Alain Resnais n’a jamais été ce que l’on pourrait appeler le suppôt d’une dramaturgie classique de qualité française. Bien qu’il revienne ici à un schéma de narration plus cassé que dans ses derniers films (notamment Cœurs), une impression d’inachevé étreint l’aventurier spectateur des Herbes folles. Mais, allez savoir, c’est peut-être le plus grand talent de Resnais : savoir, peu ou prou, garder le mystère.
Récompensé œcuméniquement à Cannes par un prix exceptionnel, Alain Resnais poursuit sa descente aux enfers humaine, retrouvant son duo fétiche et chapardant une minute celui de Desplechin (Amalric-Devos), ce qui n’a rien d’étonnant au regard de la jeunesse de ses thèmes et de son cinéma. Mais la première référence des Herbes folles sonne justement comme un retour aux origines (ou presque) de sa cinéphilie, comme un hommage au prince de la toile d’araignée narrative : Joseph L. Mankiewicz. Le personnage interprété par Sabine Azéma, Marguerite Muir, a elle aussi quelques fantômes : Georges (André Dussollier), sa solitude et son esprit d’aventure. Comme bien souvent chez Resnais, il s’agit bien plus de filmer des êtres de peur, de fantaisie, d’échecs ou de mémoire que des êtres de chair ancrés dans un réel brut. Tout est dissonant dans Les Herbes folles, tout est couvert d’un halo de lumière soufrée, qui n’a rien à voir avec la pâleur immonde des films de Jeunet, qui dévoile plus qu’il ne cache, qui apaise plus qu’il ne montre. Non pas qu’il s’agisse de voiler une vérité, ou une humanité prosaïque… Pour Marguerite et Georges, le grand bond en avant revient à chercher la femme ou l’homme, l’autre, l’ombre de soi-même, et trouver dans le même temps une forme de conscience, de pharmakon à la noire solitude dans laquelle ils se sont engouffrés. On retrouve ici la thématique de films récents comme On connaît la chanson, et, plus généralement, ce sentiment du dérisoire, cette souffrance de l’existence qui apparaît entre deux fantaisies chez les personnages de Resnais.
Marguerite aime les hauteurs : aviatrice à ses heures perdues, elle cure, détartre et arrache les mauvaises dents à ses heures de bureau. Aérienne, elle semble danser même lorsqu’elle se fait voler son sac. Son mauvais génie, Georges, trouve le porte-feuille tombé des mains du voleur : se noue alors une étrange relation entre eux, faite de désir, de rejet de ce dernier, d’un sentiment trop brusque chez Georges, trop diffus chez Marguerite. Elle croit représenter l’indépendance, mais elle ne sort presque plus de son cabinet pour voler, et ne comprend pas immédiatement le besoin d’exclusivité que Georges lui apporte. Car, contrairement à Marguerite, celui-ci ne dévoile d’abord que sa complexité : le doute de pouvoir aimer normalement, d’être aimé aussi par simple désir. Elle n’a pas de passé, le sien est trouble : a‑t-il tué, volé, agressé ? Sa femme (une autre apparition fantômatique, la belle Anne Consigny) semble vouloir le protéger d’un extérieur trop prometteur auquel elle s’abandonnera finalement. Lui-même est adepte de la procrastination, il attend, et regarde sans sourciller les heures et le désir passer. Alain Resnais pose un regard toujours bienveillant sur ces êtres perdus : les « herbes folles », ce sont les espaces de liberté vers lesquels ils tendent maladroitement, parce que les situations sont maladroites, parce que les sentiments sont maladroits.
L’intérêt de Resnais pour ce qui est brouillé est indéniable : il cache ses personnages, ne leur donne un visage que lorsqu’ils doivent se dévoiler, il les laisse dans leur silence, parfois lourd et inerte. « Les grandes terreurs sont muettes » entend-on dans les premières minutes… effectivement, le personnage d’Azéma est tout aussi déluré que celui de Cœurs, mais moins exubérant, plus avare de démonstration. L’image est une fois de plus indissociable d’un bruit de fond et de formes faussement géométriques qui troublent la certitude de ces personnages qui vont trop vite ou trop lentement, et dont on ne connaît jamais vraiment la direction. Un doute apparaît alors : Resnais lui-même sait-il où il va ? Si ce mystère titille en permanence tant il est profond, si Marguerite et Georges sont parfaits dans l’effeuillage progressif des (non) sentiments, dans le débordement affectif et inactif, la musique remplit trop souvent un espace qui devrait être réservé à la rêverie, tout comme quelques moments de bravoure, souvent bien interprétés (notamment par un Mathieu Amalric tout droit sorti de Rois et reine), mais cassant ce sentiment de mystère, sonnant presque faux. Les rencontres réussissent au Resnais des Herbes folles, les errements sont toujours aussi plaisants et dérangeants, mais il manque quelques soupirs au milieu d’une belle écriture, quelques respirations dans cette quête de liberté. Peut-être un peu de légèreté justement, de laisser-aller.