À sa sortie, en 1989, ce film connut un immense succès, en tant que superproduction hollywoodienne. Pourtant, au-delà du simple grand spectacle, c’est aussi une œuvre profondément personnelle, beaucoup plus intime qu’elle n’y paraît. Inspiré de la célèbre bande dessinée, ce film revient aux origines profondes du personnage de Batman et de son univers tels qu’ils ont été créés par Robert Kane dans les années 1930. Bien qu’il soit (paradoxalement) assez mal aimé de son réalisateur, Tim Burton, Batman se révèle d’une grande richesse, tant par ses nombreuses références culturelles et psychanalytiques que par son message universel. Il reste aujourd’hui un des grands exemples cinématographiques qui allient grand spectacle et film d’auteur.
Le Joker ou l’ « homme qui rit » burtonien
Alors que le crime fait rage à Gotham City, un mystérieux homme chauve-souris, Batman, apparaît la nuit pour combattre les bandits et voyous de la ville tout en suscitant une forte controverse parmi les citadins. Sous le nom du milliardaire Bruce Wayne, il vit une histoire d’amour complexe avec une jeune journaliste, Vicky, qui ignore tout de sa véritable identité. Marqué depuis son enfance par le meurtre de ses parents, Batman doit affronter dans ce film l’un de ses plus grands ennemis, Jack Napier, plus connu sous le nom de Joker…
Même si le Joker lui-même n’apparaît pas tout de suite dans l’intrigue, son alter-ego, Jack Napier, un mafieux sombre et charismatique, n’en est pas moins imposant. Dès le début de l’histoire, il annonce le Joker par son sadisme, son rire, particulièrement lugubre, mais aussi par certains détails : son costume violet, son goût prononcé pour l’art, ainsi que le suggèrent les tableaux de femmes dans son appartement, ce qui fera écho à la fameuse scène du musée, et enfin ses cartes de jeu. Lors d’une séquence entre mafieux où Alicia, femme du patron et maîtresse de Napier, entre dans la pièce, un regard lancé imprudemment entre les deux amants suffit au mari pour comprendre la vérité et se venger de Napier. Dans cette scène, la suite nous est subtilement suggérée en un seul plan qui présente tout à la fois la carte Joker de Napier et le personnage d’Alicia, suggérant ainsi sa part de responsabilité dans le sort de son amant.
Lors de la scène cruciale de l’usine, alors que Jack Napier, poursuivi par la police, refuse de s’enfuir quand il pourrait le faire (suggéré par le plan sur la sortie de secours), il tombe entre les « griffes » de Batman qui le fait basculer dans une cuve d’acide. À cet instant-clé de l’histoire, le geste de Batman est particulièrement ambigu : a‑t-il lâché Napier par accident ou volontairement, délibérément ? La scène, par son extrême rapidité, ne nous donne pas véritablement de réponse, gardant volontairement, et ingénieusement, son ambiguïté, ce qui n’enlève pas moins le pathétique de la chute de Napier. Cette scène est d’autant plus forte dramatiquement qu’il s’agit en fait de la métaphore d’une (re)naissance : lorsque Jack Napier tombe dans l’acide, cela revient à une chute dans l’eau, laquelle, comme tout autre élément liquide, représente symboliquement l’origine de la vie et de toutes nos forces inconscientes. Plonger ou tomber dans l’eau équivaut symboliquement à un retour aux origines vitales, utérines et donc à une nouvelle naissance… « Les rêves de cette nature sont des rêves de naissance (…) À la base d’un grand nombre de rêves (…) qui ont souvent pour contenu le fait (…) de demeurer dans l’eau, il y a des fantaisies concernant la vie intra-utérine, le séjour dans le ventre maternel et l’acte de naissance. » (Freud dans L’Interprétation des rêves). La scène corrobore cette idée, en nous faisant assister à la naissance du Joker, plus fou et plus méchant que jamais. La fin de la séquence reprend même certains clichés du film d’horreur, notamment celui du mort-vivant : Napier, qui a survécu à l’acide, fait surgir hors de l’eau une main exagérément décharnée, comme s’il sortait de sa tombe. C’est sans aucun doute à cette scène que le Joker fait ironiquement allusion par la suite lorsqu’il déclare à l’un des personnages du film : « Je prenais un bain un jour lorsque j’ai compris pourquoi j’étais destiné à la gloire…» Lorsque Jack Napier revient pour se venger de son patron, son apparition, quasi fantômatique, est véritablement filmée comme une (re)naissance : Napier sort de l’ombre, en nous révélant pour la première fois son nouveau visage, dans toute sa fausse gaieté.
