Il est parfois de ces succès cinématographiques qui dépassent les attentes et qui affolent les spécialistes. Pourquoi Ça, adaptation d’un roman culte de Stephen King, déjà transposé en mini-série de piètre qualité dans les années 1980 (mais qui, au gré de ses innombrables diffusions, a traumatisé toute une génération de gamins), cartonne-t-il autant au box office américain ? Andrés Muschietti, déjà réalisateur d’une étonnante petite série B horrifique avec Jessica Chastain (Mama) parvient à composer avec un cahier des charges bien rempli et à faire de Ça un peu plus qu’une simple machine à cash. C’est que le réalisateur et ses producteurs ont tiré quelques leçons des échecs de ces dernières années. Les remakes et sequels des classiques de l’horreur des années 1970 – 1980 se sont succédé sans grand succès (des Griffes de la nuit à Vendredi 13, en passant par Carrie, Evil Dead, Massacre à la tronçonneuse, The Thing ou encore Poltergeist), les adaptations de Stephen King n’inspirent plus grand-monde (voir le tout récent La Tour sombre) et Hollywood produit de l’épouvante à la pelle en oubliant un principe fondamental : faire peur.
Les gamins aux vélos
Ça est un sympathique hybride, un pur produit habilement marketé qui exploite au maximum la nostalgie pour la mini-série originale (bien plus que pour le livre de King) mais a suffisamment de cœur et de respect pour ses personnages pour ne pas sombrer dans le recyclage cynique et désincarné d’une madeleine pop. Force est de reconnaître que le timing est parfait : six ans après l’hommage de J.J. Abrams à Spielberg (Super 8), les mini-héros en BMX, dignes héritiers des copains de E.T. et des Goonies, sont de retour : de la série Stranger Things (dont on retrouve un des jeunes comédiens ici) aux mômes de Ça, ce sont les mêmes enfants, au seuil de l’adolescence, qui doivent faire face à des forces surnaturelles qui leur veulent du mal. Andrés Muschietti a déplacé l’action du bouquin des années 1950 aux années 1980 : les héros ont donc l’âge des spectateurs de la série lors de sa première diffusion, et les références à la culture pop de l’époque (entre autres : Gremlins, L’Arme fatale, les New Kids on the Block et Molly Ringwald) abondent. L’emballage est parfaitement étudié, à la limite de la saturation ; pourtant dès son impressionnante scène d’ouverture, Ça réussit à convaincre.
Dans une petite bourgade paisible du fin fond des États-Unis, un jour de pluie, deux enfants jouent. L’aîné a fabriqué un bateau en papier pour son adorable petit frère, qui s’empresse d’enfiler son ciré jaune pour le faire voguer dans le caniveau. Las, le bateau glisse dans une bouche d’égout. L’enfant tente de le récupérer et se retrouve nez à nez avec une présence maléfique, qui a pris l’apparence d’un clown nommé Pennywise (bon courage aux coulrophobes qui tenteront de voir le film : l’interprétation de Bill Skarsgård a de quoi alimenter de nombreux cauchemars). La suite est à la fois prévisible et inattendue. L’enfant sera la première victime du monstre, mais la frontalité de la scène, d’une violence aussi sèche que redoutable, sidère parce qu’elle brise un des derniers tabous d’Hollywood : on ne touche pas aux enfants, et si l’histoire l’exige, cela reste hors champ. L’effet produit par la scène évoque, toutes proportions gardées, l’ouverture du premier Scream, où Drew Barrymore, seule star du film, finissait éviscérée et pendue. Andrés Muschietti donne le ton : si vous êtes venus pour avoir votre part de nostalgie, elle risque bien de vous rester en travers de la gorge.
La fin de l’enfance
La scène est d’autant plus terrible que le réalisateur parvient, en quelques secondes, à rendre crédible l’amour et la tendresse entre les deux frères. La justesse des caractères, la fragilité et l’immédiate sympathie que dégagent l’ensemble des personnages sont l’autre grande réussite du film, qui s’inspire avec succès du Stand by Me de Rob Reiner (autre adaptation culte d’un roman de Stephen King). Ça est le récit d’une bande de pré-ados mal dégrossis, mal aimés, chahutés par plus forts qu’eux, peu à l’aise avec ce que le monde leur impose, beaucoup trop tôt et beaucoup trop vite (pêle-mêle : le deuil, l’inceste, le harcèlement, les premiers émois sexuels, la peur de la maladie et de la mort). Le clown Pennywise est rien moins que l’incarnation des terreurs de l’enfance : il n’y a pas vraiment de mystère autour des intentions du vilain croque-mitaine, qui perd peu à peu en intensité après deux premiers tiers réellement terrifiants (le film n’est pas avare en jump scares, les amateurs en auront pour leurs frais). C’est un peu dommage : le film fonctionne mieux quand il confronte individuellement ses petits héros aux différentes incarnations du monstre, en une série de scènes de bravoure parfois réellement insoutenables qui font finalement moins penser à un remake de Ça qu’à une nouvelle adaptation des Griffes de la nuit. Mais le scénario se traîne en longueur et, curieusement et malgré toute l’empathie que l’on peut éprouver pour les personnages, le film perd de sa force au moment précis où ses jeunes héros en gagnent. Sans se délecter du plaisir masochiste de voir des enfants se faire brutaliser par un clown sanguinaire, la beauté du film réside moins dans le triomphe de ses jeunes victimes face à l’adversité, que dans les scènes où le démon les oblige à regarder leurs peurs en face. Là, dans ses habits rutilants de superproduction hollywoodienne, Ça se coule dans une noirceur asphyxiante, assez peu commune dans un film de ce genre, et parvient à mêler dans le même mouvement les plaisirs innocents du train fantôme et l’angoisse inouïe propre à la mélancolie adolescente. Au-delà de la nostalgie pop et du marketing bien étudié, l’immense succès public de Ça trouve peut-être son explication dans sa capacité à rendre palpable ce malaise universel, entre les éclats de rires et les cris de terreur.