« Je ne sais pas ce qui est arrivé à Antonio Bay cette nuit.
Quelque chose est sorti du brouillard et a tenté de nous détruire. À un moment, ça a disparu. Ça pourrait revenir. Regardez par-delà l’horizon, dans l’obscurité, cherchez le brouillard. »
Ce qui caractérise le regard américain dans sa configuration mythique, le regard conquérant du pionnier ou du colon, c’est la réduction de l’horizon à une ligne (the frontier), sur laquelle est projetée une idée, un certain devenir. Qu’adviendrait-il si d’aventure cette ligne se brisait et si cet au-delà de l’horizon, déjouant le regard du colon par un soudain renversement, le regardait et ce faisant, le soumettait à sa puissance ? C’est en somme ce que raconte Fog de John Carpenter.
Sorti en 1980, à l’orée de la décennie reaganienne, le film livre une réflexion sur l’envers sombre des fondations de l’Amérique — la négation de l’Autre (en premier lieu, les Amérindiens) en tant que geste constitutif de la communauté –, c’est-à-dire aussi sur les histoires qu’elle se raconte, d’où peuvent surgir parfois, « comme un rêve à l’intérieur d’un rêve » (ou un cauchemar), les traces du crime originel. L’irruption du brouillard dans le tranquille village de pêcheurs d’Antonio Bay met une communauté à l’épreuve en lui renvoyant la violence des origines, dissimulée sous l’imagerie des célébrations d’un passé mythique. Elle vient redoubler l’arrivée d’une jeune femme, Elizabeth (Jamie Lee Curtis), dont le nom fait écho à celui du navire dont l’équipage de lépreux, un siècle auparavant, était venu s’échouer près des côtes, victime de la duperie et de la cupidité des pères fondateurs. C’est en effet un meurtre et un pillage qui ont permis de bâtir une église et c’est sur ce rachat sanglant, sur cette béance originelle, que la ville a pris racine.
Carpenter donne ainsi un sous-texte résolument politique (évoquant pêle-mêle colonialisme, capitalisme, envers des institutions religieuses et de l’imaginaire national) à une caractéristique du slasher movie : la mise en scène de meurtres aussi aberrants que méthodiques, venant sanctionner des pulsions enfouies, essentiellement sexuelles (un exemple ici : un fantôme vient cogner à la porte au moment précis où les protagonistes s’embrassent tandis qu’un plan montre un crochet se soulever, prêt à s’abattre sur la victime de toute sa charge phallique).
Surgir
Le motif du brouillard a ceci de plastiquement génial qu’il constitue d’abord un voile propice au surgissement des fantômes. Le meurtre intervient toujours hors du champ du regard : le fantôme ne peut tuer qu’à l’instant précis où l’enfant détourne les yeux. Le brouillard, en permettant des jump-scares terrorisants, se révèle ainsi la condition de l’événement (la venue de l’Autre), qui est précisément ce que l’on n’attend pas.
De fait, le brouillard représente ce que la communauté ne peut pas intégrer, annihiler dans sa différence, en cela qu’il pose lui-même les conditions de son surgissement. Son irruption est orchestrée par un renversement des modes de visibilité de la communauté. La lumière chaleureuse du foyer ou celle du phare, qui délimite, par le caractère itératif et la circularité de son rayonnement la conscience de soi de la communauté et son ipséité, se trouve détournée. D’une part, le brouillard s’annonce par un dérèglement de la lumière du monde familier (une télévision ou des phares de voiture qui s’allument brusquement, sans raison), puis par une extinction pure et simple des feux (et en particulier, du générateur qui alimente la ville en électricité). D’autre part, il se constitue en pur événement lumineux, débordant de toute part le regard, selon une logique de contamination. Ce faisant, il ne fait que retourner à son profit la ruse à l’origine de la mise à mort de l’équipage de l’Elizabeth Dane (des feux avaient été allumés près de dangereux rochers pour faire croire à la présence d’un phare).
La logique du phare — signaler la communauté tout en apportant hospitalité à ce qui vient — ayant été subvertie, il revient au personnage de Stevie (Adrienne Barbeau), qui en est la propriétaire, un rôle central. Elle concourt à la solidarité de la communauté (la radio qu’elle diffuse fait figure de liant entre les séquences, notamment pendant le générique qui présente une communauté atomisée) mais seulement en tant qu’elle en est exclue (de longues séquences viennent souligner sa réclusion). À un plan de la communauté rassemblée, regardant le brouillard s’en aller, succédera ainsi le point de vue du phare — un plan sur l’océan — tandis que Stevie en appelle à veiller au retour possible du brouillard (car les fantômes reviennent toujours déjà).
La persistance des spectres
C’est que, plus que l’irruption du Mal qui viendrait contaminer un corps sain, le film met en scène l’idée que le Mal est déjà là. La symbolique de la lèpre joue dès lors à plein : celle d’un organisme qui est rongé de l’intérieur, atteint à sa surface et dans ses vaisseaux. De sorte que le brouillard, et c’est son paradoxe, devient l’instrument d’un dévoilement comme démystification mais aussi comme réalisation du caractère toujours déjà spectral du monde. La succession de plans sur la ville et ses alentours donne à voir, en l’absence du brouillard, la persistance des spectres (ce qui n’est pas sans rappeler le final d’Halloween). Par ailleurs, il n’est pas anodin que le mode d’apparition du brouillard double, de façon métonymique, des éléments du monde réel : par exemple ce drap blanc posé sur un bateau lors des préparatifs des commémorations, ou encore ce navire dans une bouteille qui renvoie aux vitres brisées par le brouillard. Il est en cela logique que la scène primitive du film montre la béance comme première, ravalée qu’elle est dans l’obscurité d’où émerge un plan sur Antonio Bay.