De cet accident (?) naîtra le Joker, défiguré à vie par un sourire permanent. Cette métamorphose est une référence directe au roman L’Homme qui rit de Victor Hugo, dont le héros, Gwynplaine, est enlevé et défiguré durant son enfance par les Comprachicos (d’où son célèbre surnom) afin d’être exhibé dans les foires et faire rire la foule. Mais face à ce héros de Victor Hugo, caractérisé par sa candeur et sa soif de justice, le Joker est une sorte de double inversé, perverti. Pourquoi cette défiguration exerce-t-elle une certaine fascination, qui fait en grande partie le succès du personnage dans ce film ? Sans doute parce qu’elle ne ressemble à aucune autre mais aussi probablement par la relation, très ambiguë, que ce nouveau visage suggère entre le rire et la souffrance. Tel qu’il nous est donné, le visage du Joker pose discrètement la question de la souffrance éventuellement cachée derrière le rire ; on retrouve cette même idée dans le roman de Victor Hugo, dans la description du visage de Gwynplaine : « Seulement, le rire est-il synonyme de la joie ?» Cette souffrance du Joker, derrière son sourire, nous est suggérée dans des scènes où, paradoxalement, son rire ressemble davantage à des pleurs, notamment lorsqu’il se découvre pour la première fois comme tel ainsi que lors de la réunion des mafieux : après avoir tué un des gangsters, qui l’avait insulté, le Joker est pris à nouveau d’un rire qui évoque étrangement des sanglots tandis qu’il s’essuie le front, révélant une peau incolore et stérile. De même lorsque le Joker parle à son bras droit en imitant son ancien patron, il laisse entrevoir une fureur contenue derrière son attitude ironique. Sans oublier, bien que ce moment soit aussi très ironique, le très beau poème du Joker à Vicky, qui pourrait être également une déclaration d’amour à la jeune femme : « Mon rire n’est qu’extérieur (…) si vous pouviez me voir au fond de moi, je ne suis que pleurs et vous partageriez mes sanglots. » Le Joker parle lui-même de Batman comme de « mon mal, ma douleur ». Bien que cette souffrance du « méchant » reste très refoulée dans le film, elle lui apporte néanmoins un reste d’humanité derrière son excentricité et sa cruauté. Le film se veut davantage centré sur la personnalité tourmentée de Bruce Wayne, même si l’interprétation de Michael Keaton peut se révéler parfois un peu fade.
Il est possible de voir également dans la défiguration du Joker une forme symbolique de castration, comme le suggèrent ses rapports avec les autres personnages : en plus d’être responsable de sa défiguration, Bruce Wayne représente également pour le Joker un rival amoureux/sexuel qu’il s’agira de supprimer (comme il tente de le faire dans l’appartement de Vicky). L’amour même du Joker pour Vicky, bien que démoniaque, destructeur, restera jusqu’au bout de l’ordre de l’idéal : la scène où il pénètre dans son appartement, sans chercher pour autant à l’emmener avec lui, est des plus paradoxales et peut nous inviter à voir en lui une forme de castration. Citons aussi la séquence finale dans la cathédrale avec la montée des marches, qui évoque par sa troublante similitude le film Vertigo d’Hitchcock (autre film sur le double et l’amour platonique) ainsi que la danse, à la fois surprenante et poétique, entre le Joker et Vicky, comme une possible métaphore de l’acte sexuel (ce qui est le symbole fréquent de la danse, en particulier dans le cinéma classique). En cela Batman est aussi un film sur le désir et sur l’érotisme, au sens platonique du terme.
