L’Île aux chiens a beau débuter dans une déchetterie peuplée de canidés errants, le neuvième long-métrage de Wes Anderson – et le deuxième d’animation après Fantastic Mr. Fox – n’en est pas moins plus apprêté que jamais, confirmant que ce cinéma est avant tout affaire de tenue. Tenue des plans, rigoureusement agencés et rythmés, comme s’il s’agissait de cartographier les péripéties de ses protagonistes à poil long sous la forme d’un jeu de pistes, que tracent avec insistance travellings latéraux et verticaux, zooms avant et arrière, et panoramiques rapides ; soit la panoplie reconnaissable entre mille d’une mise en scène rompue à toutes les acrobaties. Mais tenue des chiens aussi, à l’image de ce molosse galeux et scarifié qui recouvre son pelage d’antan grâce à un vigoureux toilettage de son nouveau maître, auquel pourtant il avait juré de ne pas obéir. Faut-il y voir un artifice de séduction destiné à la chienne de concours Nutmeg (Scarlett Johansson, qui accroche une nouvelle voix fatale à son palmarès), dont l’allure détonne au milieu des monticules de détritus ? Ou bien le premier signe de la domestication inévitable de ce mâle autoproclamé « alpha » ?
Bête à concours
Après tout, rien de choquant à cette docilité programmée du meilleur ami de l’homme, d’autant que le récit la redouble d’un pacte de protection. Dans un Japon futuriste, l’intrépide Atari (Koyu Rankin), âgé de 12 ans, échappe à la garde de son tuteur, le maire autocratique de Megasaki, qui a banni la population canine de la ville sur une « île-poubelle », à la suite d’une épidémie suspecte de « grippe truffoïde ». Le garçonnet y débarque pour retrouver Spots (Liev Schreiber), son fidèle toutou et garde du corps, qui fut le premier à être déporté. On aura identifié le motif récurrent de l’œuvre d’Anderson, enfant du divorce : la famille recomposée et élargie, aujourd’hui mâtinée d’antispécisme et transposée dans un archipel post-Fukushima. L’issue de cette quête sera inattendue pour le jeune Atari : sur le point de devenir père, Spots l’implorera de le délivrer de son serment pour élire à sa place le récalcitrant Chief (Bryan Cranston), rejeton de la même portée dont il fut séparé à la naissance. Parallèlement à ces retrouvailles fraternelles, des idylles se profilent entre Chief et Nutmeg et, côté homo sapiens, entre Atari et Tracy (Greta Gerwig), une ado américaine, pasionaria de la cause canine, et manifestement peu pressée de rentrer dans son Ohio natal. Bienveillant mais directif, le regard du cinéaste-démiurge reconfigure ainsi relations humaines et animales pour combler le vide laissé par l’exil forcé des uns et la désunion des autres. Les chats, faut-il le préciser aux amateurs de félins, n’auront pas de place dans cette nouvelle donne.
Si l’on mentionne les noms des acteurs qui – dans la version en langue anglaise du film, du moins – prêtent leurs voix à ce bestiaire, c’est parce que l’incarnation de ces créatures animées image par image leur doit beaucoup, comme c’était déjà le cas dans Fantastic Mr. Fox. Encore que les techniques de stop-motion et de modélisation employées en 2009 par Anderson et son équipe de marionnettistes ont gagné en précision, trouvant dans la culture japonaise l’écrin idoine à leur raffinement. Alexandre Desplat, qui nous a récemment affligés d’une partition sirupeuse dans La Forme de l’eau, se montre cette fois-ci plus inspiré, les mouvements des figurines paraissant chorégraphiés au son des roulements de percussions et des drones de saxophones qui sourdent de la bande-son. Rien, chez Anderson, n’est donc laissé au hasard, et la minutie obsessionnelle qui fonde son style trouve ici un nouvel aboutissement, qui est aussi sa limite. Après avoir frôlé le trop-plein dans The Grand Budapest Hotel, son art atteint à une épure presque calligraphique, dont le trait retient cependant ses personnages dans des aplats qui neutralisent une profondeur de champ censée repousser l’horizon du Soleil levant.
Sourire de tous ses crocs
Son décor planté dans une décharge n’y change pas grand-chose : le film ne peut réfréner un penchant pour l’hygiénisme qui semble conjurer l’ordure même lorsqu’elle est reniflée de près. Alors que deux meutes adverses s’apprêtent à s’affronter pour un sac bondé de nourriture moisie, Rex (Edward Norton) se lance dans un frénétique inventaire de son contenu, comme pris d’un trouble compulsif qui aurait le pouvoir de rendre soudainement ces restes plus comestibles. De la taxinomie à la taxidermie, il n’y a qu’un pas, qu’Anderson franchit allègrement, perpétuant un système formel où les mouvements d’appareil peinent à recouvrir la fixité mortuaire de ce cinéma. De fait, pas une scène de cette Île qui ne soit aussi poignante que la fin de Fantastic Mr. Fox, qui voyait le renard chapardeur et le loup solitaire lever ensemble la patte au ciel, dans un geste d’acceptation mutuelle de leur altérité. « Canis lupus, Vulpes vulpes », lançait, les larmes aux yeux, Mr. Fox à l’adresse de celui qui fut son ennemi juré, avant que chacun ne prenne des chemins séparés, dont l’un marquait le retour à la vie sauvage. Ici, l’instinct grégaire est au contraire de mise entre humains et canins, sans que leur réconciliation soit à aucun moment source de l’émotion espérée ; à défaut d’être attendue.