« Longuement à pleins yeux, je restai là, scrutant
Les ténèbres ! rêvant des rêves qu’aucun homme
N’osa jamais rêver !»
Le Corbeau, Edgar Allan Poe (1845), traduit par Maurice Rollinat
Au début du film, deux étudiantes en physique qui se baladent dans leur campus californien évoquent le célèbre chat de Schrödinger – une expérience de pensée imaginée par le physicien Erwin Schrödinger qui consiste à démontrer le paradoxe des lois de la physique quantique appliquées à la physique classique. Soit un chat enfermé dans une boîte qui libérera un poison si celle-ci détecte la désintégration d’un atome radioactif. Selon la physique quantique, régie par des probabilités, le chat serait alors aussi bien mort que vivant, deux réalités se superposant là où dans notre monde physique une réalité l’emporterait sur l’autre. Ceci caractérise la conception du fantastique selon John Carpenter où deux réalités contradictoires coexistent : chez lui, tout être vivant est un mort en sursis (souvenez-vous de la fin de The Thing), et tout être décédé ne l’est jamais vraiment (souvenez-vous de la fin d’Halloween). D’après l’expérience de Schrödinger, une simple observation du chat dans sa boîte annulerait instantanément l’une des deux réalités puisque l’on constaterait de visu l’état du chat. Mais les films de John Carpenter ne permettent pas d’observer, ni même de voir, tout au plus d’apercevoir. Et on n’est jamais vraiment certain de ce qu’on aperçoit. C’est la raison pour laquelle le doute persiste toujours à la fin de chaque séquence. Est-ce un humain ou un alien ? Est-il mort ou vivant ? Visible ou invisible ? Qu’importe ! Ce qui l’intéresse, ce n’est pas tant la dimension surréaliste du fantastique mais le seul élément tangible qui le relie au réel : la stupéfaction. L’horreur pour lui, bien que perceptible, s’apparente toujours à une hallucination dont on sort comme on se réveille d’un cauchemar : avec un sentiment d’épouvante et des palpitations comme seules traces de sa manifestation.
Prince des Ténèbres (pour lequel il n’a bénéficié que d’un maigre budget mais aussi d’une liberté artistique totale) permet de situer très exactement le point de jonction d’où jaillit cette horreur-là : quand l’ésotérisme et la science convergent ; ou plus précisément quand la physique et la religion — qui interprètent un même phénomène de façons différentes — arrivent aux mêmes conclusions. Alors, deux visions antinomiques du monde s’accordent et se matérialisent intellectuellement sous la forme d’un évènement paradoxal, inconcevable, et forcément monstrueux. Ce film-ci va même un peu plus loin puisque on tente d’abord d’y prouver l’existence, spirituellement et scientifiquement, d’un concept insoutenable, objet d’une quête tellement insensée qu’on ne peut le supporter. C’est à ce dilemme que se confronte donc un groupe de scientifiques chapeauté par l’Église catholique, en étudiant dans le sous-sol d’une église abandonnée d’une banlieue de Los Angeles le contenu d’une grande fiole pleine d’un liquide verdâtre tenu secrètement caché depuis des siècles. Ils sont chargés ni plus ni moins de démontrer l’existence du Mal — entité inacceptable dans tous les sens du terme. Car le Mal, tout comme la physique quantique, ne peut être assimilé par l’esprit humain sans être conceptualisé par une représentation symbolique : des formules mathématiques pour l’une et le « Diable » pour l’autre. Mais que se passe-t-il alors si on parvient à trouver la formule mathématique du Diable ? Si on certifie scientifiquement l’imaginaire religieux ? Le chaos, tout simplement.
Le Diable, probablement
Ainsi, les malheureux scientifiques vont sombrer les uns après les autres au moment même où ils comprennent la teneur de ce qu’ils analysent, pour devenir des suppôts de Satan. La contamination, grand « thème » carpenterien, n’est pas seulement le moteur scénaristique du son œuvre, c’est aussi la matrice de son pessimisme politique : n’importe quel groupe est voué à se dissoudre (contrairement, par exemple, au cinéma de Steven Spielberg — dont il est l’antithèse — qui s’efforce d’unifier le groupe et de recomposer la famille autour d’un consensus final : il faut sauver l’extra-terrestre et le soldat Ryan, il faut abolir l’esclavage, il faut publier les Pentagon papers, etc.). Pour Carpenter, l’unité d’un groupe n’est possible que lorsque ce dernier est en danger mais, et c’est tout le problème, le groupe est également la voie par laquelle le Mal se propage et puise sa force, circulant d’individu en individu, et en transforme la nature. Le groupe doit se disloquer et donc se sacrifier pour briser la chaîne signifiante et stopper l’épidémie. Manichéisme pervers : on ne combat pas le Mal, on le contient.
Tant bien que mal en tout cas. Car à mesure que le récit avance, les paradoxes quantiques parasitent le film et le font sursauter en bouleversant toutes certitudes, à commencer par la linéarité temporelle : tous les individus qui s’endorment dans l’église sont hantés par le même rêve — la renaissance de Satan sous forme de film vidéo amateur provenant du futur. Autrement dit, tout le monde partage une même scène primitive qui a la particularité de ne pas s’être encore produite, tous sont traumatisés par un évènement vierge de toute signification et dont on ne connaît pas les conséquences. Et c’est de cette incertitude que naît l’effroi. Dans cette vision, on ne voit pas (pour l’instant) le visage du Diable, réduit à une simple silhouette noire. Mais il s’agit là d’un écran. Ce qu’on redoute par-dessus tout, c’est de s’y projeter : la plus grande des peurs, c’est soi-même. C’est pourquoi il faut se méfier des miroirs et de ce qui se cache et nous scrute de l’autre côté, comme dans cette scène stupéfiante ou Calder, l’un des scientifiques contaminés, reste bloqué devant son reflet, entre détresse et démence, constatant — toujours trop tard — que le Mal est fait.
C’est ce qui rend Prince des Ténèbres si réjouissant, et en fait l’un des sommets de la carrière du cinéaste (qui sombrera par la suite dans le cynisme tout au long des années 1990), car sous ses airs de petit film d’horreur fauché et son épure esthétique qui va au cœur de l’horreur, il glisse peu à peu dans une dégénérescence collective très singulière pour s’élever vers une métaphysique de l’étrangeté. Tandis que le fameux Prince se matérialise en prenant possession du corps d’une des scientifiques qu’il déforme et défigure (par ailleurs l’une des choses les plus terrifiantes jamais filmées par Carpenter), la vermine s’affole, les clochards deviennent des sentinelles assassines (avec parmi eux le chanteur Alice Cooper), les physiciens perdent tout repère et la foi s’avère un bien mince refuge face à la folie. C’est là que le film bascule (littéralement) de « l’autre côté du miroir » dans lequel il faut plonger pour empêcher le Mal d’en sortir. Dans un plan furtif mais saisissant, le réalisateur nous place alors, angoisse ultime, là où aucun cinéaste n’a jamais envisagé de nous placer : dans la position du chat de Schrödinger, lorsque Catherine, le seul membre du groupe qui décide de se sacrifier pour les autres, se retrouve pétrifiée, dans un état de vie et de mort, seule dans les ténèbres, rêvant de rêves qu’aucun homme n’osa jamais rêver ; où personne désormais ne l’observera jamais plus !