Sans réhabiliter outre mesure le film de Soderbergh à l’aune du Covid-19, force est de reconnaître la pertinence de sa mise en scène concernant la propagation de l’information. Factuel, peu enclin à l’emphase ou au spectaculaire (« une succession de dépêches AFP », disait-on en 2011), Contagion s’attelle de fait à retranscrire une circulation de nouvelles d’un bout à l’autre du monde. Soit, en premier, une alerte lancée depuis le quartier de Kowloon, à Hong Kong. Puis, au gré d’aller-retours entre l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé, basée à Genève) et le CDC (Centers for Disease Control and Prevention, à Atlanta), un échange d’informations en vue de contrer l’avancée du Mev‑1, un nouveau virus particulièrement létal : projections statistiques, microphotographies, taux de reproduction, itinéraire du patient zéro, etc. Cet échange de données, permis par la technologie (emails, imagerie numérique, moyens de télécommunication), s’accompagne également de contre-informations, propagées en grande partie sur Internet. Ces dernières agissent comme des remèdes face à la censure, mais peuvent tout autant se révéler agents pathogènes au service de la paranoïa collective. À cet égard, le blogueur Alan Krumwiede (Jude Law) tire vite son épingle du jeu, en publiant les images d’une des premières victimes du virus sur son site Internet avant de s’autoproclamer voix du peuple et pourfendeur des lobbies pharmaceutiques. Au mitan du film, une séquence exemplaire donne à voir toute l’importance de cette circulation constante d’informations en temps de crise sanitaire. Tandis que l’épidémie progresse de façon alarmante, un général de l’armée américaine (Bryan Cranston) révèle à un membre du CDC, le Docteur Cheever (Laurence Fishburne), qu’un confinement est sur le point d’être mis en place, déclarant : « nous devons juste nous assurer que personne n’en soit informé avant que tout le monde ne le soit ». Dans le plan suivant, Krumwiede s’administre du Forsythia face-caméra pour soigner son infection. La vidéo est suivie en direct par Cheever, qui téléphone ensuite à sa femme Aubrey (Sanaa Lathan) pour lui signaler l’imminence du confinement. En deux temps trois mouvements, Aubrey appelle une amie et lui avoue à demi-mot qu’elle compte quitter la ville avant sa mise en quarantaine (« je vais te dire quelque chose que tu ne devras pas répéter »). Entre temps, un agent d’entretien a entendu l’appel de Cheever à sa femme, signe que l’information, quel que soit le chemin qu’elle emprunte, finit toujours par se propager. S’ensuivent les répercussions de ces deux scoops plus ou moins étouffés : d’un côté les pharmacies sont dévalisées, de l’autre Mitch Ehmoff (Matt Damon), contrairement à Aubrey, se retrouve bloqué face à un barrage faute d’amis bien placés (images ci-dessous).
Toutes proportions gardées, c’est une situation que nous avons nous-mêmes vécue ces dernières semaines, lors du confinement d’une grande partie de l’hexagone à la mi-mars. Dans ce contexte, s’informer des avancées scientifiques, des mesures prises par les autorités, de la situation dans les hôpitaux ou des chiffres de propagation devient une inquiétante routine, indispensable pour rester à jour vis-à-vis d’une situation évoluant à vitesse grand V. La moindre nouvelle est désormais relayée instantanément, de sorte que l’information apparaît à son tour comme virale, contagieuse, transmissible de foyer en foyer. En France, des mesures gouvernementales semblent même avoir été prises à partir de vidéos et de photos de partagées sur Internet (cf. l’allocution présidentielle du 16 mars : « alors même que les personnels soignants des services de réanimation alertaient sur la gravité de la situation, nous avons aussi vu du monde se rassembler dans les parcs, des marchés bondés, des restaurants, des bars qui n’ont pas respecté la consigne de fermeture »). En pleine escalade médiatique, beaucoup se fantasment au beau milieu d’un film catastrophe, où les survivalistes de tous bords feraient office de néo-prophètes, distillant leurs conseils plus ou moins pertinents sur la toile, à la manière du blogueur de Contagion. Une course contre-la-montre s’organise à plusieurs niveaux : la multiplication des tests face à la propagation du virus, les études statistiques face à l’afflux de patients à l’hôpital, et les exercices de fact-checking face aux fausses nouvelles. Quoiqu’il en soit, tout le monde est pris de court par la situation, dépassé par la rapidité de l’épidémie et des informations qui l’accompagnent.
