« Je vous appelle pour vous faire part d’une sombre nouvelle. » C’est sur cette phrase, scandée une petite vingtaine de fois, que s’ouvre le dernier film d’Alain Resnais. Les acteurs familiers du cinéaste sont conviés, suite à un mystérieux coup de fil, à entendre les dernières volontés d’un ami défunt, auteur de théâtre réputé, et dans l’Eurydice duquel ils ont tous joué à un moment de leur vie. Réunis dans le manoir du mort, on projette à l’assemblée une mise en scène contemporaine de la pièce, exécutée par une jeune troupe. À mesure que la captation défile, le texte revient aux acteurs, les mots leur sautent à la bouche, ils se lèvent et se mettent à jouer, comme si les personnages du drame prenaient possession d’eux et les entraînaient sur une scène mentale, à l’intérieur du texte, à cet endroit précis où l’écrit se change en actes.
Étrange et fascinant spectacle. Dès le début, les matériaux fictionnels et documentaire s’entrechoquent : les acteurs sont désignés sous leur véritable identité et la pièce, qui existe bel et bien, est attribuée à un personnage créé de toute pièce. Le texte de Jean Anouilh, d’une désuétude consommée, relecture moderne du mythe d’Orphée, marque justement le temps qui sépare les comédiens de leur jeunesse (où le texte fut à la mode). L’image ouatée d’Éric Gautier nimbe le tout sous un voile funèbre, diluant les contours en une sorte d’aura diffuse. La musique très « années 1990 » de Mark Snow, monsieur X‑Files, ponctue régulièrement le film de nappes synthétiques à l’artificialité presque ironique. Les deux pièces, jouées face à face devant et derrière l’écran, se diffractent l’une dans l’autre, la multitude des acteurs – plusieurs d’entre eux pouvant endosser le même rôle – ajoutant des couches supplémentaires à ce grand système gigogne.
Le dispositif impulse à l’exécution de la pièce une réjouissante variété, en installant un jeu de miroir dont les renvois perpétuels créent une rémanence infinie. Le jeu des échanges, déjà très beau en soi, questionne la notion de personnage, transcendance spectrale qui emprunte ici plusieurs corps, mémoire transmise de ces mots magiques qui, en dehors de toute caractérisation extérieure (maquillage, costume, etc.), ont le pouvoir d’incarner. Ainsi, aucune opposition à ce que la jeunesse soit incarnée sous les traits d’un corps vieillissant, d’une chevelure grisonnante, d’un visage plissé. C’est tout l’enjeu du film que de dénicher les traces spectrales du personnage sous les traits d’une lignée d’acteurs, dans les sillons de leurs rides, sous le poids de l’âge et des artifices qu’il impose. Le film ne cesse de mettre en scène cet exercice du souvenir, ce moment d’abandon où le texte prend le dessus et réveille de vieux automatismes, autant qu’il scrute la distance qui sépare les comédiens de leur rôle, la résorbant progressivement. La perspective tracée par Resnais, en dehors du pur jeu intellectuel sur les virtualités, est, bien entendu, celle du temps et de ses méandres. Le texte, ce monument impérissable, ne fonde sa mémoire que sur un champ de cadavres : ces générations de comédiens qui se sont succédé, brûlées, consommées pour servir de relais au texte et le porter jusqu’à nous. Comme à l’accoutumée chez Resnais, la mort est, pour reprendre les mots de Dante, « le milieu du chemin de notre vie ».