Alain Resnais est mort. Après soixante-dix ans de carrière cinématographique, il laisse derrière lui une filmographie à la diversité saisissante : tenté un temps par la carrière de comédien, c’est finalement sur les bancs de l’IDHEC (actuelle FEMIS) qu’Alain Resnais commence à réaliser des courts-métrages et à monter les films d’autres réalisateurs, comme le documentaire de Nicole Vedrès, Paris 1900 (1946) qui reconstituait ‑en grande partie grâce au montage, justement- l’atmosphère teintée d’espoir et de désespérance de la Belle Époque. C’est en 1955 qu’il réalise son premier long-métrage, Nuit et Brouillard, qui traite, à une époque où les films documentaires ou fictionnels ne pullulent pas encore sur la question, de la déportation et des camps d’extermination. Si le film de Resnais est parfois historiquement flou (notamment sur la distinction entre camps de concentration et camp d’extermination), il reste pionnier à deux titres : d’une part, Nuit et Brouillard est le premier film français d’une si grande ampleur (dans le montage et la distribution) à évoquer les camps de la mort ; d’autre part, le montage laisse entrevoir, déjà, la participation de l’État français à la déportation. Cette fameuse silhouette d’un gendarme français surveillant le camp de Pithiviers, loin d’être anodine, est l’une des premières remises en cause d’une histoire officielle de réconciliation.
Suivant une trajectoire mémorielle éclatée, Alain Resnais réalise son deuxième film en 1959, Hiroshima mon amour, un film torturé, emprunt des blessures physiques de chacun des personnages, des séquelles d’une guerre que l’on tentait d’oublier vaille que vaille. Ne montrant jamais la bombe, la cause de la souffrance, Resnais créait alors des chemins aussi sinueux que poétiques, lunaires, pour mettre à nu deux corps, et deux mémoires qui ne crèvent l’écran que par espoir, par folie de vivre. C’est dans la même veine narrative labyrinthique que L’Année dernière à Marienbad sort en 1961 : bien plus proche du Nouveau Roman que de la Nouvelle Vague, Resnais met en scène les mises en relation à l’image de l’espace psychique et de l’espace physique, conservant de bout en bout un onirisme parfois pris pour de l’hermétisme. Il n’en est rien : Resnais n’est pas Mallarmé, et ancre toujours ses films dans un contexte social ou politique, sans se départir de l’affirmation d’un cinéma comme force d’expérimentation.
On retrouve ainsi la guerre d’Algérie en toile de fond de Muriel ou le Temps d’un retour (1963), l’opposition gauchiste dans l’Espagne des années 1960 qui précède un Mai 68 prémonitoire dans La guerre est finie ; la crise politique et l’atmosphère délétère des années 1930 dans Stavisky… et toujours, toujours, la mémoire, le souvenir, le chemin de l’esprit et de l’individu face à l’autre sont au centre des préoccupations cinématographiques de Resnais : dans La guerre est finie, épousant à l’image la forme spirituelle du doute et de l’ébranlement, il livrait en 1966 un polar sur le scepticisme d’un homme qui se sépare progressivement d’une nouvelle génération de militants. Dans Providence (1976), c’est par le truchement de la création littéraire qu’il livre une nouvelle guerre, personnelle, entre les choses irréversibles et l’horizon des êtres, leur vie ou leur mort, la manière dont ils prennent part aux cercles et aux arborescences.
L’étude du comportement humain va se faire de plus en plus intimiste chez Resnais à partir des années 1980 : après le portrait en miroirs du Professeur Laborit dans Mon oncle d’Amérique (1980) qui, une fois encore, fonctionne par strates cérébrales et strates d’influences (de l’image, du souvenir, de l’angoisse), le réalisateur de L’Amour à mort (1984), de Mélo (1986) ou de La vie est un roman (1983) poursuit sa réflexion sur l’aléatoire. Dans L’Amour à mort par exemple, un homme revient à la vie après son décès. C’est dans ce contexte de sursis que l’homme et sa compagne (interprétée par Sabine Azéma qui interviendra dans tous les autres films de son mari) tentent de recréer les conditions d’une vie, d’une liberté face à la réalité donnée. Et cette liberté est souvent malmenée.
Dans les années 1990, Resnais s’essaye à d’autres genres, à d’autres tons, conservant cependant ses thématiques de prédilection : le théâtre au cinéma dans Smoking/No Smoking (1993), scénarisés par Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, le film chanté avec On connaît la chanson (1997), l’opérette avec Pas sur la bouche (2003)… Dans tous ses derniers films, d’On connaît la chanson à Cœurs, en passant par Vous n’avez encore rien vu, Resnais marque son obsession de la mort d’une nouvelle emprunte expérimentale : dans les sons et le nouveau rythme qu’ils donnent aux êtres vagabonds, dans les teintes, plus marquées et plus rayonnantes qu’auparavant, dans ses influences toujours en mouvement, du théâtre d’Ayckbourn à Enki Bilal en passant par le café concert et la tragédie grecque. Beaucoup de critiques ont reproché à Alain Resnais son approche cérébrale de l’image et du récit : son cinéma n’a pourtant rien de la théorisation figée. Il est un parcours entre l’ombre de la fatalité et la lumière intérieure, un dépassement des simples caractères vers leurs possibilités, un hymne permanent à ce qui reste et à ce qui change. Et puis, intituler son dernier film, à 91 ans, Aimer, boire, chanter… est bien l’acte d’un réalisateur accroché à la vie.