8h30, le 9 juillet 1984. Stefan se réveille et rejoint son père pour prendre le petit déjeuner. Les yeux rivés sur Bandersnatch, un livre qui appartenait à sa mère défunte, Stefan lui explique qu’il s’agit d’un « livre dont vous êtes le héros », un roman interactif où le lecteur doit effectuer des choix pour faire progresser l’intrigue. C’est à ce moment que son père propose à Stefan de, lui aussi, « faire un choix », en lui montrant deux paquets de céréales différents. Un petit volet se juxtapose alors à la bande noire du bas, générée par le format 1.78, où apparaissent les noms des deux marques de céréales (l’image adoptant désormais un format 2.20) et, en guise de compte à rebours, une fine barre blanche se réduisant vers son centre. Une musique à suspense retentit et la caméra cerne, par le truchement d’un travelling avant, le visage crispé de Stefan. Le spectateur clique alors sur l’un des deux choix qui lui sont proposés, sans toutefois que la décision liée à cette parodie de climax ne semble avoir de conséquence immédiate.
Soyez sympas, rembobinez
Si ce modèle de film interactif est loin d’être inédit, il faut reconnaître que la fluidité de ce Black Mirror : Bandersnatch produit un certain intérêt quant aux possibilités que peut offrir un tel système. Dans ce nouvel épisode de l’anthologie de Charlie Brooker, devenue vitrine de Netflix, ce dispositif dévoile un enchevêtrement de multiples scénarios, dont l’exploration est motivée par une structure qui invite le spectateur à revoir et à rejouer l’épisode afin d’en déceler tous les secrets. Outre ce plaisir du revisionnage qui permet une appréhension différente des choix qui se présentent au spectateur en fonction de ce qu’il a déjà découvert, cette narration à tiroirs permet d’explorer un récit à la durée non déterminée et dont le déroulement n’est pas du fait d’un seul auteur mais de plusieurs (Charlie Brooker et le(s) spectateur(s) qui regarde(nt) l’épisode). En ce sens, l’épisode propose une expérience différente d’un visionnage à l’autre. Par exemple, alors que Stefan a l’occasion de travailler pour son prochain jeu dans les bureaux de Tuckersoft, un choix décisif est donné au spectateur. Refuser l’offre permet de dérouler la narration sans avoir à effectuer un retour en arrière, quand l’accepter revient à suivre une voie sans issue et donc, en quelque sorte, à « perdre la partie ». Essuyer ce premier « échec » est pourtant nécessaire pour saisir les quelques bonnes idées contenues dans Bandersnatch. Dans le cas où le spectateur choisit d’accepter l’offre, le jeu de Stefan est terminé dans la précipitation pour les fêtes de fin d’année. Après une ellipse de cinq mois indiquée par un carton, Stephan et son père regardent une émission de critique vidéoludique où Bandersnatch, le jeu de Stefan, est descendu en flèche : 0 étoiles sur 5. Raté. Le critique reproche au jeu sa durée « beaucoup trop courte » et pense que le studio de développement aurait dû « tout reprendre depuis le début » avant de le commercialiser. Face à cette impasse, Stefan déclare qu’il « devrait réessayer », introduisant frontalement le modèle ludique du die & retry qui rythme ce Bandersnatch. L’épisode se remet ainsi en route automatiquement depuis le début, sans que le spectateur n’ait rien pu faire.
Le montage qui suit, encadré de bandes noires dans un format 1.33, reprend alors les scènes déjà parcourues de l’épisode (le réveil de Stefan, son petit déjeuner avec son père, son trajet en bus puis son arrivée dans les studios de Tuckersoft) sur le modèle du rembobinage sériel, retraçant au début d’un nouvel épisode les événements antérieurs importants. Ce passage en revue se couple ici à une accélération temporelle permettant de ne pas revoir les scènes dans leur intégralité ni à refaire les choix (les céréales et la musique dans le bus) qui nous ont été proposés avant celui, fatidique, du télétravail. Lorsque ce dernier se repose au bout du rembobinage, le cadre du montage-résumé s’élargit pour retrouver son format 1.78 initial, signifiant que le temps du récit reprend son cours normal. On y retrouve Colin Ritman, prêt à allumer sa cigarette. La scène semble identique à celle du premier visionnage, sauf que, cette fois-ci, Colin ne répond pas à la provocation de Mohan Tucker, le développeur en chef de Tuckersoft. La suite de la conversation va même changer : Colin se retourne et demande à Stefan s’ils ne se sont pas déjà croisés par le passé. Ces variations continuent tout au long de la scène, jusqu’à ce que Colin finisse par se vanter qu’il a eu connaissance de « toutes les fins » du livre duquel est adapté le jeu de Stefan, continuant les appels du pied adressés au spectateur.
