Le dernier film de Scorsese a suscité un engouement pour le moins étonnant. Si la maîtrise visuelle et narrative du cinéaste est indiscutable, ce biopic propret du sulfureux milliardaire Howard Hughes souffre d’un surprenant manque d’incarnation, de puissance et de complexité dans son évocation d’un esprit passablement dérangé, où se dessine en filigrane une réflexion sur l’identité américaine.
Gangs of New York apparaissait clairement comme un carrefour décisif dans la filmographie de Scorsese. À l’issue de cette fresque épique, où cohabitaient avec chahut sa nature torturée et sa passion pour le classicisme, deux voies s’offraient au cinéaste : renouer avec la veine plutôt indépendante et névrotique de son cinéma, ou aller jusqu’au bout de la logique induite par Le Temps de l’innocence ou Kundun et œuvrer de plain-pied dans l’esthétique de studio. On ne saurait reprocher à Scorsese d’avoir privilégié la seconde voie. On connaît depuis longtemps sa cinéphilie ; qu’il se consacre aujourd’hui à retrouver l’essence des films qu’il aime n’a rien d’étonnant. Pourtant, Scorsese ne convainc qu’à moitié. Plus que de classicisme, il s’agit en fait ici d’une forme hybride entre maniérisme et académisme.
Biopic soigné, fluide, tantôt efficacement rythmé tantôt méditatif, le film pose – plutôt malgré lui – le problème de la personnification des figures célèbres. Comment faire jouer des personnages ayant existé dans un passé relativement proche et dont on a une très forte image, tels que les stars de cinéma ? Chercher la ressemblance ou ne pas s’en soucier ? Dans Le Promeneur du Champ-de-Mars, film tout à la fois plus modeste – moins spectaculaire, en tout cas – et plus impressionnant, Guédiguian a creusé la deuxième voie, ou plutôt réduit la première option à une épure, quelques traits abstraits pour restituer la complexité d’une personnalité connue en se reposant sur la façon dont l’acteur peut les faire siens plutôt que sur le pur mimétisme. À l’inverse, Ray de Taylor Hackford joue à fond la carte de la ressemblance et de l’imitation. Mi-figue, mi-raisin, Aviator échoue à trouver une réponse satisfaisante. Pas vraiment ressemblants, mais maquillés et coiffés pour s’approcher le plus possible de leurs modèles, Cate Blanchett (qui cabotine en Katharine Hepburn), Kate Beckinsale (qui se fourvoie en Ava Gardner) et Jude Law (furtive et bondissante apparition en Errol Flynn) peinent tout autant à restituer l’aura des stars qu’ils campent qu’à les démystifier avec intérêt.
C’est un peu différent en ce qui concerne DiCaprio, qui ne ressemble pas du tout à Hughes mais qui s’empare du personnage avec poigne. Détenant une part dans l’origine du projet, il indique clairement avec ce film qu’il aimerait une bonne fois pour toutes qu’on le prenne au sérieux. À défaut d’avoir une gueule, Leo pourrait convaincre par son interprétation. Il est vrai qu’il fait preuve de beaucoup d’énergie et surprend, de temps à autres, par sa boulimie de frénésie ; il reste pourtant désespérément appliqué jusque dans l’expression même de la folie. C’est peu de dire qu’il n’est pas de la même trempe que De Niro, qu’il est censé remplacer dans le cinéma de Scorsese. Jamais la fièvre de son personnage n’accroche la pellicule. Il faut dire qu’au visage lisse de l’acteur répond une facture malheureusement idoine. À l’image du minois de sa nouvelle égérie, Scorsese s’agite beaucoup mais ne se défait pas d’une certaine fadeur. Aviator fait preuve d’une folie des grandeurs singulièrement timorée.
On retrouve bien dans le Howard Hughes tel que présenté dans le film les signes du « personnage scorsesien » (maladif, autodestructeur, rêvant de puissance…), mais ce terme devenu suspect ne désigne plus désormais qu’une franchise, réduite ici à l’état de caricature. Comme si certains motifs suffisaient à attester que le film est bien de lui, Scorsese ne se donne même pas la peine de le rendre personnel. On ne sent plus l’artiste inspiré qui s’approprie ce qu’il filme. Ainsi devra-t-on se contenter, pour pénétrer dans l’esprit tortueux de Hughes, d’un fil rouge psychologique cache-misère : sa monomanie bactériophobe (annoncée par un prologue faisant du film une sorte de Citizen Hughes, où « Rosebud » est remplacé par « Quarantaine»…). À part ça, on apprendra qu’il était passionné par l’aviation et fasciné par Hollywood. Merci pour le scoop.
Scorsese n’a rien perdu de sa maîtrise visuelle, mais elle tourne ici à vide, ne recèle plus aucune puissance évocatrice. La reconstitution minutieuse, bien trop sage, n’arrive pas au quart de la cheville du fastueux Temps de l’innocence ou de Gangs of New York, autrement plus audacieux. Quelques moments, parmi lesquels les essais aéronautiques, procurent un plaisir certain, mais rien ne saisit jamais. Le recours – paraît-il décisif – au numérique est très discret, presque invisible et pourtant sensible à travers cette platitude même (à la différence, par exemple, d’Alexandre d’Oliver Stone, qui développait une matière visuelle consistante, iconoclaste, expressive). Ce n’est pas complètement désagréable, ça se laisse même aisément regarder. Mais un film de Scorsese qui se laisse regarder, vous vous rendez compte ? Peut-on se satisfaire, de sa part, d’un honorable film de studio ?
Pour ne rien arranger, le film dégage parfois un fâcheux côté Pearl Harbor. Évidemment, un mauvais Scorsese vaut toujours mieux qu’un – hypothétique – Michael Bay réussi. Cinéaste inégal contre tâcheron intégral, il n’y a pas photo. En l’occurrence, Scorsese respecte son spectateur, ignore l’emphase idéologique débile, soigne ses plans et ne compte pas sur un montage épileptique pour pallier l’absence de mise en scène. N’empêche qu’on pense à Pearl Harbor… Le caractère historique et la présence de Kate Beckinsale et d’Alec Baldwin n’y sont probablement pas pour rien, mais l’aspect léché de l’image, le manque d’aspérités et la faiblesse d’incarnation en sont les regrettables causes principales.
Étude pathologique dérangeante, réflexion politique ambiguë… Le malaise existe, mais sous forme embryonnaire, et sous des couches de vernis. Dans une scène du film, Hughes se savonne les mains jusqu’au sang. Tout le problème d’Aviator est de figurer cette troublante violence sans parvenir à la faire ressentir. Le savon est bien là, mais pas le sang.