LE TIGRE DU BENGALE (par Théo Ribeton)
Avant-dernier film – plus exactement, l’antépénultième et le pénultième, puisqu’il s’agit de deux films – de Fritz Lang, le diptyque indien connaît une réputation d’œuvre si hallucinée, si rêveuse, si ensorcelée qu’on croirait voir projetée sur l’histoire de la cinéphilie toute l’hypnose développée dans les entrailles du film. C’est un Everest ; un continent secret du cinéma, dont on ne garde toujours qu’un souvenir à la fois prégnant et incertain : le temps y sourd avec une lente douceur, s’allonge érotiquement sur chaque déploiement de grâce orchestré dans le film, qu’il s’agisse d’une danse, d’une lutte à mort avec un animal (et les deux se confondent dangereusement), tigre ou serpent, ou encore d’un tour de passe-passe. Qui foule cette montagne empoisonnée en ressort si étrangement médusé qu’il en retrouve difficilement les contours. Ainsi se confondent en un seul mouvement de fascination l’itinéraire de l’architecte Harald Berger (Paul Hubschmid) dans les circonvolutions du palais d’Eschnapur, et celui du spectateur, bercé, noyé puis relâché – et peut-être même celui de Fritz Lang, pris dans cette même obsession magnétique pour l’Inde, d’ailleurs territoire d’inspiration d’un autre grand cinéaste européen, Jean Renoir, avec Le Fleuve sorti huit ans plus tôt.
Quand nous découvrons Harald Berger, il ne semble encore qu’un jovial colon. Assis sur un banc de pierre à l’entrée d’un village, il dévisage avec curiosité le manège populaire : jeux d’enfants, travaux agricoles, femmes au puits, soldats en faction. Tous le contemplent avec le même intérêt surpris, jusqu’à ce que soit soudain lancée l’alerte au tigre. Animal-totem d’une élégance absolue, qui donne son titre au film (notons que le titre français a remplacé par « Bengale » la région imaginaire d’Eschnapur), le félin surgira régulièrement dans les creux du récit, comme pour en formuler l’identité animale profonde, la sauvage beauté. Abrité à l’intérieur des murailles du village, tandis que les rugissements se font entendre du dehors, Harald tombe soudainement amoureux de la danseuse Seetha. D’un romantisme arthurien, la rencontre profite, avec le charme de l’interdit, du trou percé dans le mur séparant leurs deux maisons concomitantes. Ils se rendent justement tous deux au palais d’Eschnapur, où lui doit proposer ses services d’architecte, et elle de danseuse cérémonielle – et, bientôt, d’épouse royale malgré elle.
Le Tigre du Bengale jouit d’une palette chromatique d’un lyrisme absolu, où la transe visuelle invoquée par le potentiel hautement hallucinatoire de l’Inde telle que l’imagine – ou plutôt la rêve – Fritz Lang, donne lieu à une exploration presque amoureuse de la couleur, de la lumière, jamais rétive à laisser s’exprimer en jeux d’ombres et de teintes toute l’émotion du récit quand bien même elle jetterait le film dans un trop-plein, une mixture criarde. Criard, le film ne l’est pourtant jamais : le cinéaste emploie un goût d’authentique peintre à embraser les pigments sans jamais les faire jurer ; à l’inverse, cette façon étrange et facétieuse d’éblouir l’image ne crée qu’une atmosphère surréelle, et plonge les péripéties, les jeux de passions, de complots politique, dans un bain tout à fait psychotrope.
Les teintes et les lueurs du Tigre formulent d’une certaine façon un sortilège, un maléfice imperceptible : toute la singularité du film réside dans cette façon qu’il a de nous faire pressentir la présence dissimulée d’un autre monde, qui est tout à la fois l’océan intérieur des personnages malmenés par le récit et celui du polythéisme hindou. Ainsi représente-t-il ce cœur, ce noyau secrètement empoisonné, par le biais du refoulé : cette altérité vénéneuse qui coexiste avec le récit, c’est la léproserie cachée dans les caves du palais d’Eschnapur où, dans les moments terrifiants où les personnages la traversent, se joue un véritable film d’horreur, une zombification effarante de l’enchantement du film ; c’est aussi, comme un signal prophétique de toute la douleur qui les attend, le reflet frissonnant des amants dans une fontaine au bord de laquelle ils roucoulent paisiblement : l’eau s’agite soudain, effrayant Seetha qui se jette dans les bras de son soupirant. Lui la rassure : ce n’était qu’une pierre, ou un poisson. Elle : « une pierre, un poisson, ou la main d’un Dieu – c’est l’Inde. ».
