Avec Providence, Resnais signait un grand film sur la vision active du monde, ou comment un vieil écrivain mourant relance, du fond de sa chambre, les dés de sa vie (et celle de ses proches) au bénéfice d’une œuvre littéraire. Mais Providence fait partie de ces films qui peuvent en cacher un autre, lové à rebours du premier. Celui-là nous dresse le portrait d’un père biologique dont l’esprit génial écrase l’existence de ses propres enfants. À quoi travaille Resnais ? À la réunion de deux noms communs : « père » et « créateur ».
À revoir aujourd’hui ce film méconnu, tourné par Resnais en 1976 entre Stavisky… et Mon oncle d’Amérique, la première réaction qui jaillit hors de nos gosiers est : quel culot ! Représenter le processus de création littéraire a longtemps été l’un des grands fantasmes du cinéma « sérieux » et l’un de ses plus fréquents écueils. On ne compte plus ces films qui peinent à nous prouver le génie d’un personnage écrivain, nous le montrant, atteint d’une transe, gratter ses feuillets blancs à la lueur d’une bougie, la sueur au front. Rien de cela chez Resnais : il méprise assez l’impasse objectiviste pour oser plonger au plus profond des visions de l’écrivain Clive Langham. Il fait ce pari fou d’investir le centre de son pouvoir créateur, l’espace de sa subjectivité. Bien loin de se livrer à la description d’un imaginaire tout puissant, gonflé d’apparitions oniriques — pas ici de portrait de l’artiste en créateur fou et souverainement libre — Resnais s’attache au contraire à montrer à quel point l’imagination est contrainte et conditionnée par la réalité, comment elle ne la transfigure que pour mieux tenter de s’en saisir — bien vainement, cependant.
Tout commence par un procès. Une accusation : celle d’un procureur (Dirk Bogarde) envers un homme (David Warner) qui a euthanasié et trouvé la paix dans un même geste. Le dispositif du procès indique sur quel registre se joueront dès lors les rapports humains : une guerre rhétorique entre plusieurs partis. Quels sont-ils, ces partis ? Ceux de la plus banale configuration conjugale : le mari et sa maîtresse d’un côté (Bogarde et Elaine Strich), la femme et son amant de l’autre (Ellen Burstyn et Warner). Bogarde incarne un mari affreusement antipathique, pétri d’un détestable sentiment de supériorité intellectuelle, dissimulant ses affects sous l’apprêt de son langage et un flegme sardonique. Les séquences de cette petite guerre interne, entre quatre individus se disputant leurs liaisons, alternent avec celles d’un petit vieillard alité et souffrant, luttant contre la décrépitude physique (de nombreux passages soulignent ses faiblesses avec trivialité), paraissant régler le sort de chacun du fond de sa chambre. Quand la voix cabotine de Clive Langham (le vieillard) se met à résonner, dans les cieux du off, par-dessus les images, on comprend que la vie du terrible quadrille amoureux en dépend. Elle en dépend car cette voix, scrutant l’intimité des personnages sur un ton de raillerie, influe sur ses détails : elle déplace les personnages, change impérieusement leur décor, reconfigure les rapports qui les lie. Il soliloque et, de sa parole, relance un récit pétri de désamour et de ressentiments. Il prend des notes. Il est écrivain.
Drôle de figure que celle d’un Créateur cacochyme. Peu à peu, ses créatures se mettent à lui résister, prennent l’ascendant. Leur caractérisation chancelle : elles pourraient bien être à la fois elles-mêmes et quelqu’un d’autre. L’unicité et la persistance des choses sont atteintes dans leur cohérence même. Les décors se meuvent et se mêlent aux souvenirs du passé, seul référent stable. L’univers vacille ou, plus précisément, tout laisse à croire qu’un second univers perce le voile du premier. Resnais connaît trop bien la valeur des dimensions parallèles pour faire du monde inventé un vulgaire automate aux ordres d’un unique Créateur (ou du réel). Le premier accroc intervient à l’endroit de celui que Claude (Dirk Bogarde) appelle « son père » : un vieil homme mourant, qui se confond étrangement avec la figure de l’écrivain. S’agit-il de la même personne ? La comédienne Elaine Strich prête son visage à deux personnages, progressivement mêlés : Helen, la maîtresse de Claude, à la mère duquel il est dit qu’elle ressemble trait pour trait, et Molly, la femme de l’écrivain. Mère ou maîtresse ? Chaque personnage bascule entre deux mondes, deux noms, deux existences possibles. Une brèche est ouverte entre deux niveaux de réalité — le monde du créateur et celui de ses créatures — qui ne cessent d’interférer. La fièvre nocturne de l’écrivain ne semble-t-elle pas elle-même causée par les revendications de ses personnages, par leur tyrannie de pièces rapportées et miniatures, menant leur propre vie ?