Les nerds à vif
La suite du récit réitère ces quelques clins d’œil tout en prenant soin de brouiller les pistes au fur et à mesure que l’arborescence gagne en complexité. Reste que si Black Mirror : Bandersnatch tente de désamorcer tous les reproches qui pourraient lui être adressés par l’entremise de cette réflexivité roublarde (mise en scène d’un critique, intégration de Netflix dans la diégèse via un échange direct entre le spectateur et Stefan, contexte des eighties pour justifier l’accumulation des références, révolte des personnages contre le rembobinage, le déterminisme et les récits alternatifs dans lesquels ils prennent conscience d’être contrôlés), les différentes trames qui s’y déploient ne sont jamais à la hauteur du high concept de départ. En allant de déception en déception, le spectateur découvre que les intrigues contenues dans cet épisode composent en réalité un catalogue des petits récits moralistes déjà vus dans le reste de la série, ressassant en boucle ce qu’elle s’est déjà évertuée à proférer depuis trois saisons. Quand une trajectoire paranoïaque donne lieu à un meurtre ultraviolent, une autre se termine par une séquence nostalgique ou par un coup de théâtre, rappelant les twists macabres et les épilogues sentencieux des épisodes précédents, tous occupés à mettre le quidam 2.0 face à son inconscient. Plutôt qu’une synthèse équilibrée, cette concentration des sujets abordés dans l’ensemble de l’anthologie de Charlie Brooker donne davantage l’impression d’un fourre-tout anti-tech, accusant le poids des clichés technophobes habituels de la série.
C’est la contradiction de Bandersnatch : la technologie y est perçue comme une menace pour l’intégrité du genre humain et pour son libre-arbitre (dans un decorum évidemment orwellien — l’action se passe en 1984), alors qu’elle se révèle, dans le même temps, un outil de création qui permet le déploiement d’un récit au long cours et d’une narration collaborative en constante mutation. Ce n’est pas tout : en ne proposant au spectateur qu’un choix entre deux options préétablies, et ce en lui forçant la main (le choix de gauche est automatiquement emprunté en cas d’inaction), l’utilisateur-joueur fait face à la binarité et à l’automatisation de la machine, les options n°1 et les options n°2 auxquelles se limite le récit renvoyant à la composition d’un code informatique constitué de 0 et de 1. De la même manière, Stefan est confronté à sa propre binarité et à sa nature fictionnelle, lorsque Colin Ritman lui révèle la facticité de leur monde après lui avoir proposé de prendre, ou pas, un buvard de LSD — non sans faire écho au choix qui se présente à Neo de prendre la pilule bleue ou la pilule rouge dans le premier Matrix. Dans le cas où le spectateur accepte, les décors se délitent sous les yeux de Stefan et Colin le met au défi de se jeter d’un balcon pour prouver la facticité du monde dans lequel ils évoluent. La révélation du mensonge n’est toutefois jamais synonyme d’une sortie de la prison que forme la fiction : s’il meurt, c’est la fin de la partie, et si Colin décède, Stefan continue sa route. En ce sens, les murs de la fiction tombant à la fin d’un autre segment de Bandersnatch — celui où Stefan se retrouve au milieu d’un plateau de tournage après avoir commencé à se battre avec sa psy — n’amènent pas non plus le personnage à prendre véritablement conscience de sa facticité. Au surgissement du générique de fin, celui-ci est toujours convaincu d’être le jeune homme qui, en 1984, s’est réveillé pour entreprendre le développement d’un jeu vidéo. Face à sa propre incapacité à explorer pleinement l’envers du décor sans se cantonner à envoyer des signaux réflexifs à son personnage ou à son spectateur, Bandersnatch ne conserve que l’auto-commentaire de cette facticité sans jamais en proposer le déchirement. Le milieu carcéral qui revient dans plusieurs fins de l’épisode s’avère ainsi lourd de sens. Contrairement à Neo et à sa révolte contre l’oppression menée par le biais virtuel, Stefan et le spectateur demeurent des pions incapables de se réapproprier les possibilités de la fiction pour les retourner contre son créateur. Comme toujours chez Brooker, le monde numérique est une prison dont il reste le fidèle chien de garde.