film d’Alain Resnais ne constituerait qu’une étape mineure dans la filmographie du cinéaste récemment disparu.
Danse autour d’un absent
Lorsque le réalisateur, alors âgé de pratiquement 90 ans, avait présenté Vous n’avez encore rien vu à Cannes en mai 2012, beaucoup avaient immédiatement rangé le film dans la catégorie des œuvres testamentaires, fortement incités par les effluves funestes qui émanaient de ce rassemblement de comédiens dans la « dernière demeure » d’un dramaturge récemment décédé. Pourtant, déjà à l’époque, Alain Resnais avait bien progressé sur Aimer, boire et chanter, film qui, comme son prédécesseur, s’organise autour d’un absent – l’invisible George Riley, doublement coincé dans un angle mort puisque non seulement il n’apparaît jamais à l’écran, mais aussi parce que le récit s’ouvre sur l’annonce de son décès imminent, sûr d’être emporté en six mois par un cancer foudroyant.
Une fois ce compte à rebours lancé – progressivement rythmé par les cartons annonçant les changements de saisons, nous rapprochant chaque fois un peu plus du mois de septembre fatal pour le malade –, Aimer, boire et chanter esquive les plots de son amorce dramatique pour s’amuser plutôt à faire graviter ses six personnages (trois couples) autour des dernières lubies d’un George plus dragueur que jamais. Petit à petit, ce mort particulièrement récalcitrant attire vers lui les trois femmes dans une ambiance de comédie vaudevillesque qui laisse les maris un peu pantois.
Désir du mort
Toujours aussi espiègle, Alain Resnais semble ainsi tourner en dérision le désir de mort qui a souvent traversé ses personnages depuis Emmanuelle Riva dans Hiroshima mon amour à Denis Podalydès singeant son décès dans Vous n’avez encore rien vu, en passant par le couple suicidaire de L’Amour à mort et Claude Rich dans Je t’aime, je t’aime. Cette fois-ci, il sera question d’un très littéral et burlesque désir du mort : pendant la deuxième moitié du film, chacune des trois protagonistes féminines espère que George la choisira pour partir deux semaines en vacances romantiques à Tenerife.
Ne se bornant pas uniquement au scénario, cette attirance pour la mort fait tache d’huile et vient également recouvrir l’esthétique du film qui, pourtant, s’épanouit dans un bain de couleurs chaudes. Seulement, tous ces jaunes et verts ont la même fonction que le plumage du paon que l’on entend piailler dans un des jardins : séduire et attirer, créer une illusion de vitalité quand en réalité la végétation des décors se réduit (à l’exception de chez Georges) à des photos imprimées sur des cartons ou de l’herbe synthétique – à des natures mortes en somme. L’intégralité de l’attirail théâtral (maisons peintes sur des longs draps pendants, plateaux composés comme une scène avec une poignée d’accessoires) est d’ailleurs symboliquement mise à mort par la réplique du personnage de Dussollier lorsqu’il revient du théâtre où ont joué les autres protagonistes : « Je préfère le cinéma. » « Alors, la prochaine fois on ira au cinéma », lui répond Sandrine Kiberlain.
Tristement, il n’y aura pas de prochaine fois. Mais force est de constater que, même dans ces décors artificiels, Alain Resnais ne faisait rien d’autre que du cinéma – contrairement à ce que certains détracteurs affirment en voulant réduire ses derniers films uniquement à du « théâtre filmé ». Comme dans Vous n’avez encore rien vu, le hors-champ dans Aimer, boire et chanter suscite à maintes reprises un émerveillement chez les personnages, comme s’il s’agissait de prolonger le film au-delà de son cadre – au-delà de son plateau théâtral – et créer le spectacle d’un monde invisible. Une manière pour le réalisateur de nous faire comprendre combien ses films ont toujours su puiser, dans la contemplation des (angles) morts, une vitalité salvatrice.