LE TOMBEAU HINDOU (par Mathieu Macheret)
Le Tigre du Bengale, premier volet du diptyque indien de Fritz Lang, était celui de l’élan passionnel, de l’échappée amoureuse. Il filait droit comme une flèche à la suite de ses héros, l’architecte Harald Berger (Paul Hubschmid) et la danseuse Seetha (Debra Paget), tous deux drainés au palais d’Eschnapur – l’un pour construire écoles et hôpitaux, l’autre pour remplacer l’épouse défunte du Maharaja, l’atrabilaire Chandra (Walter Reyner) – puis rejetés sur les routes par le feu d’un désir irrépressible, devenu intolérable au souverain qui lâchait à leurs trousses ses meilleurs hommes. Le Tombeau hindou, suite directe, sera le volet de l’enlisement et de la stagnation, de la plongée vers les profondeurs, du creusement plutôt que de la fuite en avant. Nous avions laissé les amants au creux d’une dune, en plein désert, vaincus par la soif et la fatigue, recouverts peu à peu par une couche de sable déposée sur eux comme un linceul. Très vite, l’arrestation de Seetah et la mort présumée de Harald, marquent le repli du récit aux limites du palais, cet espace extraordinaire et dédaléen, efflorescence baroque de matières miroitantes et de motifs sculptés, troué de salles secrètes et de galeries clandestines, dont la première partie avait caressé au passage les nombreux mystères.
Les détours du sérail
Tout à coup, l’aventure au grand air s’interrompt, le drame s’installe et se met à stagner, à tourner en rond, dans un drôle d’énervement obsessionnel. On abandonne brusquement Harald, héros laissé entre la vie et la mort, pour bifurquer sur sa sœur Irene (Sabine Berthmann), qui a rejoint le palais avec son mari, le docteur Walter Rhode (Claus Holm). Irene patiente et ronge son frein dans des tenues voilées, s’évapore dans l’esprit de résignation qui règne en Inde. Le docteur, lui, ne cesse de transpirer, suffoque dans cette atmosphère stagnante, devient irascible et se met à éructer un allemand de crécelle. Une sorte de dérèglement, de trouble, transe ou alanguissement, s’empare de chacun. Chandra les tient sous le brouillard de l’incertitude – Harald est-il toujours vivant ? –, leur ment, les endort et leur dévoile son projet fou de construire un splendide tombeau à Seetah, qu’il tient prisonnière dans des quartiers dérobés. Dans son dos, le prince Ramigani (René Deltgen), frère aîné du Maharaja, conspire ardemment avec prêtres et militaires pour s’emparer du trône. Tout ce petit monde se frôle, le film décrivant un curieux surplace, une sorte de stase suspendue et presque hallucinatoire. Ce ne sont alors qu’allées et venues, messes basses et assemblées secrètes, dans les couloirs et les soubassements d’un palais qui ressemble de plus en plus à une fourmilière, où chacun joue sa partie dans le dos des autres. L’action avance moins en surface qu’en profondeur. L’espace se troue, se creuse, s’étend comme un organe tentaculaire, au fil des excursions de chacun dans les artères du palais.
Une scène hypnotique
Quel est-il, cet étrange palais, sinon le délire même du Maharaja – cet être puissant mais fragile qui varie de la douce contemplation à l’absolutisme tyrannique –, une projection de ses propres rêves ? Il apparaît, dans les quelques plans d’ensemble que Fritz Lang lui consacre, comme un songe sorti des eaux calmes, flottant sur elles, parmi les reflets des nuages et du ciel inversé. Sa forme même est taillée dans les délices de la spéculation et n’existe que pour extraire ses hôtes du monde courant, leur poser un voile de beauté sur les yeux. Les couleurs dansent avec les motifs dans une même ivresse, et il faut à ce titre saluer le splendide travail du Technicolor, qui confère aux teintes et aux matières (marbres, dorures, pierreries) une intensité inouïe et une riche gamme de transparences (du mat au translucide). Cependant, sous les ors et les lambris gisent les catacombes : un arrière-monde sombre et humide (l’eau d’un lac en infiltre les parois) où s’emboîtent les boyaux et cavités, aux reflets glauques (Lang multiplie les lumières verdâtres), gorgé de peur et d’excitation. Peu à peu, on comprend que ces différentes strates creusent un espace mental, un grand réservoir à fantasmes, une scène hypnotique dont la réalité se distingue mal de l’idéalité. L’Inde de Fritz Lang est, avant tout, un territoire de fascination, une grande cage de miroitements, un piège pour le regard.