Le Joker exerce sa vengeance non seulement sur Batman mais aussi sur les habitants de Gotham, et cette vengeance s’illustre par la perversion des valeurs humaines, culturelles et sociales, utilisées à contre-emploi, dans un but purement destructeur : pas seulement le rire en lui-même mais également la beauté esthétique, lorsqu’il fait ironiquement la promotion de produits de beauté nocifs, ce qui pourrait sous-entendre une critique de certains excès de la société de consommation, en particulier la sur-valorisation de la beauté physique et de ses artifices. Sans oublier le monde de l’enfance, avec entre autres les jouets et les ballons toxiques qu’il utilise, ou bien encore l’art, avec la scène du musée qui propose en fait toute une profonde réflexion sur l’ « art total », la contre-culture… En prônant une nouvelle esthétique, en réduisant les autres à son niveau par l’effet des produits toxiques, en les façonnant en quelque sorte à son image, la revanche du Joker prend une dimension religieuse et irrévérencieuse, celui-ci s’attribuant le pouvoir par excellence de Dieu.
Sa cruauté envers Alicia, en partie responsable de sa défiguration, est tout aussi symbolique : défigurée à l’acide, rendue plus fragile, probablement par la douleur physique, la jeune femme adopte dans le même temps une attitude quasi-enfantine, réagissant et s’exprimant exactement comme une enfant (« Où vas-tu ?», « Tu m’avais promis…»), face au Joker qui parle ironiquement de lui en disant « Papa…» Le fait qu’elle soit soutenue par l’homme de main du Joker, lors de la scène dans le musée, est tout aussi éloquent sur son nouvel état de dépendance… La beauté et la ressemblance physiques de Vicky avec Alicia en font naturellement une nouvelle proie à défigurer. Ce lien dramatique entre les deux femmes nous est déjà suggéré par le montage lui-même, avec entre autres la scène où Vicky sort du manoir de Wayne tandis qu’Alicia, de son côté, entre dans l’appartement de Napier, devenu le Joker : le raccord entre ces deux scènes qui fait subrepticement la liaison entre les deux personnages féminins suggère ainsi la menace qui pèse sur Vicky face au Joker, comme nous le prouvera la suite…
Joker et Batman : amis et ennemis
Bien que l’histoire entière soit centrée sur un combat perpétuel entre ces deux personnages, leurs points communs sont paradoxalement des plus nombreux, ne serait-ce que par le thème majeur du double : sous tous les niveaux, nous avons affaire à deux personnages schizophrènes, animés par deux dualités distinctes. Par bien des aspects, le principal thème de ce film pourrait être au fond celui de l’identité.
En ce qui concerne Bruce Wayne, la séquence de la soirée est particulièrement significative : à la question simple de Vicky (« Savez-vous qui est Bruce Wayne parmi ces hommes ?»), ce dernier répond, par jeu, qu’il n’en est pas certain. Au-delà de cette réponse inattendue, Wayne suggère qu’il éprouve réellement des doutes sur sa propre identité : qui est-il vraiment ? Bruce Wayne ou Batman ? Au fil de l’histoire, son attitude vis-à-vis de Vicky, maladroite, taciturne, imprévisible, en dit long sur ses relations avec les femmes ainsi que sur son tiraillement entre sa personnalité de justicier, condamné à la solitude, et son désir de retrouver la paix dans l’amour conjugal. Bien qu’il vive avec Vicky une sexualité réelle, celle-ci s’avère loin d’être harmonieuse, comme le montre la scène où, après avoir passé la nuit avec Bruce, la jeune femme se réveille, seule. On peut sans doute aller jusqu’à parler également de castration pour Wayne lorsqu’il se fond en Batman. Le décor lui-même illustre parfaitement sa dualité psychique : Bruce Wayne vit strictement à l’écart de la société de Gotham, isolé par une grande forêt dans sa demeure qui figure son moi social tandis que la Batcave, située dans les profondeurs de son manoir, symbolise au contraire son inconscient, son être le plus intime et le plus sombre.
