En 1945, fort de son premier véritable succès américain, La Femme au portrait, Fritz Lang peut produire lui-même avec le même trio d’acteurs un remake qui lui tient à cœur, celui de La Chienne de Jean Renoir, un cinéaste que Lang admire tant et si bien qu’il adaptera un autre de ses grands succès quelques années plus tard, La Bête humaine, sous le titre Désirs humains. La Rue rouge n’est cependant pas la pâle copie hollywoodienne du chef d’œuvre naturaliste français à laquelle on aurait pu raisonnablement s’attendre. Le film s’inscrit au contraire parfaitement dans l’univers langien, toutes périodes confondues.
Un vieil employé de banque, Christopher Cross, marié à une horrible harpie, rencontre un jour de pluie une prostituée, Kitty, dont il tombe éperdument amoureux. L’amant de la jeune femme, pensant que ce ridicule admirateur est un riche et célèbre peintre, pousse Kitty à se faire entretenir et à profiter de la crédulité de Chris. Celui-ci tombe alors dans un engrenage fatal: par amour, il ment, vole, et lorsque la vérité lui saute enfin aux yeux, tue.
Le scénario original de La Chienne ne pouvait que séduire Fritz Lang qui, arrivé aux États-Unis en fuyant le nazisme, était devenu l’un des maîtres du film noir hollywoodien. Les archétypes du tragique trio amoureux sont posés dès le départ: Kitty, la femme fatale habillée de noir au sourire hypocrite et carnassier; Chris Cross, la stupide mais consentante victime d’une machination à l’issue presque prévisible; et Johnny, le maquereau insensible et violent, dont l’immoralité n’est dictée que par l’appât de l’argent. La Rue rouge présente une vision très noire de l’humanité, où chaque personnage tombe toujours plus bas dans la vilenie, entraînant les autres dans son sillon. La morale, très langienne, résulte dans une conclusion pour le moins pessimiste: chacun mérite à des degrés différents le malheur que le sort finit par lui réserver, la dissimulation avérée étant punie de mort ou de culpabilité éternelle.
Comme le remarque Serge Chauvin, maître de conférences à Paris-X dans la passionnante (et presque auto-suffisante) analyse du film présentée en supplément du DVD, La Rue rouge suit différentes thématiques qui brossent le tableau tragique d’une société en perdition. Celle de l’aveuglement d’abord: celui de Chris, un homme minable et sans intérêt, qui refuse de voir l’évidence (comme lorsqu’il cache ses yeux après avoir frappé l’homme qui agressait Kitty lors de leur première rencontre), et que Lang accuse d’une coupable naïveté. Marié malheureux et solitaire, n’ayant sans doute jamais connu d’intimité avec une femme (son épouse acariâtre se refuse à lui), Chris réagit comme un adolescent attardé, prêt à tout pour atteindre un bonheur qu’il croyait (à raison) inaccessible. Le personnage, magnifiquement interprété par Edward G. Robinson (ersatz américain parfait de Michel Simon), n’est pas pour autant une victime innocente et irresponsable: cette ambiguïté de la nature humaine proposée par Lang est évidente également dans le personnage de Kitty, qui se résout à employer des moyens qui la dégoûtent profondément par amour (aveugle, bien entendu). Bien et Mal coexistent dans chacun des personnages, dont la faiblesse (ou la paresse, justement trait de caractère associé à Kitty) inhérente à leur personnalité les fait tomber plus rapidement du côté obscur, plus attrayant, plus simple au fond.
Deuxième fil rouge du film, celui du mensonge. Le mensonge par omission le plus souvent (Chris ne dit jamais à Kitty qu’il est un peintre célèbre, mais préfère le lui laisser croire, sans imaginer quelles vont en être les conséquences; Kitty sous-entend une forme de respectabilité en se faisant passer pour une actrice), est associé dans le film à une ironie tragique. Serge Chauvin souligne ainsi dans son analyse que quelle que soit la force de la vérité clamée par les personnages, elle n’a jamais autant de poids que leurs mensonges (la scène du procès de l’assassin présumé mais innocent de Kitty, est pour cela exemplaire), surtout si ce mensonge est une fausse vérité à laquelle le personnage croit dur comme fer. Seul le spectateur du film, qui voit et entend tout, est capable de dénouer les fils de l’intrigue et d’en mesurer toute l’horreur. Pour la société de La Rue rouge, Kitty restera dans les mémoires comme l’auteur de tableaux qu’elle n’a jamais peints; Johnny sera mort pour un crime qu’il n’a pas commis; et Chris, considéré comme fou, ne pourra pas atteindre la rédemption qu’il réclame en se livrant à la police comme le véritable meurtrier.
L’intérêt supplémentaire de La Rue rouge est de ne pas être un simple remake copié-collé de La Chienne. Au-delà de la mise en scène, plus « irréaliste » et expressionniste là ou Renoir se voulait naturaliste, les contingences historiques, liées notamment à la censure du code Hays, ont obligé Lang à aseptiser (ou plutôt à sous-entendre) quelques traits du film original, à commencer par le titre (trop vulgaire pour Hollywood) et le fait que Kitty soit une prostituée. Dans La Rue rouge, la jeune femme est présentée comme un ancien mannequin trop paresseuse pour continuer à travailler. La censure s’y méprit peut-être (pas tant que ça néanmoins puisque le film manqua d’être soumis à des coupures lors de sa diffusion en salles, fait exceptionnel à l’époque), mais pas le public, d’hier comme d’aujourd’hui. Pour preuve, la scène extrêmement troublante où Kitty lance à Chris un « peins-moi ! » en lui tendant pied nu et vernis à ongles, tout en ajoutant d’un air gourmand: « ce sera ton chef d’œuvre ». Osé ! Mais la différence la plus notable d’avec le chef d’œuvre de Renoir réside dans le final: là où le réalisateur français montrait dans un terrible cynisme comment le personnage de Michel Simon n’éprouvait aucun remords envers son crime, Lang, dont le moralisme de l’œuvre est prégnant, se refuse à ce que le meurtrier n’écope jamais de la punition méritée. Il laisse donc Chris Cross à la pire des culpabilités: intérieure, infinie, et donc insurmontable.