La clé de cette avalanche de perturbations nous est donnée par un magnifique épilogue, peut-être l’une des plus belles scènes de tout le cinéma de Resnais. On retrouve le vieil écrivain au lendemain de sa nuit de cauchemar, profitant dans son jardin d’un temps splendide. Ses deux fils et sa belle-fille le rejoignent pour un déjeuner en famille. Ces personnages que leur père imaginait la nuit précédente, enfiévré de douleur, ce sont eux : Bogarde (le mari) en fils légitime et Warner (l’amant) en fils naturel. On a l’impression, alors, de saisir quelque chose d’incroyablement complexe, qu’aucun récit traditionnel n’aurait pu cerner. Cela dépasse de loin le petit jeu des comparaisons entre la création et son modèle, entre l’œuvre d’art et le monde réel. Resnais ne nous invite pas seulement à prendre la mesure de ce que l’écrivain dérobe à la réalité pour le réinjecter dans son œuvre. Un film qui s’adonnerait à ce « jeu des différences » — qui fait souvent le miel des biographes — aurait, reconnaissons-le, bien peu d’intérêt. Providence parvient à faire exister sur un même plan les personnages et tout le poids de leur généalogie. Ainsi, son vrai sujet, moins qu’une pontifiante réflexion sur la création, serait peut-être : la terrifiante conformation des êtres à ce qu’ils s’imaginent que leurs proches pensent d’eux. Pris dans l’écheveau des regards familiaux, les personnages de Providence ne sortent jamais de la voie que ces regards leur tracent ; qu’ils la suivent ou qu’ils cherchent à la fuir (Bogarde), ils ne se définissent que par rapport à elle. Par une sophistication extrême de la forme et une torsade temporelle quasi baroque — conséquence nécessaire de la mise à plat d’une généalogie — le cinéaste trouve une voie limpide pour exprimer cette terrible paralysie que peut provoquer le regard d’un Père sur ses enfants. Nos capacités réelles, confrontées à son supposé-désir, ne tiennent jamais le coup.
Les films de Resnais, on le sait, se plaisent au jeu de l’arborescence. Ils affectionnent par-dessus tout ces points où une ligne, prête à se séparer en deux, réunit déjà ses deux existences à venir, c’est-à-dire où les choses, enfin réversibles, révèlent le code de toutes leurs évolutions possibles. C’est ainsi qu’agissait le fameux cerveau reptilien de Mon oncle d’Amérique : à la fois mémoire de l’espèce et programme minimal de survie. Ici, la plongée dans une conscience d’écrivain comme instance primitive de récit et la construction synaptique qui en découle, dégraissent la psychologie habituelle des films sur la création artistique. La modernité de Resnais tient à cela qu’elle nous offre en lieu et place des relations humaines un squelette, une sorte de code à nu dont les somptueuses volutes temporelles ne conduisent qu’à souligner la brutalité, l’aveuglement. Ce cinéma-là cherche un principe, un élan primitif, une cause première de celles qui décident une bonne fois pour toutes qu’une chose, un caractère, un événement, doivent être ainsi et pas autrement. Seul un cinéaste travaillé à ce point par la notion de nécessité peut montrer une telle habileté à broder les virtualités. Elles sont, dans ses mains, un outil privilégié pour remonter les fils du temps à la recherche de ce premier cri de l’humaine condition, de ce premier élan vers la lumière et la douleur conjuguées.
Père, quel est ce regard que tu poses sur moi, qui imprimera, je le sais, à jamais ma chair ?