Phallus dei
À ce titre, figure au centre de ce deuxième volet une scène, la fameuse « danse du cobra », qui fait turbiner à plein régime les mécanismes désirants, provoquant par cela même une puissante sidération. Seetah est soumise au jugement des dieux : elle doit, pour prouver sa pureté, danser une nouvelle fois devant la grande idole de pierre, immense figure dépoitraillée dont les mamelles arrondies surplombent tout le temple. À ses pieds gît un cobra, qui rampe jusqu’à la danseuse : s’engage alors entre ces deux corps, celui érectile de la bête et l’autre dévoilé de la femme, un concours de fascination. C’est une scène que la série B hollywoodienne a souvent reproduite – notamment dans Le Signe du Cobra de Robert Siodmak – mais Lang lui insuffle, par sa charge d’érotisme sadique, une sensualité étourdissante. Le corps de Debra Paget, presque intégralement nu, à l’exception de quelques surfaces scintillantes, qui désignent plus qu’elles ne cachent ses attributs sexuels, est investi d’une densité étonnante : sa rondeur, sa courbure, sa souplesse dessinent une masse presque palpable. Devant elle, le serpent – artifice évident et, par cela-même, fétiche sexuel – oppose la forme d’un phallus brandi, longue tige gonflée de venin et de désir, dont la collerette se déploie doucement. L’assemblée qui assiste à ce spectacle n’est qu’une trame fournie de regard désirants : le Maharaja semble pétri dans une attirance extatique, les yeux rivés sur la danseuse, sans autre geste qu’un léger tremblement, tandis que la grande masse des prêtres, le crâne luisant, se répand en coups d’œil torves et contrits. À ce moment-là, la mise en scène de Lang plonge au cœur de la fascination.
Un absolu de mise en scène
Il est notable qu’à son retour en Allemagne, après vingt ans passés aux États-Unis, Fritz Lang soit également revenu, à l’âge de 70 ans, à des questions d’emprise et de fascination, d’hypnose et de possession, tout droit issues de ses premiers films (dont la série des Docteur Mabuse, qu’il achèvera avec sa carrière par un ultime épisode en 1960). On reconnaît bien évidemment, dans l’exotisme malade et le sentimentalisme du sujet, la patte de Thea von Harbou, ancienne épouse et scénariste du cinéaste, avec laquelle il écrivit certains des plus grands succès de sa première période allemande (Metropolis). En effet, le diptyque indien est un vieux projet, initialement adapté d’un roman de von Harbou, Das indische Grabmal, dont elle et Lang avaient tiré un scénario en 1919, mais dont la réalisation fut alors captée par leur producteur Joe May. À la sortie du nouveau diptyque, près de quarante ans plus tard, celui-ci apparut comme une simple récréation ou, pire, une faute de goût, pour ceux qui étaient encore transis par le souvenir des films américains du cinéaste et leur implacable noirceur sociale. Lang semblait avoir chu dans un kitsch outrancier et des aventures de seconde zone, alors qu’au contraire, il réinvestissait l’esprit sursautant du serial et de la bande dessinée, celui même qui habitait déjà Les Araignées ou Les Espions durant sa période muette. C’est le premier plaisir auquel invite le diptyque, celui des péripéties et des rebondissements, dont la succession provoque un véritable « transport », un survol électrique, une sorte d’éboulement fictionnel. D’ailleurs, ses personnages, auxquels on pourrait reprocher l’univocité, la candeur de caractère, ne sont pas tant des personnages que des vecteurs, de pures énergies pulsionnelles qui font le lien entre les espaces, les situations et les éléments plastiques.
Avec Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou, le cinéma de Fritz Lang renaît dans une pureté renouvelée, expurgée des thématiques sociales et morales qui sous-tendirent ses films américains. Ne reste plus, sous nos yeux et les traits d’une Inde fantasmatique, que cette mise en scène libre, souveraine, d’une rigueur et d’une force probablement jamais égalées dans l’histoire du cinéma. Chaque plan témoigne d’une unité de composition époustouflante, ses éléments s’assemblant avec une cohérence si poussée, une franchise si limpide, qu’ils semblent disposés par l’évidence. Tous les gestes, tous les mouvements se combinent à un tel degré de clarté qu’ils semblent répondre à un seul et même élan cosmique, à une loi universelle. Cette simplicité grandiose, cette droiture magnifique n’est pas gratuite. Elle nous parle. Que nous dit-elle ? Elle nous dit, justement, l’inévitable, l’implacable, l’absolue nécessité de ce monde qui s’organise au-devant de nous, sur l’écran. Elle nous rappelle une chose, simple comme bonjour : que le destin de l’homme, ballotté de bout en bout par ses désirs, est inscrit tout entier dans la chair de la nature.