Troisième et dernier volet d’une série d’articles consacrée au level-design dans le jeu vidéo.
Si Control, sorti l’été dernier, reste un jeu par endroits inégal, misant un peu trop sur le côté cryptique de son intrigue et de son atmosphère, son principal mérite est de poser une question fondamentale dans le jeu vidéo : qui détient le contrôle de la partie ? Est-ce le développeur qui, comme le Dieu immanent chez Leibniz, modélise le jeu et dicte le cours du récit pour mener le joueur le long d’une marche forcée ? Ou bien est-ce le joueur qui, manette en mains, contrôle son avatar et l’environnement avec lequel il interagit pour modifier la dynamique du jeu dans son ensemble ? Comme le montre son titre, Control ne lésine pas sur les moyens, qu’ils soient thématiques, formels ou ludiques, pour redynamiser le genre quelque peu éculé du jeu de tir à la troisième personne. Les personnages secondaires rappellent régulièrement à Jesse, l’héroïne du jeu partie à la recherche de son frère disparu dans un immeuble labyrinthique nommé l’Ancienne Maison, qu’elle n’est ni plus ni moins qu’une « marionnette », un pion au service d’un système global dont elle ne peut saisir les contours. Jesse est pourtant vite nommée à la tête du Federal Bureau of Control (FBC), l’agence qui a élu domicile dans la mystérieuse bâtisse, en qualité de « director ». Celle-ci a de surcroît la possibilité de contrôler des objets dans l’Ancienne Maison à l’aide d’un pouvoir télékinétique, en plus de défier les lois de la gravité par la lévitation. Dans les couloirs de cet immense bâtiment menacé par un dangereux virus, Jesse détient le contrôle au même titre qu’elle est contrôlée : comme le joueur, elle est autant pion que director. C’est que le jeu vidéo est ici envisagé comme un art de la manipulation où le contrôle est donné en partage au développeur et au joueur, l’un et l’autre décidant conjointement de la façon dont le jeu se déploie et s’organise. Reste qu’en dépit de la singularité supposée de chaque expérience ludique – et à condition de laisser de côté les détournements, mods, et autres bacs-à-sable – la plupart des jeux vidéo restent pourtant, dans les faits, à peu près les mêmes pour tout le monde. Dirigiste et composé de séquences scriptées du début à la fin, Control n’échappe pas à cette « limite », mais il fait justement de la question du contrôle l’horizon d’une trajectoire ludique, pleinement aboutie, qui trouve dans le level-design un terrain d’expression privilégié.
Brutalismes
Comme on l’a vu avec The Last Guardian, le level-design est souvent affaire de béances et de failles dans l’espace. Mais comment pourrait-il « poser » formellement la question du contrôle ? Premier élément de réponse : l’absence relative d’ornements dans celui de Control permet de mettre à nu les contours de l’espace de jeu. En effet, l’architecture brutaliste qui compose la majeure partie de l’Ancienne Maison a pour conséquence directe de montrer l’environnement comme un amoncellement de blocs et de surfaces sans aspérités, évoquant l’aspect du level-design au moment de sa modélisation – une étape antérieure à l’ajout des textures graphiques, des couleurs et des objets décoratifs, lors de laquelle l’espace est généralement blanc et dénué d’agréments. Avec ses décors en béton brut tout en surfaces lisses, disposés selon des modèles symétriques où règnent les droites parallèles, on pourrait dire que Control, à la manière d’un NaissanceE ou d’un Portal, donne à voir la matière concrète de l’environnement ludique. Il faut dire que le jeu, derrière son intrigue nébuleuse et énigmatique, tend à montrer les choses pour ce qu’elles sont littéralement. Les « niveaux » correspondent ainsi aux étages de l’Ancienne Maison, les vidéos en guise de tutoriels émanent directement de télévisions ou de projecteurs disposés dans les bureaux, tandis que, dans la cinématique d’introduction, il est fait mention d’un poster dissimulant un double-fond, mais qui ne cache en vérité que le mur de béton lui servant de support.
Dans cette perspective où les éléments du jeu tendent à dévoiler leur vraie nature, l’espace ludique prend tantôt la forme d’un lieu de travail, optimisé pour le labeur et l’accomplissement de tâches par le joueur-employé, tantôt celle d’une immense prison, où le déplacement se limite aux espaces autorisés par les développeurs-geôliers qui dictent les règles du jeu. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit vite question, dans le monde oppressif de Control, d’environnement carcéral et de panoptique. Au milieu de l’aventure, le joueur doit traverser une prison conçue d’après ce modèle architectural initié par les frères Bentham à la fin du XVIIIᵉ siècle, qui deviendra chez Michel Foucault puis Gilles Deleuze une métaphore de l’organisation sociale dans son ensemble. En allant au-delà de l’emprisonnement physique des individus, l’approche deleuzienne du panoptique s’avère particulièrement intéressante dans le cas qui nous intéresse, puisqu’il s’agit de considérer ce dispositif comme le principe au fondement de toute société de contrôle – celle où une instance (le gardien) dicte une conduite à une multiplicité d’individus (les prisonniers). De fait, il est possible d’appliquer cette lecture au jeu vidéo, où le développeur guide et finit par imposer une conduite à une multiplicité de joueurs.
