Après avoir raconté tour à tour l’histoire du lynchage d’un innocent (Furie), puis les tentatives d’échapper au crime d’un délinquant (J’ai le droit de vivre), Fritz Lang revient sur le thème de l’impossible intégration du criminel au sein de la communauté. Casier judiciaire, qui clôture ce cycle, constitue une réflexion inégale mais digne d’intérêt sur les fondements et les manques de la démocratie. Repris de justice, Joe et Helen travaillent tous deux chez Morris, un grand magasin dont le patron ne recrute que des ex-détenus afin d’en favoriser la réinsertion. Le mouvement qui traverse la trilogie renvoie à la part d’ombre de l’âme humaine autant qu’il permet la formulation d’une critique radicale de la machine judiciaire, de la corruption du politique et de la manipulation des médias. Plus précisément, ces trois films examinent de l’intérieur les dérèglements d’une société procédant à la spoliation des droits fondamentaux de l’individu. Au cœur de ce triptyque, l’homme libre, affranchi de son statut de prisonnier mais dans l’impossibilité de jouir d’une citoyenneté entière et reconnue de tous, n’est plus voué qu’à l’errance.
L’exilé derrière le citoyen
Dans un essai s’intéressant à la réflexion de Bertolt Brecht sur la guerre, Georges Didi-Huberman définit la complexité du positionnement qu’implique l’exil : « Telle est, après tout, la position de l’exil, quelque part entre ce qu’Adorno appelait la « vie mutilée » (là où cruellement nous manque le contact) et la possibilité même d’une vie de la pensée (là ou, dans le regard même, nous requiert la distance) ». Le philosophe évoque un phénomène au sein duquel le paradoxe est nécessaire et décrit un mouvement d’attraction et de répulsion. On retrouve ce principe à l’œuvre dans les films évoqués, à l’image de la scène de retrouvailles des amants dans J’ai le droit de vivre. Trois gros plans organisent la rencontre : les amants s’embrassent, les corps se touchent et les visages se caressent à travers les barreaux d’une cellule alors que celle-ci demeure ouverte. La porte constitue un obstacle métallique intrinsèquement négatif annulant l’idée d’un retour à la vie suggérée par la sortie de prison. La scène cristallise l’ambiguïté qu’évoque Didi-Huberman, l’exil est pour le personnage d’Henri Fonda et de Sylvia Sidney un « mouvement d’approche autant qu’écart : approche avec réserve, écart avec désir. Il suppose un contact, mais il le suppose interrompu, si ce n’est brisé, perdu, impossible jusqu’au bout ».
Le paradoxe dont fait mention l’essayiste se déploie avec une tout autre subtilité dans Casier judiciaire par le biais d’une scène musicale amorçant la romance. La barrière que constituait la grille dans J’ai le droit de vivre disparaît en faveur d’un autre principe de symétrie : le personnage d’Helen se présente comme un double de Joe, un alter ego féminin. On la voit dans le plan se tenir à ses côtés, légèrement en retrait, dans une position de soutien et d’écoute. Cette dernière contribue à la mise en perspective des problèmes du héros et incarne une figure de morale et d’affection qui s’ajuste continuellement à l’itinéraire de l’homme à qui elle n’ose déclarer son amour. Le principe brechtien du chanter-parler opère alors une intelligente distanciation : une chanteuse (sorte de barde instigateur de la réflexion) évoque lors d’une performance la fatalité de tomber amoureux d’un vaurien, tandis que les mots se superposent à des images fantasmées et exogènes au récit . L’accumulation des registres, la mise en image du chant, la variation des niveaux de réalité entre la fiction et cette greffe stylistique densifient ce que le cadre laisse voir : l’expressivité exacerbée des visages. Le « mouvement d’approche autant qu’écart » qu’évoque Didi-Huberman renvoie cette fois-ci à une double trajectoire mentale : le désir d’être aimé se heurte aux exigences de la remise de peine puisque Helen est en réalité une ex-délinquante qui dissimule que sa liberté conditionnelle lui interdit tout mariage. Émerge dans cette scène toute la maîtrise de Lang à figurer via un quiproquo sentimental la « vie mutilée » dont parle Didi-Huberman, c’est-à-dire le désespoir de l’individu face au manque d’amour de la société. Derrière le désir obsessionnel de Joe d’épouser une citoyenne digne de ce nom (une femme au casier judiciaire vierge) réside plus largement l’espoir d’une union avec la société américaine qui le méprise tant.
Enrayement du dispositif brechtien
Le film tend à l’élaboration d’une distanciation permise par l’insert de petits collages expressionnistes discordants avec le traitement photoréaliste du reste de la production. Cette influence brechtienne, que l’on doit en partie aux trouvailles de Kurt Weil, inscrit le chant comme élément indépendant du film. La fiction peut ainsi procéder à une ouverture sur le politique. Le prologue, par exemple, est un film-essai sur le fonctionnement du capitalisme : pendant qu’une voix-off dit que tout s’achète et se vend, le montage agence entre eux différents objets disparates. Se succèdent alors des bijoux en tout genre, des spiritueux de grandes valeurs, mais aussi des légumes et des produits laitiers puis des biens « immatériels », la culture, l’art, le cinéma. Cette introduction sur le consumérisme accouche toutefois moins d’une fable politique qu’elle ne laisse place à un enchaînement inexorable de faits. La démonstration bifurque vers une romance qui finit par diluer toute la charge sociale du prologue au profit d’une résolution finale joyeuse. L’ébauche de la réflexion sur le capitalisme qui ouvrait le film trouve sa réponse dans une scène comique où Sylvia Sidney expose une démonstration arithmétique prouvant qu’un travail honnête rapporte plus qu’un cambriolage. Cette conclusion par l’absurde compromet la leçon politique et tourne en dérision les gestes de distanciation précédemment proposés par les divers collages. Casier Judiciaire prend la forme d’un raisonnement quasi-comique sur le capitalisme. Cette regrettable maladresse affadit le portrait au vitriol de cette Amérique dévoyée et contrevient à la logique de chute implacable qui plane sur le héros langien.