Doctor Sleep de Mike Flanagan n’est pas seulement l’adaptation du livre du même nom de Stephen King, dont le personnage principal est le petit Danny de Shining, désormais adulte : il est aussi la suite directe du film de Kubrick, vis-à-vis duquel King n’a jamais caché son mépris. Ce choix apparaît somme toute évident, tant l’adaptation de 1980 occupe aujourd’hui une place plus importante que le roman dans l’imaginaire collectif. L’hôtel Overlook est devenu l’équivalent de l’étrange bloc noir de 2001 : un monolithe du cinéma horrifique, c’est-à-dire un point centrifuge auquel on ne cesse de revenir, mais aussi un héritage un peu encombrant qui fait l’objet d’une déférence souvent béate. À la fin de Doctor Sleep, et contrairement au roman, Danny Torrance (Evan McGregor) revient dans l’hôtel hanté, qui apparaît comme un mausolée où sont reproduites quelques images frappantes du film d’origine : l’avancée vers l’hôtel vue d’un hélicoptère, l’effusion de sang qui s’écoule de l’ascenseur, la porte brisée par la hache, la femme dans la baignoire, etc. Autrement dit, de Shining, le film ne garde en fin de compte que certains fétiches, figures et visions, sans reprendre ce qui faisait le sel de la mise en scène de Kubrick (son rapport à l’espace, sa manière de différer jusqu’à un point d’incandescence la coupe), ni en repensant l’Overlook comme un terrain de jeu à partir duquel réinventer une toute autre scénographie (comme, par exemple, Ready Player One dans la séquence où les personnages visitent le film).
Le fond de l’imaginaire
Si la manière dont le film cherche à s’inscrire dans les pas de Shining est l’une des raisons de son échec, il n’en demeure pas moins qu’elle fait aussi son intérêt. Doctor Sleep est un film d’horreur étrange à plus d’un titre, tout d’abord parce qu’il substitue à l’un des horizons traditionnels du cinéma horrifique, à savoir le surgissement de l’impensable (ou de ce que Lovecraft appelait dans ses nouvelles « l’indicible »), des images au contraire familières et attendues. Le point de tension le plus fort du film tient peut-être ainsi dans ce moment où, dans la nuit, les notes de la partition de Shining retentissent alors que la voiture à bord de laquelle se trouve Danny longe comme trente ans plus tôt le lac proche de l’Overlook. Tout l’horizon horrifique du film consiste d’ailleurs à d’abord refouler les figures de l’hôtel (dans l’inconscient de Danny, qui emprisonne mentalement ses fantômes), pour mieux, le moment propice, les libérer toutes en même temps. C’est là que se joue l’autre curiosité de Doctor Sleep, au sein de la partie qui concerne plus directement l’intrigue principale du roman, où une étrange confrérie traque des enfants dotés du shining pour dévorer leur « vapeur » (leur énergie magique). Ces tueurs d’enfants ne sont pas très effrayants, à l’inverse de l’hôtel, qui s’affirmera comme le véritable antagoniste, mais ils se révèlent pour autant le moteur d’une mise en scène proprement fantastique, en cela qu’ils révèlent par leurs pouvoirs la doublure secrète du monde, son envers caché et fantasmagorique.
Or, cette doublure est comprise de deux façons bien distinctes : il s’agit à la fois de l’espace mirifique qui se trouve derrière le miroir, sur le mode de la « zone » du Orphée de Cocteau, et d’une réplique, à l’image de la petite reproduction miniature de la ville qui se trouve au centre de la bourgade où Danny s’installe au début de l’intrigue. Une scène, probablement la plus réussie du film, résume assez bien ce mouvement : Rose (Rebecca Ferguson) traque mentalement Abra (Kyliegh Curran), la petite fille dotée du shining que Danny va chercher à protéger. Dans un plan qui rappelle étrangement les séances de méditation du dernier film de Jean-Claude Brisseau, Que le diable nous emporte, la prédatrice est allongée dans le néant du cosmos, avant que son corps ne se mette face à la Terre, qu’elle contemple de haut. Son avancée vers la demeure de l’enfant prend la forme d’une plongée vertigineuse, jouant sur un décalage entre la verticalité de la descente et l’horizontalité de ce corps guidé par les lumières qui innervent le globe terrestre enveloppé par la nuit. Reste que ce voyage astral, qui mène jusqu’à la chambre mentale d’Abra, s’achève sur un renversement où la fillette pénètre l’inconscient de Rose, figuré platement comme une bibliothèque dont on peut ouvrir les tiroirs et consulter les fiches. La doublure renferme donc en fin de compte un imaginaire prosaïque (cf. le rôle des « boîtes »), celui-là même qui constitue parfois l’une des limites des mondes kingiens. Là où Shining s’apparentait à un dédale tortueux, Doctor Sleep se présente plutôt comme un coffre dont le fond renferme des images et visions sans mystère. Si le film ne dépassera pas cet écueil, il n’en ménage pourtant pas moins un certain intérêt, lorsqu’il s’attèle, ici et là, à figurer l’ouverture de sa malle imaginaire, et la plongée vers ces images qui ne demandent qu’à revenir à la surface.