Interrogé sur ses premières envies de cinéma, John Carpenter parle d’un rendez-vous manqué : « J’ai voulu faire ce métier pour réaliser des westerns. Mais au moment où j’ai été en capacité de le faire, le western était mort.» Est-ce ce constat qui l’a conduit à écrire en 1980 son New York 1997 ? On peut y voir le désir d’ouvrir un chapitre final, après les westerns qualifiés de « crépusculaires » renvoyant à l’ère de Peckinpah. Sur le papier, il s’agit d’un film de de science-fiction. Mais à y regarder de plus près, nous sommes bel et bien en présence d’un western, nocturne cette fois-ci. En son centre, un cow-boy surgit de nulle part, ultime héros mythique de l’Amérique : le légendaire Snake Plissken. De l’aveu du réalisateur, le rôle le plus célèbre de Kurt Russell est alors pensé comme un rejeton de tous les personnages de Clint Eastwood. Ce vétéran devenu hors-la-loi en charge malgré lui de sauver le président des États-Unis n’a d’ailleurs pas attendu de devenir une icône pour être reconnu où qu’il passe. Avant même que les spectateurs ne le connaissent, les personnages qu’il rencontrait dans ses aventures lui vouaient déjà une admiration sans borne, toujours agrémentée de la même exclamation alimentant le célèbre running gag qui parcourt tout le film : « Swear to God Snake, I thought you were dead…» Et le héros américain, sourire aux lèvres, de répondre : « Yeah, you and everybody else !»
Not dead
Snake n’est pas héroïque pour ses convictions, ou ses succès passés. Il l’est, tout simplement, c’est comme cela que tout le monde le connaît, sans qu’aucun haut fait ne lui soit clairement attribué. Dès lors que son objectif est connu, ses interlocuteurs sont même déçus : sauver le président, quelle basse besogne pour une si noble figure. Serait-il un traître désormais passé de l’autre côté, un simple exécuteur d’ordres ? Ce cowboy-là ne peut rester lui-même qu’en se battant pour sa propre cause, tout le reste ne fait que ternir son image. À l’instar du personnage principal du roman de Richard Matheson, il est une légende, le vestige d’une Amérique disparue. Un homme qui a la difficile mission de stopper la fin du monde mais qui sait que le combat est déjà perdu, et qui survit seulement par fidélité envers lui-même. Il en va de même pour l’antagoniste qui retient le président. Celui désigné par son titre, le Duc, est un ersatz chef de guerre afro-américain sans cause, que les autorités ont fini par laisser régner sur ce territoire désolé qu’est devenu Manhattan.
Ces deux-là s’inscrivent dans une dualité reliée au mythe fondateur tel que présenté dans les westerns classiques, soit l’affrontement entre la civilisation portée par le cow-boy, contre la sauvagerie incarnée par les Indiens. La différence, et pas des moindres, tient en ce que Snake et le Duc se retrouvent opposés uniquement par le biais des autorités. Tout bien considéré, ils poursuivent un même objectif (s’évader de la prison), et si leur alliance demeure impossible, c’est uniquement du fait de la menace qui plane sur la mission de Snake (cet implant qui explosera s’il vient à changer de camp). Aux personnages de westerns classiques, acteurs du mythe du commencement qui s’affrontaient dans des paysages naturels écrasés de lumière, succèdent ainsi Snake et le Duc, acteurs involontaires des derniers soubresauts de ce qui est appelé Amérique, dans un univers urbain plongé dans la pénombre. À la mise en scène du mythe fondateur de l’émergence d’un pays, Carpenter oppose celle de l’effondrement d’une civilisation.
Now
C’est le mot qui reste affiché, seul, en amont du premier plan du film, bien après que la date de 1997 se soit effacée. Pour Carpenter, il est bel et bien question des États-Unis du début des années 1980, date de la production du film. Le cadre futuriste ne sert que de prétexte pour pouvoir pousser au maximum tous les curseurs du pessimisme. Le film est tourné en décors réels pour la plupart des plans dans la ville, démarche essentielle pour le réalisateur. Depuis Halloween, les toiles de fond du quotidien américain sont habitées d’une menace omniprésente et invisible. La respiration de Michael Myers se poursuivait par-dessus les plans de pavillons de banlieue, après que le tueur se soit effacé de l’image : la présence du mal, masquée, toute puissante, s’était infiltrée dans la banalité. New York 1997 poursuit cette imprégnation, en assombrissant des lieux et des noms traditionnellement associés à la lumière. Manhattan, plongée dans l’obscurité de la magnifique photographie de Dean Cundey (déjà à l’œuvre sur Fog et Halloween), abrite des silhouettes menaçantes qui se confondent avec les débris entassés sur les trottoirs, et dont les ombres glissent sur les murs. Toile de fond lovecraftienne, l’île s’apparente à un corps mort infesté de créatures qui grouillent et se tapissent dans les recoins, immense cadavre dévoré de l’intérieur. Sa surface se déchire chaque soir et ses bouches d’égout laissent alors se répandre des spectres anonymes qui disparaissent dans tous les recoins. On devrait y voir une variation fantastique de New York, mais on pense surtout à Détroit, dont le déclin était alors considéré comme précurseur de celui de toutes les villes de l’Est américain, soumises au départ des industries, aux émeutes et aux violences communautaristes. Pendant tout le film, de longs plans balayent ces décors, sans qu’une action au premier plan ne vienne détourner le regard. Carpenter laisse tout le temps de contempler ces tableaux du déclin, filmant Snake au milieu du chaos comme il filmerait un cow-boy errant dans le Grand Ouest. Les montagnes ont été remplacées par des gratte-ciels, les trains à vapeur par des carcasses de métros. Les décors, dans les deux cas, sont naturels, et ceux de Carpenter le sont en un sens peut-être encore davantage : en 1980, la ville de Saint Louis qui a accueilli le tournage de New York 1997 est véritablement frappée de plein fouet par la crise industrielle.
