Alors qu’un journaliste est assassiné dans sa voiture, le commissaire Kras reçoit l’appel d’un voyant, Peter Cornelius, qui l’avertit du crime. L’assassinat s’avère être le dernier cas d’une suite de meurtres non résolus, dont le seul point commun tient au fait que les victimes aient fréquenté l’hôtel Louxor, et à un modus operandi qui rappelle étrangement celui du Docteur Mabuse, génie du mal ayant sévi avant l’arrivée des nazis au pouvoir, une trentaine d’années auparavant.
Tourné en 1960 après le retour en Allemagne de Fritz Lang, Le Diabolique Docteur Mabuse est le dernier film de sa carrière. Si le cinéaste n’a nullement choisi de conclure son œuvre sur ce film (sa retraite a plutôt des airs de renoncement, devant l’impossibilité de mettre en place d’autres projets), un tel retour aux sources n’en est pas moins significatif. Lang revient en effet sur un personnage qui a jalonné son œuvre, ses trois Docteurs Mabuse (quatre, si l’on considère que le premier film était diffusé en deux épisodes) s’échelonnant de 1922 à 1960. Les méfaits du Docteur ont en effet constitué, pour le cinéaste, un biais privilégié lui permettant d’explorer les crises de ces époques successives : spéculation boursière durant la République de Weimar dans Docteur Mabuse le Joueur (1922), projets de domination étayés par des slogans explicitement nazis dans Le Testament du Docteur Mabuse (1933), terreur nucléaire et espionnage dans ce dernier volet, tourné au sein d’une Allemagne coupée en deux.
Après le Testament
La virtuosité formelle du Testament du Docteur Mabuse, avec son jeu sur les spectres et la folie, cède ici la place à l’épure d’un monde mécanisé, où ce n’est plus l’hypnose, mais la surveillance qui constitue le véritable danger. Le film rend cette transition manifeste : en dissimulant son antagoniste derrière le masque du medium Peter Cornelius et ses yeux blancs d’aveugle, Lang renonce au regard fascinant de son anti-héros, qu’il remplace par le réseau de caméras installé au sein de l’hôtel Louxor. Ce sont là les « mille yeux » du Docteur Mabuse qui donnent son titre original au film.
Privilégiant l’intrigue policière à la veine plus fantastique de ses premiers opus, le réalisateur dissipe le surnaturel et va jusqu’à démystifier l’aura dont il avait pourvu son anti-héros. Cornelius apparaît vite comme une supercherie aux yeux de ceux-là même qu’il essaie de manipuler, au point de se faire traiter de charlatan par l’assureur Mistelzweig. Le vrai lieu du pouvoir n’est donc pas le cabinet constellé d’étoiles et de symboles, autant empruntés à l’astrologie qu’à la mythologie égyptienne, mais l’hôtel Louxor, construit par les nazis dans le but d’espionner les diplomates, et que Mabuse n’a fait que s’approprier. Derrière le côté fantasmagorique du « génie du mal », la référence historique, elle, est on ne peut plus concrète.
Retrouvailles
Cependant, il faut aussi souligner, au-delà de l’acuité avec laquelle Lang actualise Mabuse, la part de plaisir qui s’inscrit dans ses retrouvailles avec son personnage fétiche. Alors qu’il pourrait s’en tenir au registre du fantastique et de l’angoisse, le réalisateur choisit le genre policier, qu’il investit d’une richesse de tons inattendue. Ainsi le commissaire Kras, malgré sa dégaine bonhomme et son sens de l’humour, n’en voit pas moins mourir son assistant sous ses yeux à cause d’un téléphone piégé. L’inverse a aussi lieu dans certains segments hautement satiriques, comme lors de la tentative de suicide de Marion Menil du 14ème étage de l’hôtel, qui attire des journalistes venus profiter de l’occasion (« pour une fois que quelqu’un se jette du quatorzième !»), ainsi qu’une foule de badauds dont l’un s’exclame, une fois la jeune femme sauvée : « heureusement, cela aurait ruiné ma digestion !»
On sent ici la quête de dynamisme qui anime le réalisateur, aussi bien dans les retournements de ton et d’intrigue que dans un montage qui privilégie l’association, la mention d’un personnage étant régulièrement suivie de son apparition dans la scène qui suit. Derrière le plaisir du genre, on retrouve donc un plaisir de la forme, alors que Lang cite explicitement le Testament dans le segment initial du film, où les sbires de Mabuse exécutent un journaliste en lui tirant dessus à un feu rouge depuis une voiture placée derrière la sienne. Les modalités de la scène restent les mêmes, y compris le magnifique plan final où, une fois le feu redevenu vert, la voiture reste immobile alors que les autres reprennent leur course. Cependant le passage est transformé par la « vision » de Cornelius qui en fait le récit au commissaire alors qu’elle se déroule. Le choix d’inscrire une telle scène en début de film témoigne de l’intelligence avec laquelle Lang parvient à renouveler son écriture.
Redonner vie à cet anti-héros permet au cinéaste d’explorer son œuvre tout en menant une réflexion renouvelée sur les dangers qui guettent l’Allemagne où il fait son retour. Le protagoniste maléfique se fond ici dans le décor oppressant de l’hôtel Louxor et au rêve nazi qu’il continue d’incarner, depuis ses souterrains à l’allure de bunker jusqu’aux portes vitrées qui permettent d’espionner les chambres voisines. Parallèlement, Mabuse cesse d’être le fantôme qui hantait les rêves du Docteur Baum dans le Testament, pour devenir un spectre mécanique, une voix circulant entre les différents monitors et stations radios de l’hôtel. À l’image de ses mille yeux, c’est moins la réalité de l’immortel Mabuse (ou du Troisième Reich) qui compte ici, que le fantasme qu’elle continue d’exercer, la concrétisation de ses rêves par d’autres protagonistes et d’autres moyens. Le spectateur est mis en garde : le véritable génie du mal est celui qui perpétue autant son nom que ses projets.