Il y a deux films dans Alice de l’autre côté du miroir, suite directe de l’adaptation de Lewis Carroll signée Tim Burton. Le premier est, pour le dire sans détour, une vraie déception : à la faveur d’un point de départ qui a tout d’un prétexte, Alice (Mia Wasikowska) revient au Pays des merveilles pour secourir le Chapelier fou, dont la santé décline depuis qu’il s’est mis en tête que sa famille, présumée morte, vivait toujours. Le film épouse tout de suite une forme assez ingrate, entre la suite (le récit reprend les choses où Alice au Pays des merveilles les avait laissées), le remake (mêmes figures, mêmes lieux) et le prequel, puisque le grand nouveau personnage, Time (Sacha Baron Cohen), détient une machine à voyager dans le temps que l’héroïne va dérober. Ce triple devenir du film traduit assez bien le risque qui menace de l’engloutir, celui de n’être qu’un produit surjouant l’émotion des retrouvailles et capitalisant pleinement sur les recettes du franc succès commercial que fut le premier volet. Ce que confirment, dans un premier temps, les ajouts à la tambouille : la présence de Time et de son artefact magique élargissent ainsi le principe de feuilleté de la 3D (feuilleté des espaces, feuilleté des corps en ombres chinoises) à la narration, qui jongle entre présent, passé, futur, Pays des merveilles et réalité. Mais le film se révèle sur ce point tristement pingre et peine à jouer réellement des possibilités de son terrain de jeu à quatre dimensions.
Prenons un exemple. Alice se retrouve face à une première épreuve sur le chemin de la tanière de Time : traverser un gigantesque cercle balayé par deux grandes tiges métalliques – soit, évidemment, une horloge. Si elle réussit à grimper sur la plus petite aiguille pour se précipiter vers le cœur du cadran, une course contre la montre semble à ce moment démarrer – parviendra-t-elle au centre de la machine avant que la grande aiguille ait achevé sa rotation et décapite la jeune fille ? Principe de suspense et bonne idée de scène d’action toutefois délaissés par le film, qui raccorde directement au plan surplombant nous révélant la largeur réelle de l’horloge géante un autre nous dévoilant l’intérieur du cadran et la demeure de Time. À l’image de cette séquence avortée, le film ressemble à un décalque falot de ce qui faisait le sel, quoi qu’on en pense, du premier volet, dans lequel Alice apparaissait avant tout comme un corps exogène plongé dans un monde entièrement numérique et en cela merveilleux. La séquence d’ouverture de ce deuxième film est en quelque sorte une négation de ce mouvement, puisqu’elle nous présente Alice dans un monde « réel » tout aussi malléable et fou que le Monde des merveilles, où son corps défie également les lois de la nature (c’est d’ailleurs le mantra de l’héroïne, « rien n’est impossible »).
Les enfants trahis
Reste que se cache un autre film enfoui sous ce programme cadenassé, film qui, et c’est sa limite intrinsèque, ne repose guère sur les épaules d’Alice. En remontant dans le passé, Alice est propulsée au milieu de plusieurs événements fondateurs de l’univers des merveilles (par exemple : le sacre de la Reine blanche au détriment de la Reine rouge) qu’elle va tenter d’altérer afin de modifier le présent. Si l’entreprise est un échec dont le film tire sa morale (« on ne peut pas changer le passé, mais on peut en apprendre des leçons »), elle dévoile surtout le cœur secret du récit, qui confronte les personnages les plus détraqués du Pays des merveilles – le Chapelier fou et la Reine rouge – à l’origine de leur démence. Ce que raconte le film est alors assez bouleversant : les fous, au fond, sont avant tout des enfants trahis. C’est d’abord un petit garçon qui tend un cadeau à son père, un chapeau de papier que le paternel déchire par mégarde et jette dans une corbeille devant les yeux embués de son fils. C’est ensuite une petite fille, accusée à tort par sa mère et abandonnée par sa cadette, qui court à perdre haleine jusqu’à tomber et porter pour le reste de sa vie les stigmates de cette blessure (sa tête énorme et sa misanthropie). Le film converge alors vers un double pardon (qui annonce la réconciliation, elle sans émotion, entre Alice et sa mère) entre les fous et les sains d’esprits. Par cet habile épilogue, le film renoue avec l’horizon d’un conte sur le passage à l’âge adulte (plus exactement ici, le surpassement du chagrin enfantin) dont la beauté discrète culmine dans un fondu, celui du visage du Chapelier s’estompant dans le ciel tandis qu’Alice fait une nouvelle fois ses adieux au Pays des merveilles. Sous ses oripeaux, le film scintille alors enfin.