De l’inertie au non-lieu
Jour après jour, une drôle d’inertie semble s’installer, entre la fixité et l’ennui qui guettent à l’heure du confinement, et la vitesse extravagante à laquelle nous soumet cet événement sans précédent. Dans Contagion, ce rapport à l’inertie durant l’épidémie s’inscrit dans une structure chorale où le montage parallèle devient vecteur de mouvement – permettant de ne jamais figer le récit dans un lieu donné en dépit de personnages parfois cloîtrés chez eux ou cloués à leur lit d’hôpital. On peut être aujourd’hui témoin d’une choralité semblable sur les réseaux sociaux. Durant l’isolement, chacun y va de sa petite chronique, écrite ou vidéo, dans une accumulation de récits enchâssés où s’entrecroisent différentes trajectoires. Expatriés bloqués au Maroc, témoignages de chinois à Wuhan, images d’hôpitaux dépassés en Italie, photos d’aéroports vidés de leurs voyageurs habituels : pour combler la fixité dans laquelle est plongée le monde à l’heure actuelle, les news et les images voyagent à notre place, suivant le modèle du « pendant ce temps… ». Dans cette perspective, on pourrait s’arrêter longuement sur la question des non-lieux que l’on ne fait que traverser, emblèmes de la modernité et principaux foyers épidémiques. Il y en a beaucoup dans Contagion : magasins, aéroports, halls d’accueils, transports en commun, couloirs, salles d’attente, etc. Tous ont pour particularité d’être à la fois un « liant » entre deux blocs narratifs (comme un glissement de doigt entre deux « stories »), et un moteur capable de réinjecter du mouvement à l’écran, loin de l’immobilité dans laquelle s’enferme ailleurs le film (chambres d’hôtels, maisons confinées, salles de réanimation). Par exemple, quand le Docteur Leonora Orantes (Marion Cotillard) apprend dans un aéroport que les vaccins qu’elle a livrés à une communauté hongkongaise sont des placebos, un plan la voit quitter subitement sa porte d’embarquement, avant qu’un second n’oppose à son mouvement (de gauche à droite) celui de Mitch Emhoff (de droite à gauche) dans un centre commercial – autre non-lieu dont les lignes à l’arrière-plan redoublent celles de l’aéroport tout en indiquant la trajectoire empruntée par les deux personnages (montage ci-dessous). À mesure que les figures se déplacent et s’entrecroisent de la sorte dans les mailles du montage, le récit se fragmente et s’éparpille à travers le monde. De quoi rappeler qu’une contamination, de la même façon qu’un film choral, c’est avant tout un mouvement dans l’espace : d’un lieu à un autre, d’un premier corps à un second, et ainsi de suite.
Résistance du flou
L’épidémie progressant en premier lieu grâce au mouvement, la séquence inaugurale de Contagion prend la forme d’une succession d’interactions entre les premiers contaminés et le monde extérieur ; un monde dont les strates et les aspérités, selon leur rôle dans la propagation du virus, apparaissent nettes ou bien dissimulées par un travail important sur le flou de l’image. C’est qu’entre la précision du pixel clair et celui noyé dans une forme de myopie, l’usage volontairement excessif de la courte focale donne à voir des personnages naviguant en zone trouble, à l’aveugle, comme entourés par l’inconnu. Le flou incarne par excellence la menace de ce virus que l’on ne peut pas voir, qui s’infiltre partout et risque à tout moment d’envahir la propreté surfacique de la netteté. Dès les premières minutes du film, plusieurs lignes floues se propagent du visage de la première personne contaminée vers le hors-champ (image ci-dessous à gauche). Plus tard, lorsque Krumwiede prétend être atteint par la maladie, son visage, rendu net par la mise au point, est menacé par le flou d’une diode lumineuse au premier plan, située entre le coin de sa bouche et une importante zone d’ombre (image ci-dessous au centre). Ici, la tache floue correspond à l’éventualité d’une infection virale et, dans le même temps, à la propagation d’une fausse information (le Forsythia comme remède) depuis la bouche du blogueur. C’est sans doute ce que le film creuse de plus intéressant : la contagion (de l’information comme du virus) se jouerait dans la fine frontière séparant un individu d’un autre ; dans le trait, plus