Les frangins à la dérive continuent de truster les premiers rôles du cinéma américain. Après Good Time, voici Logan Lucky, dont le point commun avec le film de Ben et Josh Safdie est de mettre en scène deux frères bien décidés à conjurer la scoumoune qui leur court après. Avec ce retour à la caméra – qu’il n’a jamais vraiment quittée, nous le disions en 2015 –, Steven Soderbergh lorgne pourtant du côté d’une toute autre fratrie que celle des Safdie et de leurs doubles fictionnels malheureux. Aux frères Coen, il emprunte aujourd’hui un humour vernaculaire savoureux, qui procède d’un sens de l’observation aigu de la faune locale, riche en spécimens d’humanité bousillée. Le décor de son premier long-métrage depuis 2013 est planté en Virginie occidentale et en Caroline du Nord, bastions sudistes de l’Amérique de Trump, à laquelle Soderbergh semble s’adresser sans condescendance, mais sans ménagement non plus. Ici, les personnages sont davantage portés à rire d’eux-mêmes – et nous avec – qu’à se laisser ridiculiser, comme l’illustre à merveille une scène de rixe dans un bar, au cours de laquelle un nouveau riche écope d’une châtaigne pour avoir eu l’impudence de se payer la tête d’un handicapé.
Association de bienfaiteurs
Après le diptyque Magic Mike/XXL, Logan Lucky s’emploie donc avec bonheur à redorer le blason de prolétaires lessivés que le rêve américain a effleurés avant de disparaître à jamais. Une blessure à la jambe a eu raison des espoirs de Jimmy (Channing Tatum) d’intégrer la NFL, cependant que son frère Clyde (Adam Driver) est devenu manchot à la suite d’un déploiement en Iraq. Le premier vient tout juste d’être licencié d’un chantier ; le second sert du bourbon dans un rade local. Lorsqu’ils décident de s’acoquiner avec Joe Bang (Daniel Craig, dans le contre-emploi de sa vie), un spécialiste des explosifs qu’ils doivent d’abord faire évader de prison pour qu’il les aide à dérober la recette de la course de NASCAR la plus suivie de l’année, il est à craindre que la poisse ne leur joue à nouveau des tours. Il est à craindre aussi que Soderbergh se contente de réitérer le casse d’Ocean’s Eleven, son plus grand succès, à défaut d’être son titre le plus intéressant.
C’est ce que la structure privilégiée pourrait laisser accroire, dans la mesure où le déroulement de Logan Lucky épouse à nouveau les phases successives des repérages, des préparatifs et de l’exécution. Un sentiment de redite que vient conforter le mobile véritable du crime, l’argent n’étant ici aussi que secondaire. Sous le pactole, sommeille un même désir de revanche, amoureuse chez Danny Ocean, sociale chez Jimmy Logan, l’un et l’autre ayant perdu leur femme au profit d’un rival plein aux as. Surprise ! Le film de casse minuté, dont Soderbergh s’acquitte avec le savoir-faire d’un horloger de métier, en cache un autre, le seul qui nous intéresse vraiment : un récit d’émancipation sociale fantaisiste où un homme emprunte des chemins détournés pour se rapprocher de sa fille.
Hillbilly Lynn
En choisissant, dès le premier plan, de faire de Jimmy un père plutôt qu’un criminel, Logan Lucky rafle la mise. Cette scène inaugurale de complicité trouvera son pendant juste avant la ligne d’arrivée, lors d’un spectacle scolaire de fin d’année au cours duquel Sadie improvisera un hold-up émotionnel désarmant de justesse et de simplicité. Grâce à un solide scénario – qu’il aurait écrit sous pseudonyme –, Soderbergh parvient à suivre simultanément plusieurs pistes narratives sans quitter une seconde la route des yeux, à l’image de Mellie (formidable Riley Keough), un baby driver bien plus convaincant que le héros du film récent du même nom. D’une manière générale, la direction d’acteurs est particulièrement précise, jusque dans les rôles secondaires. Katie Holmes, Katherine Waterston et Hilary Swank tirent ainsi le meilleur parti de leur présence limitée à l’écran pour imposer de mémorables performances d’Américaines indépendantes d’aujourd’hui : cosméticienne à la conduite sportive, médecin de campagne privée de moyens ou enquêtrice du FBI coriace. La seule à manquer d’estime de soi est la divorcée white trash qui a choisi de se reclasser auprès d’un concessionnaire aisé. Et au rayon hommes, si Channing Tatum a troqué sa tenue de stripteaseur pour un col bleu, il continue de faire allègrement fructifier un capital sympathie qui n’est pas loin de faire de lui le nice guy le plus attachant d’Hollywood.
Avec un sens du rythme consommé (dans le New Yorker, Richard Brody parle à juste titre de « swing »), Logan Lucky orchestre les péripéties facétieuses de ses pieds nickelés prêts à tout pour se sortir de l’ornière dans laquelle les élites politiques les ont tranquillement laissés s’enliser. Chemin faisant, il redonne quelques lettres de noblesse aux classes laborieuses du coin, tout en pointant les aberrations qui font des États-Unis un pays aussi arriéré qu’il peut être moderne. Un peu comme si un cinéaste de gauche élevé en dessous de la ligne Mason-Dixon opérait un retour aux sources après une longue absence, histoire de regagner les cœurs et les esprits de ses concitoyens convaincus d’avoir été abandonnés par des gens comme lui. Ça tombe bien, il s’appelle Steven Soderbergh et il est né en Géorgie.