Mais ne nous y trompons pas. Avant même le retournement de la scène finale, l’on sent bien que le véritable effondrement ne tient pas seulement au chaos urbain. Motif qui hante le film autant que l’imaginaire politique des années 1980, un mur immense sépare la prison du reste du territoire, le visible de l’invisible. Cette société du futur n’est vue que par les diverses formes d’enfermement qu’elle met en œuvre. Une place déterminante est laissée au hors-champ, par le déploiement d’une obscurité qui semble avoir recouvert le pays tout entier. Aucune information n’est révélée sur le monde extérieur : le seul décor autre que la prison est une base militaire. Le chef de la police (Lee Van Cleef, grande figure du western puisque membre du trio du Bon, la brute et le truand) y règne sur des hommes en treillis sans visage ni humanité. Snake n’est jamais dupe et son mépris ouvertement affiché influence le regard que l’on porte sur cette mise en scène fascisante des premières minutes du film, invitant à un détachement salvateur. « I don’t give a fuck about your war or your president » jette-t-il d’un air narquois à la figure du commanditaire de la mission. S’il demeurait un doute, Snake n’est pas le héros providentiel venu inverser le cours des choses. Les autorités se passeraient bien de cette figure encombrante, qui absorbe le peu de lumière restante mais ne croit plus en rien. Faute de son consentement, on ne lui laisse alors aucun choix : l’Amérique a besoin de lui, alors il devra être un héros ou mourir.
The Wall
Le soldat qui rentre au pays constate que la guerre a été importée sur le territoire américain, qu’elle n’est plus une exception ni même un drame, mais un nouveau mode d’organisation politique et sociale. En science-fiction, cette lecture héritée de l’anticipation orwellienne et développée tout au long des années 1970 jusqu’au mouvement cyberpunk dépeint des mondes dévorés par un état d’urgence permanent, maintenu et vanté par des élites lointaines qui se cachent derrière des dispositifs de défense invincibles. Pour autant, New York 1997 n’est pas un film sinistre, loin s’en faut. Carpenter se permet, et c’est à l’époque encore assez rare chez lui, des ruptures de ton, à l’image de ces scènes se déroulant dans un taxi new-yorkais. Conduisant une voiture étincelante baignant constamment dans un air de jazz des années 1950, Cabie (Ernest Borgnine, encore une figure du western, pour, entre autres, son rôle dans La Horde sauvage) s’apparente à une figure cartoonesque surgie d’une époque lointaine. Unique personnage enfantin au sein de ce monde carcéral, c’est peu dire qu’il détonne. Sa fin, tragique, prend d’ailleurs l’accent d’une prise de conscience pour Snake. Peut-être s’agit-il même de l’élément déclencheur de l’inoubliable séquence finale et de sa fameuse question adressée à un président en pleine séance de maquillage, quelques secondes avant l’allocution télévisuelle censée permettre la paix dans le monde par la présentation d’une nouvelle technologie nucléaire : « A lot of people died. I just wondered how you felt about it.»
Face à la question, le chef d’État, un peu surpris, se contente d’assurer aux défunts la reconnaissance de la nation. Dans ce champ-contrechamp qui convoque une des forme privilégiée des duels de western, le drapeau américain se dresse bel et bien à l’arrière plan, mais derrière Snake, et non derrière l’homme en train de se faire poudrer. Le héros accepte alors le rôle qui lui est dévolu, le seul qui vaille : ce que ses ancêtres mythiques avaient commencé, il se doit désormais de l’arrêter. Lui aussi doit combattre une « barbarie » qui se révèle toutefois ne plus être l’envers de la civilisation, mais bien ce sur quoi aujourd’hui elle s’appuie. D’un geste détaché, il défait la mécanique, arrache physiquement les paroles imprimées sur la bande magnétique et les mensonges qui vont avec. Tous ces hommes sans cause, ces pillards, ces voleurs sans morale, qui ont été trompés par l’armée, par une démocratie défaillante et une société de consommation écrasante, ne sont porteurs que d’une violence toute relative en comparaison de la violence d’État. Il est alors temps, durant les derniers instants du film, de tuer le futur : mieux vaut la guerre ouverte, et pourquoi pas la fin du monde, plutôt que de renouveler ce cycle incessant de tromperie consistant à présenter un espoir de paix entre les nations, alors que la guerre est désormais intégrée dans leur fonctionnement. New York 1997 résonne aujourd’hui comme l’un des derniers échos d’une ambition disparue pour le cinéma de genre : un film furieusement punk à l’esthétique de série B assumée, se permettant une mise en scène évoquant les grands classiques hollywoodiens. Tout imprégné de l’esprit de « contre-culture » et du pessimisme hérités des années 1970, Carpenter ne se détournait jamais des codes du film d’évasion. Le cynisme n’était pas encore entré dans son cinéma, et l’on peut raisonnablement imaginer que, pour lui, cette science-fiction là pouvait intégrer la grande histoire des genres américains de premier plan. Il n’y aura pourtant, après New York 1997, plus beaucoup de tentatives osant un tel grand écart. Après l’échec financier de son œuvre suivante, The Thing, Carpenter se voit de plus en plus marginalisé auprès des grands studios, devenant malgré lui l’un des représentants d’une forme alternative, et souvent jugée dépassée, du cinéma de genre. Dernier capitaine à bord en même temps que fossoyeur, Snake en deviendrait alors, à l’instar de son créateur, une figure légendaire.