S’il est une pratique prisée par Steven Soderbergh, cinéaste doué dans le maniement des genres, c’est bien celle du rebond. Non que ses projets soient systématiquement pensés les uns contre les autres, mais ils relèvent à chaque fois d’un élan nouveau, dessinant une filmographie sinueuse et volontiers inégale. Soucieux de brouiller les cartes, Soderbergh a d’ailleurs manifesté ces dernières années une volonté farouche de s’effacer derrière ses œuvres, voire carrément de disparaître (sa retraite précoce annoncée en 2013, finalement ajournée), comme si ses films devaient construire l’auteur et non l’inverse. À y bien regarder, les choses se révèlent cependant plus insidieuses. D’abord parce que le réalisateur filme toujours peu ou prou la même histoire : celle d’un personnage qui, prisonnier d’un système ou d’une institution, échafaude un plan pour s’en sortir. Ensuite parce que son vœu pieux d’effacement est souvent démenti par des afféteries de style parfaitement identifiables. Rebondir, donc, tout en faisant du sur-place.
À cet égard, High Flying Bird procède de la démonstration implacable. Le film marque un changement notable de direction par rapport au précédent Paranoïa (2018), tout en réitérant les préoccupations esthétiques habituelles du cinéaste. À la dramaturgie étriquée d’un récit confiné entre les quatre murs d’un hôpital psychiatrique, High Flying Bird oppose ainsi l’ampleur d’une intrigue emberlificotée et verbeuse située dans le milieu de basketball américain, alors qu’une période de lockout (une grève provoquée par les propriétaires des équipes NBA) a suspendu momentanément le cours du championnat. Dans High Flying Bird on parle beaucoup mais on agit peu, du moins à l’écran. Pour le dire autrement : parler, c’est déjà agir, il n’y a d’acte que parlé. La seule scène qui voit l’agent de joueurs afro-américain Ray Burke (André Holland) fouler le parquet et s’essayer à quelques lancers francs autour de la raquette est aussi l’occasion pour Soderbergh de filmer une révélation décisive faite au mentor Spence (Bill Duke). Véritable encyclopédie vivante, le vénérable entraîneur évoque la soif de jouer d’antan, tandis que Ray se félicite d’avoir remis ce sport dans les mains d’athlètes noirs qui courent derrière le ballon plutôt qu’aux white boys qui les exploitent sans vergogne, assis derrière leur bureau. Un échange crucial qui joint l’acte à la parole : marquer des paniers tout autant que mettre les points sur les i. Les mots disent, les faits parlent hors-champ, comme ce dernier ballon envoyé dans le mille par Ray, que l’on entend franchir le cerceau avec succès sans le voir. En filigrane, Soderbergh profite au passage pour dessiner un autoportrait le figurant en sauveur ambitieux et intègre qui voudrait occuper au sein d’Hollywood une position semblable à celle de Ray dans le contexte sclérosé de la NBA (« Tu te prends pour Dieu » lui lance Spence). Si les tenants et aboutissants des tractations échappent pour beaucoup à la compréhension d’un spectateur lambda peu familier des coulisses de ce sport, le propos de Soderbergh et de son scénariste, Tarell Alvin McCraney (Moonlight), paraît en revanche des plus limpides et édifiants : au plaisir du jeu se sont substitués des enjeux financiers qui s’accommodent d’injustice crasse et de racisme ordinaire. Noyauter le système de l’intérieur, faire entendre sa voix (porter la bonne parole) et reprendre les choses en mains s’avère dès lors essentiel. Un crédo qui serait assurément louable, n’était cette façon finalement plutôt grossière de trancher le cas sans nuance et de parer le message des atours du baratin.
Image de marque
Dans High Flying Bird, même les basketteurs professionnels ont le droit à la parole. Sollicités pour l’occasion, ils témoignent face à la caméra pour livrer leur expérience et faire part de l’exploitation marchande dont ils font l’objet. Ces plans en noir et blanc empruntent leur nature frontale au documentaire et viennent régulièrement rompre le cours de la fiction, comme si cette dernière, forte de cette caution objective, avait ensuite pour fonction de corroborer les propos exprimés. Ce souci de véracité, dont la pertinence peine à convaincre, se joint au choix reconduit du cinéaste, après Paranoïa, d’utiliser un iPhone 7 au lieu d’une caméra classique. L’idée en est aussi simple qu’estimable : réduire à sa plus simple expression l’acte de filmer, le débarrasser de sa lourdeur technologique, des contraintes humaines et de la post-production. Dans l’esprit, il y a la résurgence d’un cinéma indépendant qui n’en ferait qu’à sa tête, affranchi du diktat des studios ; dans la forme, le saisissement d’une réalité immersive et d’une énergie vibrante au plus près des corps. L’échange dans un bar chic qui ouvre High Flying Bird, entre Ray et son jeune poulain prometteur Erick Scott (Melvin Gregg), se révèle éloquent : au classique champ-contrechamp se substitue une myriade de plans où le couple d’acteurs est filmé sous tous les angles. Ici, ce n’est plus seulement la parole qui rebondit entre les interlocuteurs, mais aussi la caméra qui passe frénétiquement d’un point de vue à l’autre comme si la scène était située au centre d’un terrain et relevait déjà d’un match à remporter. Une découpe du visible qui vise à tout laisser voir, y compris et surtout le souci de contrôle et de mobilité du réalisateur. Laquelle mobilité ne vaut pas regard. Paranoïa souffrait déjà de soustraire trop rapidement son angoissante indécision à la seule efficacité. High Flying Bird vient le confirmer : loin d’initier une rupture formelle, l’emploi du téléphone portable assoit un style déjà affirmé plus qu’il ne permet de le questionner ou de le transformer en puissance critique (interroger ses limites, ses fins et ses moyens intéresse manifestement peu Soderbergh). La liberté de cadrage autorisée par le smartphone (notamment ces contre-plongées parfois improbables, souvent inutiles), le recours forcené au grand angle, le suivi des personnages dans les couloirs reconduisent une écriture déjà éprouvée par le cinéaste. Autant de motifs qui relèvent d’une intentionnalité avérée, et que la seule légèreté du procédé suffit tout juste à dynamiser. Armé de son téléphone, Soderbergh joue moins un jeu dangereux qu’il ne se fabrique de toute pièce une nouvelle image de marque.