ou moins discernable, qui relie l’être en danger au monde qui l’entoure. Lors d’un flashback qui retrace l’itinéraire de Beth Emhoff (Gwyneth Paltrow), la jeune femme apparaît entourée par des taches floues dans un casino à Macao, bouillonnant de vie, de mouvement, et donc de sources potentielles de contamination (image ci-dessous à droite). Observée par les épidémiologistes depuis l’angle d’une caméra de vidéosurveillance – à la texture évidemment pixelisée –, nul ne sait encore par quelles voies elle a pu contracter le virus ; d’autant plus que la scène donne à voir l’organisation d’un jeu de hasard où des mises circulent de main en main, une véritable loterie face à laquelle Beth déclare n’avoir « aucune idée de ce qui “se passe” ». Pour être informé de la provenance du virus, il faut attendre la fin du film, lorsque Mitch regarde avec mélancolie les dernières photos prises par sa femme. Dans l’une d’entre elles, on la découvre aux côtés d’un cuisinier hongkongais. Avec le flash de l’appareil, la rencontre entre deux corps étrangers n’aura jamais été aussi claire et nette. Ce n’est qu’à partir de cette image exempte de flou, aux contours précisés par l’abondance de lumière, que le voile pourra être levé sur l’origine exacte du virus.
Transparence et confinement
Outre ce jeu entre flou et netteté comme reflet d’une possible contamination, Contagion n’a de cesse de convoquer une variété de surfaces transparentes, qui séparent matériellement les êtres de l’extérieur (et donc d’une contamination éventuelle) tout en rattachant leurs corps à l’horizon de la finitude. On songe à ces sacs recouvrant les défunts au pic de l’épidémie, la matière plastique empêchant la mort de se propager tout en la maintenant visible aux yeux des vivants chargés de les enterrer (image ci-dessous à gauche). Ailleurs encore, de nombreuses vitres entourent les personnages dans des bureaux ou des magasins, jusqu’à en faire des figures évanescentes et fantomatiques, en route vers la disparition. Enfin, lorsque Krumwiede traverse une suite de rues désertes jusqu’à croiser plusieurs photos disposées à la mémoire des disparus, le relief sur sa combinaison en plastique forme plusieurs larmes sur son visage, révélant les stigmates d’une douleur enfouie que la surface finit par mettre en lumière (image ci-dessous à droite). Le motif de la transparence devient une affaire de lucidité face à l’épidémie : s’encapsuler pour se protéger de la menace sans pour autant détourner son regard des dégâts causés par le virus. En témoigne l’un des derniers plans du film, où le Docteur Ally Hextall (Jennifer Ehle) adresse un ultime coup d’œil à travers la surface transparente d’un hublot, en direction du laboratoire où est stocké le vaccin contre le Mev‑1 : la crise fait certes partie du passé, mais il n’est pas question de l’oublier.
Cette relation morbide à la transparence préfigure un autre confinement, plus implicite, qui clôt le récit sur une pointe d’amertume. Pour fêter la fin de l’épidémie, Mitch Emhoff organise un bal de promo en invitant le petit ami de sa fille Jory à les rejoindre. Avant son arrivée, Jory ouvre le cadeau offert par son père à l’occasion : une robe de soirée, qu’elle soulève avant de sourire pour la première fois du film. Dans une superbe surimpression – autre affaire de transparence –, les différents seuils qui décomposent le cadre enserrent la jeune fille dans sa chambre, renvoient aux coutures de la robe, puis se superposent avec un plan de la maison familiale vue depuis la rue (images ci-dessous à gauche). Le bonheur fugitif de l’adolescente se manifeste dans les plis d’une geôle domestique, striée d’imposants barreaux, où l’espace quotidien et l’innocence de la jeunesse semblent désormais hantés par une distanciation irréversible avec l’extérieur. De son côté, Mitch s’est lui-même emprisonné, sur-encadré dans le placard de sa propre chambre à coucher, conscient que plus rien ne sera jamais comme avant (image ci-dessous à droite). C’est l’inconnue qui nous attend à l’heure d’un confinement qui ne semble pas tout à fait prêt de s’achever : à mesure que les frontières se ferment et que l’isolement devient loi, comment préserver le lien qui nous unit au reste du monde ?