Il est également intéressant d’analyser le rôle du masque : alors que celui de Batman cache entièrement sa souffrance et son humanité, renforçant sa dimension de surhomme, celui du Joker suit une tendance contraire, en libérant littéralement ses pulsions, sans le moindre refoulement. À ce sujet, Tim Burton déclare : « Le fait de porter un masque forçait Nicholson à explorer les aspects les plus troubles de son subconscient, à montrer d’autres facettes de sa personnalité. Pour beaucoup d’acteurs, porter un masque aurait été étouffant. Chez lui, c’était libérateur. »
Le fait que Batman (et Bruce Wayne) soit un personnage très effacé, contrairement au Joker, pourrait faire penser que le cinéaste éprouve une nette préférence pour le méchant de l’histoire. À sa sortie, le film fut particulièrement critiqué par la presse dans la mesure où il semblait sur-valoriser le Joker, ce à quoi Tim Burton répondra : « Le Joker est un extraverti et Batman un introverti (…) D’un côté, il y a un personnage qui cherche à rester dans l’ombre, de l’autre, le Joker qui ne cesse pas de dire “Regardez-moi !” (…) Batman ne m’intéressait pas moins mais il est ce qu’il est, et il en est de même pour le Joker. Que j’ai eu tort ou raison, j’ai laissé cette dynamique se développer. »
Les rapports entre Batman et Joker sont d’autant plus intéressants que les deux personnages sont à la fois victimes et bourreaux, mutuellement. On peut même aller jusqu’à parler d’une relation père-fils complexe entre eux dans la mesure où l’un a donné naissance à l’autre et vice-versa : ainsi qu’il le dira, Batman est le « fils » du Joker tout comme ce dernier est le « fils » de Batman : « Je vous ai créé mais vous m’avez créé le premier. » Par son âge, le Joker pourrait être effectivement le père de Bruce Wayne. Au travers de ses personnages et de leurs rapports, cette histoire pourrait être très nettement celle d’un conte : le héros, Batman, en est resté en quelque sorte au stade fragile de l’enfance, traumatisé par un passé qui l’entrave et l’empêche de s’épanouir (dans l’âge adulte). Il s’agit pour lui de combattre le Mal, en la personne du Joker, le meurtrier de ses parents, afin de s’accomplir et de se construire pleinement. Faire justice la nuit ne signifie pas seulement, pour lui, vaincre le crime, c’est aussi une sorte de « thérapie » personnelle. Le Joker, qui lui a donné naissance, pourrait représenter en quelque sorte le père dans sa part la plus sombre, la plus négative qu’il s’agira pour l’enfant de détruire pour devenir enfin adulte et vivre sa vie avec la femme aimée. Au-delà de son affrontement (œdipien) avec le Joker, c’est aussi et peut-être surtout un combat contre lui-même que Bruce Wayne doit mener tout au long du film. Malgré tout, même si le film se termine par la mort du Joker (et donc du Mal), la fin ne semble pas être pour autant pleinement optimiste : la réaction ironique de Vicky, qui connaît désormais le secret de Bruce Wayne, semble suggérer un avenir plutôt incertain, indécis entre eux deux, à l’image même du héros de l’histoire.
Au-delà de ce « patchwork » culturel, le charme ultime de ce film réside aussi dans sa tonalité romantico-expressionniste, d’un lyrisme typiquement burtonien, qui hante certaines séquences, notamment le générique du début, la traversée de la forêt et le tout dernier plan du film… faisant passer un souffle singulier sur cette œuvre à grand spectacle. Quant au réalisateur, on le retrouve également à travers ses personnages, Tim Burton étant lui-même « masqué dans Hollywood », « cachant » des œuvres d’auteur derrière ses superproductions. Cette mise en abyme n’a en soi rien de surprenant mais elle constitue une sorte de parachèvement dans le film…