Outre cette présence directe du panopticon, dans lequel – détail significatif – ce ne sont pas des corps mais des artefacts du quotidien qui sont enfermés et surveillés, tout renvoie à cette vision ordonnée et contrôlante de l’art vidéoludique. On peut penser à cette architecture brutaliste et à l’éclairage, disposé verticalement, qui écrasent respectivement le joueur, ainsi qu’aux nombreuses caméras de vidéosurveillance qui jalonnent le bâtiment, à la bureaucratie mise en scène durant l’ensemble du jeu (open spaces, paperasse, portes à ouvrir à condition d’avoir le rang hiérarchique suffisant, aller-retours incessants, etc.) ou à la stratification du level-design, qui reproduit des codes bien connus consistant à influencer tacitement le joueur dans ses actions et ses déplacements. L’espace ludique de Control se compose ainsi d’aires de combats plus ou moins larges, reliées par des couloirs étriqués, des buffer zones à peine cachées (un nombre important d’ascenseurs) et une multitude de goulots d’étranglement (un resserrement de l’espace en forme d’entonnoir). Quant aux détails nichés dans l’espace, qu’il soit question d’un panneau directionnel, d’un petit faisceau lumineux ou d’un élément coloré, tous participent à un principe général d’affordance, avec pour objectif de proposer une progression plus intuitive tout en réduisant l’exploration du joueur à un parcours fléché. En règle générale, l’Ancienne Maison a tout l’air d’un antre tentaculaire dont la carte, organisée selon différents niveaux aux noms évocateurs (Containment, Maintenance, etc.), indique un lieu où le contrôle du joueur s’opère principalement par l’espace. C’est par là le fonctionnement interne du monde ludique qui est à son tour mis à nu : on en voit les rouages, on en discerne les règles et on mesure son autorité au fil d’une expérience qui ne dissimule jamais sa tendance despotique.
L’ordre et le chaos
Malgré un level-design écrasant et suffoquant, Control fait aussi la promesse d’un espace en perpétuelle transformation. L’Ancienne Maison est présentée comme un lieu vivant, un environnement dynamique et gigogne, qui possède une organisation singulière fondée sur la mutation de l’espace. Quand le joueur atteint par exemple un point de contrôle pour sauvegarder sa progression, l’environnement évolue sous ses yeux lors d’une rapide cutscene. Systématiquement, les imposants blocs de béton qui occupent la majeure partie de l’espace se rétractent et laissent place aux murs véritables d’une pièce plus lumineuse et aérée. Il en va de même pour les pouvoirs télékinétiques permettant de faire léviter et de projeter des éléments dans l’espace. Pour combattre le virus qui menace l’ensemble de l’agence fédérale (autrement dit, pour remettre de l’ordre dans l’Ancienne Maison), Jesse devient un véritable agent du chaos, l’émissaire d’une joyeuse anarchie graphique où les gunfights et les déflagrations mettent à sac l’arrangement des lieux au point de ralentir régulièrement le framerate du jeu. Les bureaux volent en éclats, les accessoires, les vitres et une partie des murs sont détruits au passage d’un joueur semant le désordre et la destruction, comme pour contrebalancer le sentiment d’ordre installé par l’architecture et mettre dans le même temps à l’épreuve les capacités techniques de la machine.
Les changements dans l’environnement restent néanmoins tout à fait relatifs. D’un côté, l’architecture générale s’avère assez figée, les mutations de l’Ancienne Maison ne dépassant jamais le stade de la dilatation ou de la rétractation des murs. De l’autre, le joueur ne peut pas non plus tout détruire dans les bureaux du FBC : il est seulement possible de contrôler et de détruire des petits objets ou certains pans de l’environnement prévus à cet effet. À l’exception notable du « Labyrinthe du Cendrier », passage le plus marquant du jeu dans lequel le niveau, bien qu’il n’ait pas grand-chose à voir avec un labyrinthe à proprement parler, se recompose dynamiquement au fil de notre avancée, le level-design de Control n’évolue jamais en direct, selon nos déplacements ou nos actions. Celui-ci change au fil du jeu, mais indépendamment du joueur, offrant de plus en plus d’aberrations architecturales (fractales, pyramides renversées, inversion du sol et du plafond, etc.) sans que ce dernier n’ait une quelconque influence sur ces nombreux changements. Par là, le jeu cherche à maintenir un équilibre quant au contrôle du jeu et de l’espace, imposant au joueur un parcours réglé et pré-établi tout en le laissant libre d’en altérer une partie, mais une partie seulement. Tordre les règles du jeu (et de l’espace) sans jamais pouvoir véritablement les briser : c’est en quelque sorte le contrat qu’accepte de signer le joueur avec tout jeu vidéo. Un pacte qui constitue le cœur ludique de Control et fait de son level-design, aussi autoritaire que propice à l’anarchie, sa plus grande qualité.