Le nouveau film de Christophe Honoré est parti d’un agacement de la part du cinéaste face aux propos tenus par Nicolas Sarkozy en 2006 : « L’autre jour, je m’amusais, on s’amuse comme on peut, à regarder le programme du concours d’attaché d’administration. Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents sur La Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves… Imaginez un peu le spectacle !» Passablement irrité par le mépris de celui qui n’était alors pas encore président de la République, le réalisateur décidait de mettre en scène une nouvelle adaptation de l’œuvre de Madame de La Fayette, après celles de Jean Delannoy (La Princesse de Clèves, 1961), Manoel de Oliveira (La Lettre, 1999) et Andrzej Zulawski (La Fidélité, 2000). Initialement conçu comme un téléfilm pour Arte, le film sort finalement en salles après une première diffusion le 12 septembre dernier… Si le procédé n’est pas inédit (un chef d’œuvre comme Les Roseaux sauvages d’André Téchiné a connu le même destin), il se justifie d’autant plus que La Belle Personne apparaît comme une continuation logique de la filmographie d’Honoré, une conclusion magnifique à une trilogie entamée avec le beau Dans Paris et consacrée avec les merveilleuses Chansons d’amour.
Dans La Fidélité, Zulawski transposait les personnages et l’intrigue de La Princesse de Clèves dans les mondes de la presse people et de l’édition – pour un résultat moyennement convaincant. Christophe Honoré relève un défi a priori encore plus casse-gueule : l’action se déroule cette fois dans un lycée du XVIe arrondissement de Paris, de nos jours. À n’en pas douter, beaucoup s’amuseront à comparer les ados d’Honoré et ceux de Laurent Cantet, dont l’Entre les murs sort la semaine prochaine, probablement au détriment des premiers, jeunes bobos lettrés qui parlent comme dans les livres et n’existent évidemment nulle part ailleurs que dans les rêves de Christophe Honoré. Le vrai débat pourrait en réalité concerner les univers diamétralement opposés des deux cinéastes, aux antipodes l’un de l’autre et pourtant, parmi les plus passionnants du cinéma français aujourd’hui.
De la même façon que les trentenaires à la sexualité décomplexée présentés dans Les Chansons d’amour faisaient cohabiter fantasme cinématographique (faire tenir Godard, Truffaut et Demy dans un même film) et portrait réaliste et générationnel d’une ville débarrassée de ses casseroles touristiques, les adolescents qui peuplent La Belle Personne sont à la fois une parfaite incarnation de leurs modèles d’origine (des personnages d’un roman du XVIIe siècle) et des silhouettes crédibles que l’on pourrait croiser quelque part entre le Panthéon et le boulevard Saint-Germain. L’adaptation des intrigues de la cour (du Roi) à la cour (de lycée) semble couler de source : les atermoiements amoureux et les conflits tragiques qui opposent les personnages de Madame de La Fayette trouvent un écho éblouissant dans les préoccupations d’adolescents lambda.
La Princesse de Christophe Honoré s’appelle Junie (Léa Seydoux, sublime révélation du film) et change de lycée suite à la mort de sa mère. Dans sa nouvelle classe, elle retrouve son cousin Matthias, qui lui présente sa bande d’amis parmi lesquels se trouve Otto (Grégoire Leprince-Ringuet), qui tombe vite amoureux d’elle et qu’elle accepte de prendre pour petit ami. Mais c’est compter sans le professeur d’Italien, M. Nemours (Louis Garrel, décidément parfait), dont les avances passionnées auprès de Junie vont faire vaciller tout ce petit monde… Il ne faut pas grand-chose à Christophe Honoré pour faire croire aux spectateurs que ce monde-là existe, d’une façon ou d’une autre. Mis dans la bouche de jeunes comédiens tous parfaits, les dialogues sonnent étonnamment justes : le décalage entre la modernité de ce qui se joue (et des visages, costumes et décors qui envahissent l’écran) et la littérarité de ce qui se dit aboutit à une alchimie parfaite entre forme et fond, où les barrières entre les genres n’existent plus. Comme un Rohmer qui serait tout à coup sorti dans la rue pour observer de plus près ses contemporains, Christophe Honoré magnifie ses personnages en leur offrant le plus beau des cadeaux : la langue, une profusion de verbes et de mots (Abdellatif Kechiche dans L’Esquive ou Laurent Cantet – là encore – dans Entre les murs font la même chose, à leur manière). Dès lors, tout est possible, même un passage chanté comme dans Les Chansons d’amour… D’une grâce de funambule, La Belle Personne étonne, malmène un peu, bouleverse souvent, tout en tirant la langue au professeur Sarko, qui ferait bien de relire ses classiques avant de les donner pour morts.